Artelio

accueil > Musique > article




 

Electrique Miles : mais est-ce encore du jazz ?

Comment démarrer un article sur Miles Davis ? Comment même proposer une lecture d’une période précise de sa vie ? Deux livres se sont essayé à cet exercice [1]. Ces deux livres n’ont pu se résoudre à faire abstraction du reste de la carrière de Miles Davis. En effet, isoler une période n’a que très peu de sens si l’on veut étudier la discographie du trompettiste, tant celle ci est marquée par une évolution constante et progressive. Constante, car jamais Miles n’a posé son sac en chemin, jamais il n’a rejoué la même chose. Progressive, car chaque disque, chaque morceau apporte son lot d’expérimentations et de nouveautés.


Le but de cet article n’est donc pas d’étudier la période électrique de Miles (les deux livres précités l’ont très bien fait), mais d’en donner un bref aperçu avant de se pencher sur le travail de montage de Teo Macero et de l’intérêt de la reconstruction de Bill Laswell.

Le jazz électrique

1. La musique

Le jazz électrique et sa radicale innovation semblent en partie provenir d’une volonté de Miles de retourner à l’essence de la musique noire. Pour cela, il est inconcevable de continuer à jouer comme avant :

Je disais à Herbie, l’autre jour : "Nous n’allons plus jouer le blues. On va laisser ça aux Blancs. Ils ont le blues, qu’ils le gardent. Jouons quelque chose d’autre." [2]

Il s’est également nourri d’influences externes, de musiques populaires contemporaines, principalement les musiques touchant la population noire américaine (Sly & the Family Stone, Jimi Hendrix). Ces influences, hors du champ traditionnel du jazz, vont être incorporées dans le cadre d’une réflexion plus large visant à faire évoluer la musique.

Deux lignes directrices semblent encadrer la musique de cette période. L’électricité est la première. Cette électrification massive (guitare, basse, claviers, trompette) est considérée non pas comme une fin, mais comme un moyen d’obtenir de nouvelles sonorités, en phase avec ce qu’attend Miles Davis. L’enjeu étant un certain remplissage sonore, un remplissage de l’espace musical par des sonorités. L’omniprésence de la section rythmique est la seconde. A certains moments, Miles avec Wayne Shorter seront les deux seuls instruments à vents, les autres membres s’occupant tous du rythme. La contrebasse traditionnelle est petit à petit remplacée par la basse électrique. Le batteur oscille entre improvisation perpétuelle et ligne rythmique simple et répétitive, le ou les claviers reprennent et soutiennent la ligne de basse de la main gauche.

C’est la structure même des morceaux qui éclate. Miles sort de pièces nettement plus classiques, qui se décomposent en une exposition du thème puis en des prises de solo successives (ce qu’on retrouve dans toute jam session). Pendant cette période qui nous intéresse, les morceaux ne comportent très souvent aucun thème. Leur structure oscille entre parties écrites et parties non écrites. Parties écrites lorsque Miles demande à la section rythmique de reproduire à l’identique un riff, sur laquelle les autres instruments viennent ajouter une certaine coloration. Parties complètement libres ou chacun expérimente selon les indications générales du maestro. Très rarement, la trompette de Miles intervient pour prendre un solo. Jamais son jeu n’a été aussi retenu, aussi appliqué par petites touches. Le but n’est plus de donner une variation autour d’un thème, d’improviser autour d’accords, mais plutôt de guider les autres musiciens en jouant une note. L’utilisation de l’électricité, et de la pédale wah wah va même jusqu’à parfois faire disparaître cette notion de note, au profit d’une coloration sonore. Miles met en place un canevas rythmique, primordial, et appose des couleurs grâce à sa "wah-wah muted trumpet".

2. Les sessions

Les musiciens qui épaulent Miles lors des tournées ne sont pas nécessairement les mêmes que ceux qui officient en studio. C’est-à-dire qu’au même moment, la musique de Miles ne passera pas par les mêmes vecteurs. Le résultat ne peut être que clairement différent. Là où certains groupes expérimentent sur scène, provoquent des réactions chez le public, puis lorsque la machine est huilée, gravent dans la cire une version définitive, Miles lui a une démarche inverse. Les sessions en studio sont avant tout un terrain d’expérimentation sans réelles frontières. Le principe général d’une session type est de regrouper les musiciens dans le studio, de leur donner un minimum d’indications, et de jouer, jouer et encore jouer. Les magnétos sont branchés en permanence et enregistrent tout, des instructions, aux fausses notes, en passant par les éclairs de génie, les moments où ça marche.

C’était vraiment libre. Miles disais : "Joue", et il jouait quelque chose, puis il disait : "Arrête". Alors il disait : "Bennie Maupin, tu joues quelque chose", et nous jouions et il disait : "Stop". Il n’y avait pas de rôles définis. Juste une esquisse, et tout le monde jouait dessus pendant une minute, ou le temps qu’elle durait, huit ou douze mesures. Il y avait un centre tonal et le reste était laissé à chacun. Il y avait tous ces gens qui étaient de grands improvisateurs et il les associait. Nous jouions tous et il y avait mélange ; c’était comme une palette avec de nombreuses couleurs différentes. Chacun ajoutait beaucoup de choses diverses. A cette époque, c’était vraiment différent. A ce jour ça l’est encore. [3]

Plusieurs guides existent concernant les sessions de Miles (cf. annexes). Toutes sont d’accord sur un point, le ratio est très faible entre les kilomètres de bandes enregistrées et les disques commercialisés. Ajoutons à cela le fait que sur un disque puisse coexister des pistes, voire des morceaux de sessions différentes, ou même que certaines pistes ne sortent sur un disque dix ans plus tard (exemple : "Circle in the round", enregistré en 1967 et publié en 1979) et voilà pourquoi il est très difficile aujourd’hui encore d’avoir une vision claire et analytique : le corpus est à géométrie variable. Les récentes sorties en coffret de l’intégralité de certaines sessions (cf. annexes) devraient - espérons le - favoriser l’apparition de nouvelles études.

3. Les musiciens

La musique s’enrichit au contact des différents musiciens. Miles choisit ses musiciens, non pour leur capacité technique (pas seulement), ni pour leur popularité (il a toujours été considéré comme un découvreur de talents), mais plus pour leur état d’esprit. Leur capacité à contribuer à l’univers sonore que le trompettiste met en place. Les expérimentations sont parfois si radicales qu’elles mettent les musiciens mal à l’aise. Ainsi les consignes de riffs répétitifs imposés au polyrythmique Tony Williams ou à Al Foster, ou encore l’utilisation d’un piano électrique (Fender Rhodes) au jeune Herbie Hancock. Parfois les musiciens prennent eux-mêmes les devants, comme Wayne Shorter qui abandonne rapidement le ténor pour se concentrer sur le soprano, mieux intégré dans la sonorité de l’ensemble.

Les premiers élargissements du groupe sont guidés par la volonté d’ajouter la sonorité d’une guitare à la formation classique du quintet (trompette, saxophone, piano, contrebasse, batterie). Les premiers guitaristes seront Joe Beck, remplacés par George Benson, avant la découverte du prodige anglais John McLaughlin. Le périmètre des musiciens de studio est variable, mais sauf exception notable, il grossit considérablement. Rapidement, les sessions se déroulent en présence de neuf musiciens, parfois même douze. A certains moments, ce ne sont pas moins de trois claviers, deux batteries, ou deux percussionnistes qui jouent en même temps. Une dizaine de musiciens qui improvisent en même temps, sans partition, avec dans le meilleur des cas quelques instructions délivrées par Miles Davis.

4. Le rôle de Miles Davis

(JPEG)

Miles Davis repère les musiciens qui peuvent apporter quelque chose à son édifice, ou qui lui permettront de faire passer une sonorité particulière (par exemple, une ligne de basse dure et répétitive lorsqu’il embauche le bassiste de la Motown Michael Henderson). Sur scène il dirige, en ce sens qu’il est attentif à ses musiciens et les guident en utilisant notamment des phrases codées :

A particularly interesting piece is "Funky Tonk," in which Miles, after playing the coded phrase on his wah-wah muted trumpet, leaves a big space for Keith Jarrett, who performs a solo accompanied only by the percussion ; this solo ends with a pre-determined pattern, after which all the band joins in. The pattern starts with a long sustained chord (played by the keyboard), over which the rhythm section starts to boil again... Then suddenly the bass and electric piano play a very rhythmic phrase in unison built on the pentatonic minor of "Eb". This leads to the bass vamp, over which Miles and then Bartz play their solos (Miles’s solo includes the exposition of the primary theme corresponding to the coded phrase played before Jarrett’s solo). Enrico Merlin

En studio, il passe énormément de temps dans la cabine du producteur Teo Macero, entre dans le studio, joue quelques moments, donne des instructions, repart, revient. Le studio est un bouillon de culture qu’il remue régulièrement, à qui il donne des clés, des points de départ. Puis il laisse le champ libre aux musiciens.

Reconstruction & mix by Bill Laswell

1. Teo Macero

(JPEG)

Les sessions studio sont considérées comme des terrains d’expérimentation ; les sessions permettant d’enregistrer de la musique brute, il n’est pas rare que Miles commence un autre morceau alors que le groupe joue la fin du premier, qu’il interrompe brutalement certains musiciens, en fasse repartir d’autres. Des heures et des heures de musique, laissées aux bons soins du producteur. A charge pour lui d’organiser les morceaux, de créer une structure.

Les choses plus anciennes étaient beaucoup plus préparées [...] mais maintenant il n’y a plus de "prise n°1", etc. Le magnétophone ne s’arrête pas pendant les séances, il ne s’arrête jamais, sauf pour la ré-audition. Aussitôt qu’il [Miles Davis] est là, nous faisons démarrer les machines. Tout ce qui est fait dans le studio est enregistré, ainsi vous avez une fantastique collection de tout le travail de studio. Il n’y manque rien. Il est probablement le seul artiste au monde pour qui, depuis que je m’occupe de lui, tout est conservé. Normalement, nous faisions des masters, mais j’ai cessé avec l’arrivée des trois pistes, quatre pistes, etc. Nous ne faisons plus ça. J’extrais ce que je veux et je le copie, puis l’original part aux archives, intouché. Ainsi quiconque n’aime pas ce que j’ai fait il y a vingt ans peut s’y rendre et le refaire. [4]

2. Bill Laswell

(JPEG)

En travaillant avec Chris Blackwell, ancien dirigeant d’Island records, sur un projet collectif de remix de la musique de Bob Marley, Bill Laswell a eu l’opportunité de rencontrer Steve Berkowitz, en charge des rééditions du catalogue Miles Davis. Le contact noué, le producteur a su convaincre le responsable du catalogue d’opérer le même type de travail sur un pan entier de la musique expérimentale des années 60-70. Aux dires de l’intéressé, la reconstruction de Miles Davis n’est que la première étape d’un projet global. Si Macero a une sensibilité jazz et son travail est le fruit des années 70, Bill Laswell n’appartient pas au sérail. Le travail consiste donc à repartir des bandes originales, et à reconstruire la musique, se substituer au rôle de l’ancien producteur. Macero a joué un rôle important en tant que producteur pour l’œuvre de Miles. Il est présent sur nombre d’albums. L’argument majeur de Bill Laswell, c’est qu’en appliquant une sensibilité jazz, ou plutôt une sensibilité héritée de l’expérience acquise sur un matériau connu (le jazz), on risque de vouloir rendre intelligible pour l’amateur de jazz (et donc pour soi) ce nouveau matériau, avec le danger de passer à coté de l’essentiel.

When I was putting Panthalassa together, I was trying to imagine how people with a jazz and classical music background would have tried to make sense of this music. And I don’t think they got it. It was too new for them. [5]

Ce qui est intéressant, encore une fois, c’est de porter un regard avec trente ans de recul sur cette musique, et en utilisant sa sensibilité moderne, de montrer à quel point l’œuvre est en avance, ou plutôt à quel point elle a pu être incomprise.

Miles’s music was dealing with repetitive rhythms and repetitive bass lines, the same things that you would hear being developed at the time in rock and funk and R&B and reggae, and the same thing that you hear today in drum and bass and techno. You have to approach that kind of music with more of a rock sensibility [6]

Bill Laswell s’est lui même fixé des contraintes en piochant dans sa réserve personnelle pour utiliser les mêmes outils que Teo Macero trente ans auparavant. Cette limitation en termes de moyens est très intéressante car elle est révélatrice du parti pris de l’artiste. Il ne s’agit pas de digérer l’œuvre du trompettiste pour en sortir un ersatz de musique moderne, à la mode, avec la caution Miles Davis, mais bel et bien de réinterpréter un matériau qui reste intact, en partant des limites de la précédente interprétation (une sensibilité jazz qui a pu fausser le travail) pour proposer une alternative crédible et intéressante musicalement.

One of my prime objectives was to remix and reconstruct Miles’s music from a non-jazz perspective. [7]

Le résultat de ce travail de reconstruction se nomme Panthalassa. En référence à l’océan permier, entourant le continent unique, la Pangée. Pangaea, comme le titre du dernier album paru avant la retraite de cinq ans de Miles Davis. Panthalassa prend donc la suite directe de la période électrique de Miles Davis, après plus de vingt ans d’absence.

De fait, aborder le jazz électrique par le disque de Bill Laswell n’est pas si étrange que cela, dans la mesure ou de toute manière les disques de cette période sont avant tout le fruit des interprétations de Teo Macero : il n’est pas saugrenu d’y substituer la sensibilité d’un producteur moderne, car le fond reste inchangé. D’une œuvre décalée (le jazz électrique), on passe à une œuvre hors du temps, qui constitue une excellente porte d’entrée vers cet univers sonore.

Annexes

Pour le plaisir des yeux, visualisation des pochettes de la période électrique...

1968Miles in the sky
(JPEG)

1968Filles de Kilimandjaro
(JPEG)

1968Water Babies
(JPEG)

1969In a silent way
(JPEG)

1969Bitches Brew
(JPEG)

1969Big Fun
(JPEG)

1969Isle of Wight
(JPEG)

1970Live Evil
(JPEG)

1970Jack Johnson
(JPEG)

1970Black Beauty
(JPEG)

1970Get up / with it
(JPEG)

1970At Fillmore
(JPEG)

1972On the Corner
(JPEG)

1972In concert
(JPEG)

1974Dark Magus
(JPEG)

1975Agartha
(JPEG)

1975Pangaea
(JPEG)

Bibliographie sélective

- Paul Tingen, Miles Beyond : The Electric Explorations of Miles Davis 1967 - 1991, Billboard Books, 2003.
- Laurent Cugny, Electrique Miles Davis 1968-1975, André Dimanche Editeur, Coll. Birdland, 1993.
- Jack Chambers, Milestones II, The Music and Times of Miles Davis since 1960, University of Toronto Press, 1985.
- Miles Davis et Quincy Troupe, L’Autobiographie, trad. Christian Gauffre, Presses de la Renaissance, 1989.
- Jan Lohmann, The Sound of Miles Davis, JazzMedia Aps, 1992.
- Le trimestriel Musiq
- Jazz Magazine

Ressources en ligne

- Guide des sessions
- Miles ahead
- Bitches Brew and the art of forgetting, Eric Nisensen
- Miles into the future, Paul Tingen
- Les anciens suppléments Tangentiel, Fréderic Goaty

par Arnaud L.
Article mis en ligne le 16 février 2005

[1] Deux références : Electrique Miles Davis, Laurent Cugny, éd. André Dimanche, coll. Birdland. et Miles Beyond : the electric explorations of Miles Davis.

[2] Cf. "Miles Davis", in Jack Chambers, Milestones, p.135, trad et cité par L.Cugny

[3] Cf. Lenny White, in Jack Chambers, Milestones, p.170, cité et trad. par L. Cugny.

[4] Cf. "Teo Macero", in Ian Carr, Miles Davis, p.215, trad et cité par L.Cugny.

[5] Cf. Tingen.

[6] Ibid.

[7] Ibid.

Et pour en discuter c’est ici .