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Entretien avec Philippe Poirier

Des formes et des images avant tout...

Pendant près de vingt ans, Philippe Poirier fut le brillant saxophoniste et second guitariste de Kat Onoma. En toute discrétion mais avec résolution, il cisèle aujourd’hui de petites perles sonores, des chansons-tableaux d’une belle originalité conçues comme des films paysagistes. "Sa musique est très ouverte, très onirique, la poésie s’y niche partout, dans chaque bout de sample" : voilà comment Dominique A résume l’impression laissée par les morceaux inclassables de l’artiste strasbourgeois. Mais comme il le dit lui-même, Philippe Poirier est avant tout "plasticien" : formé aux Arts Déco, cinéaste expérimental, illustrateur, auteur de performances sonores et visuelles, professeur de dessin, il conjugue différents médiums au service d’une seule ambition : produire des images. De passage à Paris il nous a accordé, après une revigorante visite des salles de peinture du Louvre, un long entretien où se croisent sans crier gare Kat Onoma et Watteau, Bacon et les antiques joueurs de guembri, Ray Charles et Bruce Chatwin, Vélasquez et la free music. Rencontre avec un artiste touche-à-tout, un créateur à l’écart des grandes routes, un esthète à l’élégance timide et rêveuse...


(JPEG) Philippe, tu déclares dans ton film Kat Onoma, comme son nom l’indique (1996) que "la musique peut provoquer des émotions de nature irréparable." Comment rattaches-tu cela à ta propre expérience ?

Pour ceux qui n’y sont pas allergiques, il est possible d’avoir des expériences intenses à l’écoute de la musique. Je me souviens, parmi d’autres, de Charlie Parker : c’est vraiment quelqu’un qui, à une certaine période de ma vie, me vrillait la tête par ses mélodies, ses breaks, ses "idées musicales"... Une fois que l’on a entendu certaines musiques, quelque chose est en nous et, d’une certaine manière, nous fait pressentir ce à quoi on ne s’attendait pas : c’est comme une sorte de... oui, de vertige à l’envers... Ces instants fabriquent une mythologie intime peuplée de lieux musicaux qui sont comme les notes d’une phrase idéale que, par la suite, on tentera sans cesse de restituer.

Adolescent, lorsque tu vivais à Paris, tu fréquentais régulièrement l’Olympia : tu as pu assister à des concerts d’artistes mythiques, notamment Ray Charles, les Beatles, Jimi Hendrix ou Otis Redding. Ont-ils joué un rôle majeur dans ta vocation musicale ?

Ma mère était fan de Ray Charles et chaque année nous allions l’écouter à l’Olympia. C’était un rituel. J’avais une dizaine d’années et j’avoue que, bien calé dans mon fauteuil du troisième rang (mon père, je ne sais comment, se débrouillait toujours pour avoir les bonnes places), je ne perdais pas une miette de ce moment où l’orchestre de cuivre chauffait la salle avant l’entrée des Raelettes puis de Ray, hilare, le corps totalement désarticulé et rejoignant son demi-queue rutilant au bras de son imprésario... La suite, ce fut les Beatles, à l’origine programmés en première partie de Trini Lopez mais qui, entre-temps, explosèrent et que l’on plaça en vedette. Par contre, on n’avait pas déprogrammé Sylvie Vartan en début de soirée. Il fallut donc attendre longtemps avant de les voir et la salle était dans un état effroyable. Même de mon troisième rang, je ne les entendais pas beaucoup - mais je les voyais bien... Après, il y eut les "musicoramas" et j’eus la chance, bien que je trouvais ça naturel, de voir beaucoup de groupes de l’époque que l’on entendait à la radio. Sans aucun doute que cela ait eu une influence sur ce que tu appelles ma "vocation"...

Dans la seconde moitié des années 70, tu as pratiqué la musique free à Strasbourg, au sein du groupe Musik Aufhebung. En quoi cette expérience a-t-elle été formatrice pour toi ?

La musique improvisée américaine était d’abord un manifeste politique qu’il faut relier aux mouvements de libération des Noirs, au black power et au retour aux sources de leur culture. En Europe, surtout en Belgique et en Hollande, il y avait l’équivalent : l’axe politique était bien sûr différent mais tout aussi ravageur. On essayait de repousser le plus loin possible les formes musicales que l’on croyait connaître. Le contexte de l’époque voulait ça, contexte marqué par la musique contemporaine savante, qui elle-même réalisait ce travail de façon plus systématique et réfléchie. L’idée du free était également de pouvoir faire absolument ce qu’on voulait, d’utiliser n’importe quel instrument : prendre un saxophone, c’était être saxophoniste ; une guitare, guitariste... (JPEG) On ne cherchait pas à reproduire quelque forme que ce soit, mais à laisser l’instant musical se développer. Cela donnait des résultats plus ou moins heureux, mais malgré tout c’était une expérience très forte puisqu’on pouvait entendre en toute liberté une musique se produire, et la laisser prendre sous nos yeux des formes insoupçonnées. Du coup cela développait une sorte d’instinct, faisait naître le pressentiment d’une musique qu’on pouvait imaginer nous emmener vers des lieux inconnus. C’était une aventure donc, au vrai sens du terme. C’était aussi éprouver les limites à partir desquelles la musique devient forme ou, au contraire, se perd dans l’informe, dans le chaos. Faire l’expérience de ce chaos est fondamental pour un musicien... Puis, étant allés assez loin dans cette déstructuration de la forme musicale, nous avions envie de rechercher d’autres formes : c’est ce que j’ai fait en compagnie d’Yves Dormoy. Il y a donc eu, à l’intérieur de ce groupe, une sorte de scission dont on jouait consciemment : d’un côté on structurait la musique par des thèmes, des arrangements de saxophone, et par ailleurs le batteur et le trompettiste (c’était Guy "Bix" Bickel, déjà) attaquaient ce travail. C’était intéressant de laisser ces formes se contredire et nous avons beaucoup joué avec ça, jusqu’à ce que, finalement, on enregistre dix ans plus tard la partie formelle de ce duo entre Yves et moi, qui s’appelait Discrétion Assurée, sur Les Echardes.

(JPEG) Cette conception de la musique comme espace de totale liberté se manifeste clairement sur tes premiers disques en dehors de Kat Onoma : sur Les Echardes (1993) effectivement, qui allie l’esprit d’Ornette Coleman à celui de la musique africaine, ou sur Qui donne les coups (1998), où apparaissent des éléments de musique méditerranéenne, ethnique, voire des résurgences de musique ancienne...

Quand j’étais plus jeune, je vidais les discothèques et les bibliothèques musicales, j’écoutais beaucoup France Culture qui effectuait des retransmissions de ce type. J’avais donc passé en revue quasiment toutes les musiques d’Afrique existant sous les labels du genre Ocora, Musiques du Monde... Je me souviens notamment avoir entendu dans une émission, à l’époque où je pratiquais beaucoup la contrebasse, des musiciens jouant de cet instrument marocain, le guembri : ils produisaient une attaque très répétitive sur trois cordes basses, avec une forte énergie mélodique, et c’était ça, la musique que j’aurais espéré jouer à la contrebasse. Ce jeu se rapprochait de celui des musiciens que j’admirais à l’époque, comme Malachi Favors, le contrebassiste de Art Ensemble of Chicago. Du coup, j’avais l’impression d’effectuer des connexions en remontant aux origines ; je comprenais plein de choses, car je m’apercevais que des gens, à l’autre bout du monde et peut-être depuis des milliers d’années, avaient développé une forme musicale extrêmement singulière, une forme qui rejoignait la musique improvisée que nous pratiquions... En outre, la musique africaine est liée à une forme d’état spirituel et existentiel vraiment beau. Au Congo, les gens sculptent d’énormes troncs d’arbres évidés en forme de personnages, creusent un trou dans le dos de ces personnages et, en soufflant dedans, font parler les ancêtres. "Chant ancien", sur Qui donne les coups, fait précisément référence à ça...

Avant de te consacrer davantage à l’élaboration de chansons au style très personnel, tu étais bien sûr guitariste et saxophoniste au sein de Kat Onoma. En outre, tu as composé deux des morceaux les plus "connus" du groupe, "The Radio" et "Ballade mexicaine"...

C’est connu pour toi... [rire]

Enfin, disons qu’ils font partie de ses morceaux emblématiques... Bref, comment concevais-tu ton rôle et ta position au sein d’un ensemble alchimique mais constitué de personnalités très diverses ?

Cette idée de groupe est bien compliquée... On rêvait ensemble de musique, et nous nous sommes dit qu’on allait peut-être contribuer à quelque chose qui finirait par nous dépasser tous. Voilà ce que j’aimais dans le principe d’être en groupe. Je savais très bien que, de toute façon, Kat Onoma ne produisait pas la musique que j’aurais faite seul ou avec d’autres personnes. L’essentiel était cet assemblage de personnalités fortes et diverses, et qui résonnait, musicalement parlant. Bien sûr, nous n’avions pas tous la même part de responsabilité dans l’élaboration de la musique, mais je suis convaincu que la simple présence d’une personne est déjà de la composition musicale, si l’on est un groupe bien entendu, au sens que je donne à ce terme.

Concrètement, comment parvenais-tu à colorer la musique de ce groupe ? Comment mariais-tu ton jeu de saxophone à la trompette distinctive de Guy Bickel, et ton jeu de guitare à celui, très ample et personnel, de Rodolphe Burger ?

(JPEG) Avec "Bix" nous avions une grande expérience commune et l’on pouvait s’entendre jouer bien avant de le faire, c’est-à-dire que je connaissais ses notes, ses allures et savais comment nous allions jouer ensemble sur des parties inconnues. Nous savions où placer nos timbres, comment faire sonner l’accord entre la trompette et le sax. J’aimais cette connivence. Dans ces moments-là, nous étions "les cuivres" : c’était tout un monde qui venait de très loin derrière, d’avant Kat Onoma, et que l’on convoquait là. Avec la guitare, c’était autre chose. Même s’il s’agit de mon premier instrument, je ne l’utilisais plus depuis l’époque de Dernière Bande. Entre-temps, Rodolphe avait développé un jeu riche et mélodique, un gros son ample et qui ratissait largement le spectre sonore. Il restait donc assez peu de place pour une autre guitare mais j’en voyais une malgré tout, dans un registre plus âpre, plus serré, plus sec. La chanson "Night Way" pourrait l’illustrer même si le mix ne rend pas ce qui s’est passé lors de l’enregistrement... Il y avait aussi les ballades : c’était un régal de traverser les grilles d’accords en marchant sur les notes émergentes comme sur les gros cailloux d’une rivière, de construire des mélodies elliptiques, comme dans "La Chambre" par exemple.

Chez Kat Onoma, tu n’écrivais aucun texte et ne chantais pas. Finalement, te sentais-tu un peu à l’étroit au bout d’un moment ?

(JPEG) Non, pas du tout. J’y trouvais un espace dans lequel je pouvais expérimenter les instruments que je pratiquais, et s’il avait fallu en pratiquer d’autres, je l’aurais fait. Simplement, Rodolphe chantant en anglais dans la forme musicale qu’on avait choisie, le français avait du mal, tout au moins au début, à trouver sa place. Ne maîtrisant pas suffisamment l’anglais, je ne me voyais pas chanter et encore moins écrire dans cette langue, même si je m’intéressais de près aux textes des amis qui nous les envoyaient. Je n’avais pas ce projet-là... Quand j’ai débuté l’enregistrement de mon premier album solo, Qui donne les coups, je voulais que ce soit un disque instrumental avec la présence d’images ; je commençais en effet à tourner en Super 8, je participais à la réalisation des clips de Kat Onoma, j’avais déjà filmé Radioactivity... Je souhaitais donc produire des images avec une musique. Mais finalement, ne pouvant pas créer certaines de ces images, je me suis amusé à décrire ce qu’elles auraient pu être, et j’ai commencé à introduire la voix sous une forme parlée, avec "Tout semblait immobile". Puis petit à petit, je me suis pris au jeu et me suis dit que ces textes pourraient devenir des chansons... Voilà, j’ai découvert ça en enregistrant cet album.

Tu as fait paraître ton dernier disque, Qu’est-ce qui m’a pris, sur le label Microbe et non sur le label Dernière Bande de Rodolphe Burger. Est-ce une façon de revendiquer ton indépendance par rapport à l’image forte que dégage Kat Onoma ?

Non, en tout cas pas dans un premier temps puisque j’ai fait paraître Automne Six sur Dernière Bande. Qu’est-ce qui m’a pris était sur le point de sortir sur ce label lorsque des difficultés de tous ordres sont survenues. C’était du coup l’occasion d’imaginer un autre fonctionnement pour moi.

Ce dernier album est signé Philippe Poirier, mais en réalité cela ressemble beaucoup à une œuvre collective puisque y ont participé Stefan Schneider de To Rococo Rot, Ronald Lippok et Bernd Jestram de Tarwater, des membres de Kat Onoma, ainsi que Dominique A. Comment as-tu réussi à développer un univers sonore aussi cohérent avec tant de collaborateurs et en travaillant sur une assez longue durée ?

(JPEG) J’ai commencé cet album peu de temps après Qui donne les coups : à l’époque j’enregistrais seul ou avec Marco de Oliveira à la Ferme [le studio vosgien de Kat Onoma et Rodolphe Burger, NDLR]. Puis en passant à la production, j’ai invité les amis : Costa, Bix, Vincent, Jean-Philippe... Ensuite, le dernier album de Kat Onoma et sa tournée ont retardé la sortie du nouveau disque. J’ai alors rencontré Stefan Schneider à l’occasion d’une résidence à Genève : nos concerts au Festival La Bâtie ont résulté en cet album intitulé Automne Six. J’ai tellement aimé cette collaboration (qui là est un vrai duo : j’ai écrit des textes sur des musiques composées ensemble) que j’ai voulu lui donner une suite... J’ai pu aussi rencontrer Tarwater, un groupe que j’avais déjà voulu inviter en résidence à Strasbourg... Je voulais que Stefan produise l’album et que la présence de Tarwater harmonise tous ces morceaux qui, pour certains, avaient traversé le temps (trois ou quatre ans parfois). Cela s’est fait au fur et à mesure. C’est une succession de moments musicaux, de couches accumulées et restituant assez bien ces années passées.

A mon sens, il s’agit d’un album d’eau. Hormis le fait que le morceau de conclusion s’intitule "Le Lac", la musique y est limpide, elle semble couler tantôt comme un ruisseau tantôt en cascades, avec une ampleur assez vaporeuse. Cela me rappelle un peu ton jeu de guitare que je qualifierais d’"aquatique" sur certaines chansons de Kat Onoma, telles que "La Chambre" ou "A Birthday". As-tu consciemment travaillé cet aspect sonore ?

Pas du tout [sourire]. Ce que tu ressens peut venir des synthés, des sons coulés, de l’absence de rythmes violents, d’un calme dans la musique attaché au souvenir d’une certaine qualité de silence. Je ne peux pas dire précisément ce qui provoque cette sensation mais c’est sans doute juste puisque dans les images que je réalise, il y a de l’eau partout.

Sur tes derniers disques, synthés et programmations se mêlent étroitement aux instruments plus "organiques" que tu joues depuis longtemps (guitare, saxophone, contrebasse) ; Automne Six est d’ailleurs un album à dominante électro. En outre, tu avais déjà collaboré avec Arnaud Rebotini à l’époque de Qui donne les coups. Pourquoi et comment es-tu allé vers ce type de musique, toi qui viens plutôt du rock et du free ?

(JPEG) Chez cette génération de jeunes musiciens s’est manifestée une envie d’aborder d’autres rives musicales, d’aller rechercher d’autres formes. Quand j’ai songé à la réalisation de Qu’est-ce qui m’a pris, je suis allé voir Eric Linder qui est le programmateur du festival La Bâtie, et je lui ai demandé de me faire rencontrer un de ces musiciens afin que nous puissions confronter nos pratiques. Et en travaillant avec Stefan, j’ai été agréablement surpris : nos deux méthodes pour fabriquer de la musique étaient à la base extrêmement différentes, mais elles coïncidaient plutôt bien. Lui était dans ses synthétiseurs, ses programmes ; moi je travaillais sur les samples, les guitares, et je pouvais amener des arrangements de cuivres sur des formes réactualisées. Au bout du compte, cela fut très facile, car nos questions étaient les mêmes : comment se déplacer par rapport à un rythme, comment faire sonner une grille d’accords d’une autre manière, comment compliquer une rythmique binaire... En regardant travailler Stefan, j’adorais le voir produire de l’arythmie avec ses synthés. Et justement cette arythmie, ou cette complexification du rythme, me mettait à l’aise pour tenter des choses avec la guitare, les cuivres ou les samples.

Tu as réalisé Automne Six et Qu’est-ce qui m’a pris à Berlin, en grande partie. Pour toi, la scène allemande et le contexte culturel berlinois incarnent-ils toujours quelque chose de revivifiant, comme à la fin des années 70 ou au début des années 80 ?

Ce n’est pas du tout la même époque ni le même contexte, mais la scène musicale y est toujours extrêmement dense. En outre, la musique est pour moi liée au déplacement, au voyage, à l’idée de l’éloignement : ce qui me plaisait, c’était aussi, pour réaliser ce disque, de me retrouver assez loin du contexte musical dans lequel je vis... Là-bas, j’y éprouve une sorte d’appel, d’ouverture sur un autre espace... Bon, ça c’est un peu une projection, mais c’est sûr que la ville de Berlin est particulière : elle est très étendue, on y vit tranquille, sans pression, l’air n’est pas surchargé d’ondes ; il existe d’immenses espaces vides entre les quartiers, des no man’s lands, et en même temps, à l’intérieur de chaque quartier la vie culturelle est très intense. On y trouve une sorte de liberté artistique dégagée de tout consensus que j’apprécie beaucoup.

Tu prétends souvent produire des images plutôt que des chansons. Il est vrai que tes textes sont étonnamment picturaux, car ils focalisent sur les sensations, les formes et les couleurs du monde. A l’inverse de la chanson française classique, la narration se situe au second plan. Bref, tout cela me fait songer à la peinture de paysage...

C’est un songe qui me convient... [petite pause] En ce moment je relis Le Chant des pistes de Bruce Chatwin, évoquant les aborigènes d’Australie chantant le paysage au moyen de songlines. Dans leur mythologie, les ancêtres avaient chanté la terre pour la créer et tracé des chemins. Chaque chemin avait son chant et chaque homme recevait à sa naissance quelques strophes correspondant à une partie du territoire qu’il traversait. Pour eux, le monde ne peut pas exister avant d’avoir été chanté. Pas mal, non ?... [sourire] En ce qui me concerne, j’essaie avec mes chansons de planter un point de vue, tout simplement, un peu à la manière dont on fait le point en mer pour calculer sa position. Souvent il faut trois relevés, ce qui pourrait correspondre, dans mon dispositif, au texte, à la musique et à l’image. Ce point de vue ainsi obtenu, je le soumets au regard de l’autre en espérant que l’autre voie aussi quelque chose...

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Il s’agit donc de "chansons topiques"...

Voilà, c’est ça. Ce terme est amusant... [sourire] Evidemment, si produire un lieu fait penser au paysage, il peut aussi s’agir d’une personne, d’un objet, d’un paysage mental ou de la description d’un sentiment. Mais ce sentiment n’est pas forcément le mien : le but premier n’est pas d’exprimer mes sentiments et mes émotions, même si bien sûr ils apparaissent dans mes chansons.

Dans une chanson comme "La Carte postale", tu provoques des rencontres épiphaniques avec des personnages surgis du passé. Pourquoi as-tu sélectionné ce type d’images en particulier ?

Même si ce n’est pas un sujet très original, j’aime bien saisir quelque chose qui me ferait traverser une certaine épaisseur du temps. C’est ça que j’ai essayé de faire avec "La Carte postale" : l’idée est, à partir d’une simple carte qu’on tourne successivement par quart de tour, de fabriquer un dispositif qui lui-même produit des images. Ceci pour nous attacher à ces personnages déjà vieux de cent ans, en les regardant avec leur costume, dans ces lieux qui ont disparu mais dont on peut tenter de reproduire le souvenir avec les quelques éléments qu’il nous en reste... Des photos anciennes contiennent elles-mêmes du temps : les costumes portés par les personnages du XIXème siècle ramènent avec eux des traces du XVIIIème. De même, sur les tableaux du XVIIIème, vêtements et objets conservent des vestiges du XVIIème, et ainsi de suite... L’objectif était, par les détails, d’aller mesurer cette épaisseur du temps, de se rapprocher de ces gens et les faire toucher notre époque.

(JPEG) Au fond, ce genre de chanson n’est pas sans évoquer l’effet que les vues Lumière produisent aujourd’hui sur nous... Le texte de "Qui donne les coups", lui, est composé de descriptions fragmentaires de tableaux célèbres, parmi lesquels des œuvres de Goya, Turner, Géricault, Delacroix, de La Tour, Giorgione, Caravage... Dans d’autres morceaux tels que "La Traversée" ("et l’on croisait ici ou là/ des temples grecs flambant neufs/ des rois anciens avec éléphants sur la glace/ des divas dans des voitures de sport/ un mariage égyptien, un drame à Venise/ François Ier descendant l’escalier/ Salammbô à Carthage, le fou-rire d’Elvis"...) ou "A bords perdus" ("les allées se perdent dans des bosquets/ où souvent nous faisons des rencontres/ des petites troupes des personnes des siècles passés/ aux tenues extravagantes couvertes d’ornements brodés"...), les rencontres épiphaniques que j’évoquais prennent des atours purement oniriques. Tout cela me fait penser à une phrase du nouveau livre de Jean-Louis Schefer, Le Peintre imaginaire, livret d’une Maison de Peinture : "Une nef idéale, une arche dans laquelle vogue, avec quelques habitants, une population d’images, de rêves et de souvenirs."

"La Traversée" parle du temps en utilisant une autre méthode, plutôt une mise à niveau de petites scènes remontant du fond du temps et ressemblant à des îles flottantes à la surface de notre présent. On peut les voir alors dériver et se côtoyer, nous-même évoluant au milieu d’elles. Tout cela flotte donc au-dessus des fonds abyssaux. C’est un conte. Et cette très belle phrase de Jean-Louis Schefer est la description mot à mot des images du film qui accompagne cette chanson dans les concerts... Pour "Qui donne les coups", c’est une tout autre histoire. Elle parle de la peinture contre la guerre, combat perdu d’avance bien entendu...

Ce goût pour ce que j’appellerais un "onirisme documentaire", ou du moins la transcription d’un flux d’images, implique-t-il nécessairement le type de chant qui te caractérise, c’est-à-dire proche du parlé ?

Dans le parlé on trouve une extraordinaire richesse d’intonations, avec des milliers de degrés : pour moi c’est déjà du chant à part entière. Alors évidemment, dans la chanson française il existe une tradition voulant qu’on chante des mélodies. Moi, je vais toujours à la limite de ce qu’il m’est permis de faire, à la limite de l’acceptable, avant que cela ne devienne une rengaine idiote. En fait, cela dépend des circonstances et des mots choisis : à certains moments je peux trouver des intonations qui épousent la mélodie... Comme je ne suis pas fasciné outre mesure par le besoin de faire des chansons, mais essayant plutôt de rendre tangible ce point de vue dont nous parlions tout à l’heure, je peux parfois paraître en dessous du chant. Mais c’est un chant dont je me contente et qui convient à ce que j’écris.

Il y a quelques années, tu avais donné "Le Grand Filtre" à Françoiz Breut, avant de la reprendre pour ton compte sur Qu’est-ce qui m’a pris. Plus récemment, tu lui as expressément écrit et composé "La Boîte de nuit", apparue sur son album Une Saison volée. Quelle est la spécificité d’écrire pour quelqu’un d’autre, a fortiori une femme ?

(JPEG) "Le Grand Filtre" existait déjà, je l’avais écrite pour moi. D’ailleurs je lui avais proposé d’autres chansons, et il se trouve qu’elle avait choisi celle-ci... Puis plus tard, elle m’en a demandé une nouvelle, et là je me suis dit : "Tiens, c’est bien, je vais voir si je peux faire ça..." L’idée d’écrire pour une femme me plaisait, car là on est dans une projection vraiment fictionnelle. Cependant je connaissais un peu Françoiz et je l’imaginais bien chanter ce titre, qui me semblait à-propos. Elle a une belle façon de l’interpréter, avec beaucoup d’humour. Certes, il y a un côté presque dramatique dans cette chanson, mais l’idée était de produire une situation aberrante : sortir de ces boîtes de nuit à la campagne, au milieu de rien, quitter cette ambiance complètement surchargée d’ondes électriques, puis avancer sur ces chemins dans la nuit, parler seule avec un générateur... Oui, c’est une situation humoristique laissant une possibilité tragique, mais je pense que c’est ça qui est beau dans l’humour... Il faut essayer de dépeindre ce genre de scène avec les éléments provoquant ce sérieux, de les décrypter, puis les désassembler pour déceler l’insolite des situations dans lesquelles on peut se mettre. C’est un peu poussé à l’absurde, mais pas d’une façon dérisoire, car on y trouve une certaine sincérité et de la générosité malgré tout. Quand la fille dit "ne cherche pas ailleurs, je suis toutes les femmes", c’est une énorme preuve d’amour et une façon de montrer au garçon qu’il est aveugle : il ne voit pas qu’elle y va à fond, qu’il passe à côté de quelque chose d’immense... l’amour d’une femme ! [pause, puis rire]

On retrouve cette alliance entre romantisme sensuel, absurdité des situations et profonde tendresse dans un morceau de Qui donne les coups, "Sans sentiment". En effet le narrateur fredonne : "j’aime cette fille sans sentiment/ (...) penchée sur un bloc de papier gris/ elle se fiche de tout/ quelle application/ elle glisse ses doigts entre les feuilles/ comme elle a de belles branches/ comme j’aimerais y grimper/ m’y lover/ m’y pré-lasser/ (...) des milliers d’oiseaux dans chaque arbre/ nous sommes sans destination/ je voudrais qu’il fasse toujours un peu froid."

Oui, pour écrire la chanson je suis monté dans un arbre et j’ai regardé cette fille comme un chat pouvait le faire.

Puisqu’on évoquait Françoiz Breut, n’oublions pas Dominique A , qui est intervenu sur Qu’est-ce qui m’a pris. C’est l’un des rares chanteurs français avec qui tu ressentes des affinités...

Dominique est l’initiateur d’un courant de la chanson française que l’on peut entendre maintenant ; de nombreux chanteurs jouaient avec lui avant d’être connus. Je suis sensible à sa curiosité musicale : il "connaît la musique" (il écoute des tonnes de disques), s’entoure de très bons musiciens, écrit beaucoup et cherche vraiment quelque chose pour lui-même, de façon presque solitaire. Il a inventé une très belle manière de chanter ses textes, avec de l’énergie, une grande générosité. Et je trouve que sur la distance, mine de rien, il est en train de bâtir une œuvre très importante : ça, on ne le dit pas assez... Curieusement, si on s’entend bien et si l’on est attentif à nos productions respectives, entre nous on en parle assez peu. Mais il est évident que sur cette chanson réalisée ensemble, "Gouvernance", les éléments s’imbriquaient bien les uns avec les autres. Dominique est venu à Berlin chanter sa chanson et puis nous avons joué ensemble avec Stefan Schneider et Tarwater sur d’autres morceaux ; c’était très simple et joyeux.

(JPEG) Evidemment, la musique est loin de représenter ta seule activité créative. Depuis plusieurs années, tu réalises des films courts en Super 8, projetés à l’occasion de diverses manifestations (La Bâtie à Genève, le Festival international de Super 8 à Tours, Cinésong au Forum des Images...). Le grain particulier de ce type de pellicule, qui voit s’entrechoquer formes et matières, semble te fasciner...

Ce grain tient au Kodachrome 40, qui va d’ailleurs disparaître cette année... Quand j’ai découvert le Super 8, j’ai effectivement trouvé qu’il s’agissait d’une matière très malléable, qui remplissait toutes les attentes que j’avais dans la peinture. C’est une pellicule exceptionnelle, imitant à un petit format le grand cinéma en Technicolor quand on trouve la bonne façon de capter la lumière : on peut obtenir des couleurs absolument sublimes... Maintenant il est difficile de peindre un paysage [sourire], alors qu’on n’a rien à redire sur un paysage filmé. Bien entendu le cinéma est une forme picturale à part entière, qu’il suffit de pousser un peu dans ses retranchements, par exemple en ralentissant ou accélérant la vitesse, en utilisant des filtres, etc.

Pour réaliser Year of the horse, son célèbre documentaire sur Neil Young, Jim Jarmusch a lui aussi opté pour le Super 8. Ce type de caméra et de pellicule entrerait donc bien en adéquation avec la musique moderne...

Evidemment, une musicalité extraordinaire est produite par le mécanisme d’entraînement de la pellicule à l’intérieur de ces petites caméras, mais également par la chimie. L’image Super 8 a donc en soi une vibration, un grésillement, qui font entendre quelque chose d’une certaine fébrilité musicale.

Mais puisque cette image dégage naturellement de la sonorité, pourquoi ressens-tu souvent le besoin de musicaliser tes films ?

(JPEG) Je les ai faits pour les présenter avec les chansons lors des concerts. Mais petit à petit, j’extrais ces films de leur contexte musical, et de plus en plus, j’essaie de leur donner une forme qui ne soit pas celle d’un clip... Et puis, il faut dire que je ne réalise pas que ces petits films musicaux, mais aussi des documentaires utilisant justement cette matière-là au service de sujets plus précis... Par exemple, je viens de terminer un film de 52 minutes sur le Musée zoologique de Strasbourg, intitulé Animal muséum. Il y a pas mal de Super 8 dedans. L’idée était de revenir aux sources de ce type de collections... Les musées zoologiques sont nés, au XVIIIème siècle, des cabinets de curiosités qui réunissaient effectivement des objets un peu curieux, au statut hésitant entre l’objet d’art et l’objet scientifique. La scission s’est faite au siècle suivant en séparant les objets : d’un côté les musées d’art et de l’autre les muséums d’histoire naturelle. Aujourd’hui, ces musées sont obsolètes car tous ces coquillages, ces oiseaux et autres mammifères ont une valeur scientifique moindre ; mais quand tu les vois dans leurs vitrines, ils deviennent presque des installations contemporaines. Les filmer en Super 8 leur redonnait ce statut ambigu d’objets fictionnels qu’ils possédaient à l’origine...

J’ai été particulièrement sensible à l’esthétique du film illustrant le morceau "Au milieu". Il s’agit de vues de Venise évoquant une carte postale animée, aux tons mi-sépia mi-dorés, où se confrontent les éléments, les matières et les époques. On y perçoit également l’influence des vues Lumière, de Canaletto, de Guardi...

Bien sûr, c’est un hommage à ces grands peintres chez qui j’admire le traitement de la lumière. Et cette ville, c’est tellement insensé, irréel... La moindre vue est une peinture. J’ai essayé de traduire toutes les sensations qu’on a devant ces tableaux : les immenses plateformes au bord de l’eau, écrasées par le soleil, les ombres dorées qui viennent découper les bâtiments... J’ai même tenté de dorer l’image, en la trafiquant avec diverses matières, pour retranscrire cette luminosité. C’est purement un hommage à la peinture.

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Dans ton documentaire sur Kat Onoma notamment, j’ai cru déceler une fascination à la fois pour les paysages industriels et pour les décors édéniques (les vastes paysages vosgiens, les feux nocturnes dans la campagne...). Je m’avance peut-être, mais j’ai l’impression que cette lutte entre la civilisation moderne et le retour à la nature sous-tend certains de tes films...

Pas tant que ça, en fait... C’est vrai que je suis amoureux de la "belle nature" [rire] et de la façon dont elle est dépeinte chez certains auteurs du XVIIIème siècle ayant donné les premières théories sur la notion de paysage : par exemple chez Gilpin, un écrivain anglais qui a rédigé un très beau livre, Le Beau pittoresque... Mais qu’est-ce que le paysage ? C’est juste une façon symbolique de présenter l’étendue du monde. Je ne mets donc pas la nature en concurrence avec la ville ou une zone industrialisée. Ce n’est pas non plus par nostalgie que j’irais filmer les espaces vierges, mais plutôt parce que là se lit un code presque abstrait du monde.

A l’opposé de cette contemplation, le film Dessinator offre des visions très particulières, oscillant entre le ludique et le violent : des plans sur des dessins d’enfant alternent sur un mode très saccadé avec ceux d’un personnage masqué exécutant des gestes de samouraï...

Ma femme et moi avions conservé les dessins de notre fils, par ordre chronologique, de trois à huit ans environ. Puis je les ai filmés, image par image. J’ai aussi filmé mon fils, qui avait l’habitude de se déguiser en ninja ou en Zorro. Je pensais à un petit livre d’Henri Michaux qui s’appelle Les Commencements et qui évoque les dessins des enfants : Michaux y explique que l’enfant ne dessine pas pour représenter les choses, mais qu’il est les choses qu’il dessine, selon un vrai phénomène d’identification et avec toute la violence qui l’accompagne. Quand il dessine un samouraï, il est un samouraï fendant l’air avec son sabre. Je me suis donc amusé à alterner les photogrammes des deux films, révélant d’incroyables moments de fusion entre les dessins et mon fils incarnant ce samouraï ! Ce qui en fait une démonstration spectaculaire de l’analyse d’Henri Michaux...

Ton activité cinématographique et musicale s’applique régulièrement dans le cadre de sites culturels. Tu as notamment réalisé des concerts-projections pour l’inauguration du Musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg (1998), pour la galerie Lo Studio à Rome, sur des images d’archives montrant la protection des monuments italiens durant la Seconde Guerre Mondiale (1999)... Tu as également créé le spectacle Nuée de pierres pour le même musée strasbourgeois, en 2000... Quel est le défi que représentent ces performances, par rapport à la conception d’un disque ou d’un simple film ?

A Rome, l’idée était encore une fois très liée au temps. Salvatore [Puglia : peintre, ami de Philippe Poirier et artiste impliqué dans le visuel ou les textes de Kat Onoma, NDLR] devait projeter des images de la dernière guerre car il voulait mettre en avant l’évocation historique des œuvres d’art, ainsi que l’idée de commémoration de l’histoire. Moi je devais imaginer une musique qui parlerait de ce temps. J’avais donc pris cinq électrophones et mixé plusieurs disques 78 tours en utilisant des vitesses différentes, pour fabriquer une espèce de musique au thème lié à la guerre ; on entendait la voix de Mussolini, plusieurs sons de l’époque... Parallèlement, j’avais ces disques où des femmes chantent l’amour. Le microsillon, le tourne-disque, le mix avec les potentiomètres, etc., ramenaient une matière qui était celle avec laquelle ces chansons avaient été conçues et entendues il y a plus d’un demi-siècle, ce qui n’aurait pas été aussi fort si j’avais simplement passé des CD sur une platine. C’est précisément cela le sampling : c’est aussi sampler une musique avec son support, ses techniques d’enregistrement, le bruit de fond et les conditions d’écoute d’une époque... Quant à Nuée de pierres, ce moment musical d’une heure était conçu comme une grande accélération dans le temps. (JPEG) Cela commençait par des choses très très lentes, comme de la matière en attente, reposant doucement. Puis progressivement tout s’énervait pour aller vers une frénésie démesurée : des samples exagérément accélérés entraînaient une sorte de furie musicale, mais qui passait par des moments très structurés, avec des thèmes, à la fois programmés et joués en live par douze musiciens. Des mots projetés apparaissaient et disparaissaient pour écrire un long poème musical. Cela s’intitulait Nuée de pierres car on essayait de matérialiser la musique, un peu dans l’esprit de certains sculpteurs... Je trouve extrêmement émouvant de voir dans les églises comment les sculpteurs s’y prenaient avec les nuages, par exemple sur ces retables du XVIIIème siècle où l’on voit l’apparition du Saint-Esprit, cette colombe qui arrive au milieu des nuées et projette sa lumière... Les nuages, matière totalement informelle, aérienne, insaisissable, ont pourtant été fixés dans la pierre ou le bois. J’essayais donc d’imaginer un mouvement similaire en musique, qui irait vers une sorte de minéralisation du son.

L’an dernier, en Alsace, tu as réalisé un ciné-concert sur L’Homme qui rétrécit de Jack Arnold. Comment procèdes-tu pour te réapproprier musicalement le film d’un autre ?

L’Homme qui rétrécit est déjà par son sujet un film musical, avec une moitié quasiment sans dialogues. Ce qui arrive au personnage est comme une mélodie se pervertissant par paliers jusqu’à l’accord final et sa résolution dans l’infini. La bande originale surjouait une intensité dramatique souvent redondante et nuisant à la puissance des images. Nous étions quatre musiciens avec beaucoup de sons préparés et une forte dynamique sonore s’il le fallait. Mais, sur certains plans, il suffisait de laisser la musique aller, parfois de ne pas intervenir pour que subitement une force dans la manière de filmer ou de composer les images explose, rendant plus visible encore le travail du réalisateur. C’est donc tout le contraire d’une appropriation qui s’est produit.

(JPEG) Pendant quelque temps, tu as illustré des livres pour la jeunesse, notamment Loin des yeux, près du cœur, sur un texte de Thierry Lenain (Nathan, Pleine Lune, 1997). Quelle est l’éventuelle parenté entre ce type d’illustration et l’image pelliculaire ?

Justement, j’ai utilisé du Super 8 pour ce livre. La raison en était précise : le texte racontait l’histoire d’un enfant aveugle, et dans plusieurs situations on pouvait entendre s’exprimer une forme d’écho des choses, qui pour lui était la principale information sensorielle. Il était intéressant de tenter de traduire cette présence du son pour un enfant aveugle. Quand on ne voit pas, j’imagine qu’après s’être représenté des lieux par le son, on se concentre subitement sur un objet précis. J’ai donc utilisé pour chaque illustration plusieurs images, en l’occurrence trois ou quatre photogrammes que j’ai retravaillés à la gouache pour en accentuer certains détails à la façon d’un mix sonore. Le principe était de jouer avec le décor et des éléments de détail apparaissant à la surface de ce décor : il fallait sentir, avec cette superposition, qu’on était dans une mini-séquence...

Tu as été étudiant aux Arts Déco de Strasbourg, où on t’a justement formé au travail d’illustration. Tu y es actuellement professeur de dessin, mais visiblement tu ne te contentes pas de dispenser un enseignement purement technique...

Au départ, il s’agit d’une réelle curiosité pour le dessin, son histoire et son expérimentation. A partir de scènes "primitives" sur l’origine du dessin, de biographies des peintres et de textes théoriques analysant l’acte même de dessiner, on essaie de produire des expériences très simples, très abordables, afin de vivre ensemble la redécouverte des origines mais aussi d’observer ce qui se produit dans le fait même de dessiner. Par exemple, on part d’anecdotes très connues, de récits fondateurs comme l’histoire de Dibutade, cette jeune fille d’un potier grec qui avait dessiné le profil de son amant projeté sur un mur grâce à une bougie ; il est intéressant de reproduire ce dispositif et, dès lors, d’avancer dans toute une expérimentation de l’ombre, de la lumière, du dessin projeté... De même nous revisitons les grands thèmes comme la perspective de Brunelleschi et sa tavoletta, l’anamorphose ou la cartographie par exemple, et invitons un artiste contemporain à partager, par le biais d’un exercice, un moment fort de son expérience du dessin et qu’il aimerait transmettre aux étudiants...

Tout à l’heure au Musée du Louvre, tu étais déçu de ne pouvoir visiter les salles de peinture française du XVIIIème siècle, fermées le dimanche. Pourquoi es-tu spécialement attiré par des artistes comme Watteau ou Chardin ?

(JPEG) J’ai toujours été intrigué par ces images, l’une des raisons étant la présence de nombreux musiciens dans les peintures de Watteau : en voyant ces guitaristes jouer, je me demandais si l’on pouvait entendre quelque chose de leur musique. Je connais un luthier qui m’a déjà fait écouter le son précis de ces guitares du XVIIIème siècle, ces guitares très allongées, avec une caisse très épaisse, des cordes probablement en boyau... Alors je me suis amusé à repérer les doigtés, à refaire les mêmes accords, en prenant soin de bien observer comment est posée la main droite, près du chevalet ou au contraire vers le manche de l’instrument... Ces musiciens ont un côté charmeur dans leur façon de jouer, ils exécutent visiblement des mélodies très douces... Watteau a dû peiner toute sa vie pour peindre ces théâtres d’insouciance parsemés de personnages se divertissant dans un Eden terrestre totalement irréel. Mais à bien y regarder, et c’est toujours intéressant de regarder de tout près les toiles, Watteau n’est pas si charmeur que ça, sa matière est âpre et "arrachée" même si elle se veut évocatrice de scènes sensuelles. Et puis c’est un dessinateur exceptionnel : il suffit de voir ses magnifiques dessins préparatoires.

Tu estimes donc qu’il est plus séduisant d’observer une œuvre picturale à quelques centimètres d’elle. Pourtant, plusieurs furent conçues pour être admirées à distance, spécialement les grands décors d’églises ou de palais...

Bien sûr, mais en s’approchant du détail de ces peintures, le regard tend à faire exploser la représentation. Ces peintures anciennes ont encore beaucoup à nous apprendre, notamment par le rapprochement exagéré. C’est fou de parcourir les immenses tableaux de Véronèse à vingt centimètres de la toile ! Il s’agit ici d’une lecture contemporaine des œuvres, chaque époque recelant les possibilités d’une lecture future... Dans Logique de la sensation, Deleuze reprend l’expression de Bacon, le "diagramme" : à travers cette idée, Bacon évoquait la possibilité de faire éclater la forme en produisant de la "catastrophe", c’est-à-dire en faisant intervenir à l’intérieur même de la figure des procédés susceptibles de casser la représentation. Chez tous les grands peintres, à un moment donné, la catastrophe pourrait prendre le dessus. Quand on regarde les toiles de Van Gogh, on remarque le diagramme dont parlent Bacon et Deleuze : les maisons, les cyprès, le soleil, le sol ondulent... On est au bord de l’éclatement figuratif : tout ça pourrait très bien basculer d’un coup dans la pure abstraction, tant un système pictural propre se superpose à la représentation. (JPEG) Deleuze dit qu’on trouve aussi cela chez Vélasquez : en t’approchant de très près, tu ne vois plus que les mouvements de pinceau. On retrouve cette catastrophe picturale là où l’artiste a peint entre les choses : lorsque Vélasquez peignait la robe de cette jeune infante et le petit chien à côté d’elle, des passages entre les formes devenaient complètement abstraits, et ne subsistaient plus que des taches où la figure se perdait. Toute toile, même très ancienne, offre ces purs moments de peinture... Finalement, cette problématique des formes se retrouve partout : la musique joue de ça, bien entendu. Il y a beaucoup de possibilités de casser l’accord ou la mélodie, et là aussi existe ce moment extrêmement fragile où la musique peut s’anéantir, où tout peut devenir bruit, où la mélodie et le rythme peuvent se perdre... Aller chercher ces espaces permet d’entendre autre chose que la simple mélodie qu’on est en train de jouer. Disons que ça suggère d’autres champs, d’autres musiques à l’intérieur même de la musique.

Mais cette ouverture d’autres champs me semble limitée dans le domaine du rock, du moins chez la majorité des groupes actuels, qui à mon sens privilégient l’attitude à l’introduction de béances aventureuses. Ce type de pratique est surtout l’apanage du jazz, non ?

Moi je trouve que ça dépasse un peu tous les genres. Cette ouverture à d’autres sons et d’autres harmonies au sein d’une forme donnée, tu peux la découvrir dans n’importe quel type de musique. A l’intérieur du rock on a entendu, de tout temps, des gens qui laissaient s’ouvrir des espaces pouvant devenir très informels, pouvant mettre en suspension des phrases entières et toute l’articulation d’un morceau. On a même entendu ça dès les Beatles, lorsqu’ils se mettaient à introduire des bandes, des couches successives de sons qui venaient complètement perturber la grille d’accords et repoussaient la simple forme originelle du morceau... Certes, à la base le rock se veut une musique très instinctive, qui a une forme d’énergie elle-même très liée à son histoire, à sa rébellion contre l’ordre établi : le rock est apparu pour faire exploser les formes conventionnelles de l’époque dans laquelle il s’est révélé. Il est né d’un besoin d’autodétermination, de singularité d’une génération : il a donc cherché ce qu’il avait sous la main, notamment l’électricité. C’est-à-dire électrifier la guitare, jouer vite et fort, d’une façon heurtée, jouer la surenchère, voire hystériser les formes anciennes issues du blues... En un sens c’est toujours actuel. Mais pour trouver ces "champs", on est obligé d’aller plus dans la matière, de s’approcher plus près du son, d’utiliser d’autres techniques comme on l’a fait récemment grâce à l’électronique, par exemple.

En janvier 2005, juste après la sortie de Qu’est-ce qui m’a pris, Les Inrockuptibles ont déclaré : "Philippe Poirier offre du neuf et de l’aventure à la chanson française". Cela semble t’amuser et te gêner en même temps... Mais avec de telles critiques, n’est-ce pas un peu frustrant que ton travail musical (tant en solo qu’avec Kat Onoma) ne connaisse pas un plus grand succès auprès du public ?

(JPEG) Je ne sais pas vraiment comment répondre à ça... Qu’aurais-je à revendiquer ? Effectivement j’essaie d’être entendu, et je ne me considère pas non plus comme occulté par les médias : j’ai bénéficié de bonnes critiques un peu partout, des gens me disent qu’ils aiment mon disque... Alors il est sûr que j’aurais pu avoir plus.... Mais tout est relatif. Va voir du côté des écrivains, des poètes : des textes sublimes sont publiés sans avoir un seul article de presse et ne se vendant pas à 200 exemplaires... C’est sûr qu’on est dans un fonctionnement extrêmement médiatisé, avec des écarts monstrueux entre des choses parfaitement médiocres et surexposées, et d’autres pouvant avoir une meilleure qualité mais dont on ne parle presque pas... Cependant ce n’est pas à moi de prétendre que mon disque vaudrait mieux que tel autre. Ce que je souhaite simplement, c’est pouvoir préserver mes moyens de production, tout en sachant bien que, si je ne vends pas assez d’albums, il me sera plus difficile de réaliser le suivant... Je ne suis pas vraiment dans la posture d’un chanteur de rock : je serais plutôt un artiste "plasticien" et multiforme, qui tente de mener à bien différents projets dont le dénominateur commun est la recherche de formes. C’est cela, ma vraie préoccupation... Concernant Kat Onoma par contre, il m’est plus facile d’y réfléchir car c’était une histoire de groupe. Voilà quelque chose qui me semblait réussi et qui me paraissait pouvoir réunir une plus grande audience (enfin, on en a quand même eu une : à certains moments, les ventes d’albums approchaient les 50 000 exemplaires, par exemple avec Billy the Kid). Quand j’ai réécouté tous les morceaux pour les besoins du best of, je me suis dit : "C’est quand même étrange que ça ne passe pas sur les radios : qu’est-ce que cela a de bizarre ?" On me disait parfois qu’il s’agissait d’une musique difficile à écouter, mais je ne vois pas où se situe la difficulté là-dedans...

Dans "Les Images", sur Automne Six, tu déclares que "quand les images se cachent nous sommes seuls au monde." En conclusion, peux-tu expliciter ces paroles qui sonnent comme une célébration de la primauté de l’art sur tout le reste ?

Pour reprendre la vision poétique des songlines que j’évoquais tout à l’heure, le monde n’existe que s’il est révélé, que ce soit par les images ou je ne sais quoi d’autre que l’on appelle "l’art" ; mais je crois plus au mot "poésie" car, si l’on s’affranchit de toutes les difficultés que rencontre l’emploi de ce terme, il convient pour plein d’autres domaines pas forcément artistiques. Robert Filliou, qui dans les années 60 a inventé toutes sortes de systèmes pour rendre créative n’importe quelle situation, a dit cette phrase maintenant très connue : "L’art, c’est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art". Mais c’est Hölderlin qui aura toujours le dernier mot : "l’homme doit habiter le monde poétiquement"...

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Propos recueillis le 16 octobre et le 19 novembre 2005

par Anthony Boile
Article mis en ligne le 27 novembre 2005

Index des œuvres représentées :

- Jackson Pollock, Untitled serigraph (1951)
- instrument de musique Fipa, Tanzanie
- François Desportes (1661-1743), Etude de paysage d’après nature
- Giorgione, La Tempête (v. 1505)
- Philippe Poirier, image du film Je songe
- Adriaen Coorte, Coquillages (1696)
- Canaletto, Le Môle, vu du bassin de San Marco (v. 1730)
- Le Bernin, Trône de saint Pierre, à Saint-Pierre de Rome (1657-1666)
- Philippe Poirier, illustration extraite de Loin des yeux, près du cœur
- Antoine Watteau, La Comédie italienne (1714)
- Diego Vélasquez, détail de L’Infant Felipe Prospero (v. 1660)
- Philippe Poirier, Birthday, image du film Kat Onoma, comme son nom l’indique

A nouveau un très très grand merci à Philippe Poirier pour sa gentillesse et pour les agréables moments passés autour de cet entretien. Merci également à Alaric et Céline pour le prêt de matériel.

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