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Entretien avec Rodolphe Burger

Au-delà des genres, l’esthétique de la rencontre...

Quelques jours après la sortie de Planetarium et la veille d’un concert à la Cité de la Musique (dans le cadre d’une "carte blanche à Alain Bashung"), l’ex-chanteur-guitariste de Kat Onoma nous a gentiment accueilli à son domicile parisien, également siège du label Dernière Bande, au bord du canal Saint-Martin. Chaleureux, affable, le ton posé mais vif quand il le faut, il évoque bien entendu ses récents projets musicaux et l’aventure unique de son ancien groupe. Mais aussi, en vrac : le jazz binaire, la musique modale du nord de la Grèce, l’île de Batz, l’esprit punk d’Hanns Eisler, le son dans le cinéma français, les Chroniques de Dylan, Lou Reed (qui en prend au passage pour son grade de poète), le combat contre le marché du disque, l’aura de Nirvana, et quantité d’autres sujets... Bilan d’un entretien très ouvert, à l’image de cet artiste exigeant et réceptif qui n’hésite pas à cultiver le dialogue, dans tous les sens du terme...


(JPEG) Rodolphe, vous multipliez les projets à un rythme effréné. Le dernier en date est Planetarium, votre nouvel album en collaboration avec le saxophoniste Yves Dormoy. Votre mode de création, basé sur le dialogue avec des artistes d’horizons variés, est peu fréquent de la part de musiciens issus du rock. Votre mentalité ne serait-elle pas plutôt celle d’un jazzman ?

Ce n’est pas faux. Au fond, même si ma provenance musicale est le rock (Kat Onoma est à l’évidence un groupe de rock), mes modèles de fonctionnement se situent du côté non seulement du jazz, mais aussi de toutes les pratiques ouvertes : du côté, par exemple, de certaines scènes new-yorkaises où l’on peut notamment voir quelqu’un comme Arto Lindsay s’impliquer dans des projets complètement différents (en solo ou dans le cadre de la musique brésilienne, par exemple). Cette ouverture d’esprit à 180° qu’on rencontre chez des gens comme ça m’a toujours impressionné, même si longtemps, je dirais dans la première phase de l’histoire de Kat Onoma, le groupe a été très concentré sur son projet et finalement assez peu en contact avec d’autres musiciens. Ces collaborations, en ce qui me concerne, ont débuté il y a environ dix ans. Avant ça j’avais l’impression que l’essentiel était d’abord de se forger un son, sa propre identité. Pour aller au devant des autres, il faut ne plus être dans le souci de cette recherche, et pour en être dégagé il faut un peu de temps, un peu d’expérience. Autre chose : à l’intérieur même de Kat Onoma on jouait sur le principe de rencontre. Les membres de Kat Onoma sont des musiciens que j’ai rencontrés, avec qui il y a eu du dialogue : certains avaient connu des expériences très différentes, du côté du jazz ou des musiques improvisées. Donc c’est vrai que Kat Onoma est à la fois un groupe et une sorte d’ensemble au sens jazz du terme.

Les projets que vous menez désormais sont-ils le résultat de rencontres inopinées mais fructueuses, ou certains relèvent-ils de désirs que vous portiez en vous depuis longtemps ?

Bien sûr, dans la rencontre il y a une dimension de chance, de chose qui n’est pas préméditée. Mais en même temps j’ai l’impression que toutes les rencontres n’arrivent jamais complètement par hasard. Certains des projets récents correspondent presque à de vieux rêves, en particulier le disque que j’ai fait avec James Blood Ulmer. S’il y a un musicien que je rêvais littéralement de rencontrer, c’était lui...

D’autant plus que votre vocation musicale a été réactualisée grâce à un concert d’Ornette Coleman au sein duquel jouait ce guitariste américain...

Tout à fait. C’est un moment où j’ai assisté à quelques concerts très marquants et qui ont déterminé mon envie de refaire de la musique, de manière totalement irrépressible. Il y a eu un concert des Stones en 1976, alors même que c’était une très très mauvaise période : c’était épouvantable, affreux, Mick Jagger faisait le singe dans une espèce de mise en scène effroyable... Mais il y avait le son de Keith Richards, un son de guitare extraordinaire qui m’a reconvoqué de manière presque impitoyable. Je me souviens également d’un concert du bluesman Albert Collins, avec un très beau son de guitare lui aussi... Et surtout, c’est vrai, celui d’Ornette Coleman auquel participait James Blood Ulmer. Là, c’était tout d’un coup comme si se connectaient des univers musicaux qui pour moi étaient un peu dissociés (je venais du rock, j’avais écouté pas mal de jazz dans les années 70) ; comme si soudain quelqu’un incarnait à lui seul tout ce que j’aime dans la musique et dans la guitare : j’y retrouvais à la fois l’esprit d’invention, la liberté qu’a Ornette Coleman, l’affranchissement par rapport aux codes académiques et harmoniques du jazz, et en même temps quelque chose de très enraciné dans le blues, le gospel, quelque chose comme une espèce de fureur hendrixienne, un esprit presque punk dans l’attaque du son... bref, tout le spectre de ce que j’aime chez les musiciens. Cette passion pour James Blood Ulmer, je l’ai partagée avec tous les membres de Kat Onoma.

Avez-vous vécu cette collaboration comme un aboutissement ou comme une nouvelle poussée de sève créative ?

(JPEG) J’ai vécu ça comme une grâce. La chance était que quelqu’un comme Blood puisse s’intéresser à ce que je faisais. Car s’il a énormément pratiqué l’ouverture musicale et collaboré avec beaucoup de gens, il est en même temps très centré sur sa propre musique et écoute assez peu celle des autres : il n’est pas vraiment à l’affût des nouveautés, il persévère dans sa propre recherche. Donc j’ai eu la chance, déjà, qu’il entre en contact avec moi, puis qu’il accepte d’écouter Meteor Show, paradoxalement l’album le moins guitaristique que j’aie fait ; cependant, lorsque je réalisais ce dernier, je pensais beaucoup à Blood, je me demandais ce que donnerait Blood dans ce contexte de production. J’ai donc eu envie de ne lui transmettre que ce disque, et le fait qu’il l’ait écouté, apprécié, eu envie de jouer avec moi, et au-delà, qu’il ait même appris les morceaux de Meteor Show et qu’il se soit mis à jouer dessus dès les premières répétitions, tout cela a fait que je me suis retrouvé à dix mètres du sol, complètement dans un rêve... Après, on a assez vite fraternisé musicalement, et dès qu’on a l’occasion de jouer ensemble, on le fait. C’est aussi quelqu’un que j’aime beaucoup comme personne, comme personnage : il est incroyable. Donc voilà, j’ai réalisé... je ne dirai pas un rêve, car je ne pouvais même pas le projeter ! [grand sourire] C’est mieux qu’un rêve, c’est une réalité... Sinon, que dire des autres projets ? Le récent album Planetarium, par exemple, ne résulte pas du tout d’une rencontre de hasard. Yves Dormoy et moi avons joué ensemble au début des années 80 à Strasbourg : il a un peu fait partie de Dernière Bande, une formation annonçant Kat Onoma, mais formation plus large dans laquelle de nombreux musiciens sont passés. Et surtout, on jouait ensemble au sein d’un groupe parallèle qui s’appelait Œuvre Complète, plutôt orienté jazz libre et binaire, post-free, c’est-à-dire un jazz que moi je pouvais jouer. C’était un groupe formidable, quasiment composé des mêmes personnes (Pascal Benoit, Philippe Poirier, Guy Bickel et d’autres) mais dans une autre proposition musicale. Je me retrouvais en position d’instrumentiste, je ne chantais pas. Cela a été extrêmement stimulant pour moi, ça m’a aidé à libérer mon jeu de guitare : Yves et Philippe m’encourageaient beaucoup dans ce sens, et j’adorais le fait d’être guitariste instrumentiste car c’est vraiment une tout autre position que celle d’être chanteur, je trouve ça très jouissif. Mais depuis l’époque d’Œuvre Complète, je n’avais pas eu d’expérience de ce genre... Yves et moi sommes restés en contact, d’autant plus que nous sommes voisins, et j’ai suivi d’assez près son évolution musicale, une évolution solitaire dans son studio juste à côté d’ici : il est allé, prudemment et après certaines réticences, vers l’électronique, la programmation, et a développé un rapport à ça que je trouve absolument singulier, magnifique.

C’est justement par l’entremise d’Yves Dormoy que votre attirance pour le jazz s’est concrétisée sur disque. Planetarium apparaît comme une œuvre dense et intrigante, car aux confins de l’électro-jazz, de la musique concrète et du rock atmosphérique. Pouvez-vous nous démêler les fils de son élaboration, et s’agissant d’un album conceptuel, nous éclaircir son fil conducteur ?

(JPEG) En l’occurrence le concept est concret. Son point de départ est un album qu’Yves a réalisé tout seul, intitulé J’ai longtemps détesté les villes et paru sur le label Signature, où il a développé cette utilisation des programmations mixées avec des éléments sonores concrets, un rapport spécial aux ambiances qu’il met en relief. Il procède également à un filtrage musical : c’est un jazz très économe, le "jazz des petites phrases" comme il le dit lui-même, le contraire du jazz bavard qui déblatère et se livre à des chorus interminables pendant des plombes. Bref, c’est un jazz dont on retient la petite phrase qui groove... Il a donc réalisé ce travail en solitaire, notamment suscité par des commandes de France Culture. J’ai beaucoup aimé ce disque et Yves m’a un jour proposé de participer à un petit concert autour de celui-ci : c’était le moment des retrouvailles. On s’est rendu compte que réinjecter les guitares dans cet univers était très intéressant, j’y ai pris beaucoup de plaisir et un peu retrouvé ces sensations de l’époque d’Œuvre Complète. Puis on m’a proposé une création au planétarium de la Cité des Sciences, et j’ai tout de suite pensé à Yves pour plein de raisons. D’une part, le lieu invitait à une création qui soit spacieuse ; d’autre part, même s’il n’aime pas trop qu’on le dise, Yves est pilote de ligne dans le civil : il est à la fois très sédentaire dans son studio et aux quatre coins du monde dans le cadre de son métier. Lorsqu’il voyage, il prend un magnéto et enregistre tout : dans sa cabine, les communications avec les tours de contrôle, les bruits du métro quand il se trouve à Tokyo... Il collecte donc des ambiances sonores liées à l’aéronautique. Or le planétarium nous proposait quelque chose qui ne soit pas le cliché habituel du son cosmique, mais un son concret : de fait, le ciel est habité par toutes sortes de véhicules, les avions, les satellites, etc. Le but était de partir de ce ciel concret et de s’en servir comme d’une trame sur laquelle poser une musique. On a donc préparé ce spectacle ensemble. Souvent, c’est en travaillant sur un objectif précis (celui d’un seul concert) qu’on est amené à élaborer une matière et à se poser des questions sur un programme musical ; comme on était très content de ce travail, on a décidé ensuite de le réélaborer en studio et d’en faire un disque [dont le dernier titre, "Song for Aichi", a été composé dans le cadre de la sonorisation du Théâtre Immersif du Pavillon français , pour l’Exposition Universelle d’Aichi au Japon, NDLR]. Voilà pour la genèse... Ce qui me plaît beaucoup là-dedans, c’est cette vision d’un espace avec toutes sortes de résonances : on y entend des échos pouvant venir du jazz, du blues, bref une multiplicité de choses pouvant résonner dans cet espace de manière libre et harmonique. On n’est pas du tout dans un projet de fusion ou de synthèse...

Il vous est déjà arrivé de comparer la visualisation du son par ordinateur à celle d’un cosmos modélisé. Si l’on songe à Planetarium, voire à Meteor Show, il semblerait que votre découverte de nouveaux espaces sonores et visuels (via l’électronique) ait suscité chez vous un intérêt pour la notion d’ "espace" au sens cosmique du terme. Pourtant, à la base, votre musique est plutôt urbaine...

[air d’abord perplexe] Il est juste de rapprocher Planetarium et Meteor Show de ce point de vue : il suffit d’observer le titre de ce dernier, ainsi que sa pochette. C’est vrai qu’il est intéressant d’explorer un espace, et la musique permet d’en dégager un. Mais l’idée n’est pas du tout de faire de la musique planante, au sens où cette musique nous ouvrirait un soi-disant espace différent, stellaire ou je ne sais quoi. Au contraire, il m’importe que cet espace soit fait d’éléments concrets et qu’il ne nous fasse pas quitter le sol, qu’on reste bien les pieds sur terre : il faut simplement qu’un espace intérieur se dégage dans cette position. Ce n’est donc pas du tout de la musique cosmique.

Cela ne fait aucun doute, on est à l’évidence loin de certains morceaux de Pink Floyd ou Tangerine Dream... Aux antipodes de Planetarium, le récent album Before Bach (en compagnie du chanteur breton Erik Marchand et de Mehdi Haddab au oud) vous a permis de confronter votre rock lancinant à la tradition celtique, le tout coloré d’arrangements orientaux. Cette entreprise aurait pu être hasardeuse mais le résultat s’avère finalement très convaincant : les mélodies répétitives des musiques bretonne et arabe s’accordent bien à votre goût pour les boucles de guitare...

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Exactement. Voilà sans doute la rencontre la plus inattendue de ma vie : jamais je ne m’étais imaginé enregistrer un disque avec un chanteur breton. Lorsque James Blood Ulmer est venu nous voir aux Vieilles Charrues, il a été ébloui et est allé féliciter Erik après le concert ; celui-ci lui a répondu modestement : "Mais je suis juste un chanteur traditionnel", et Blood lui a dit : "No, this is not traditions". Blood a bien vu que, certes, Erik était peut-être le plus traditionnel des chanteurs bretons, mais qu’en même temps il en était le moins traditionnel, au sens où il est, à mon avis, le seul capable d’aller aussi loin dans une exploration qui n’est pas une simple fusion, mais plutôt une connexion artistique à un degré très profond. C’est-à-dire qu’il touche à un niveau de la tradition en tant que survivance, étonnante d’ailleurs, de quelque chose de très archaïque qu’on peut appeler "musique modale" ; même si le modèle de la musique moderne occidentale domine aujourd’hui chez nous, 90 % des musiques se pratiquant dans le monde sont des musiques modales, d’avant Bach, d’où le titre de l’album. En collaborant avec Erik Marchand, j’ai pu travailler avec un artiste qui, bien que très localisé, établit aussi des relations avec les musiques afghanes, roumaines, tout en communiquant très facilement avec Mehdi Haddab qui est algérien. C’est comme s’il y avait une espèce de langue non fixée mais en même temps très précise : on peut discuter dans le contexte de la musique modale, on peut s’y entendre, d’autant plus que la pratique de cette musique répétitive est une pratique de l’échange. La musique modale repose sur le principe de la question-réponse, voilà quelque chose que j’aime en général et qu’à mon avis l’on retrouve énormément dans le blues : le bluesman est dans cette situation, il discute seul avec sa guitare.

Comme vous, Erik Marchand est donc attiré par la collaboration musicale. Je me souviens notamment de l’album Condaghes, réalisé avec le guitariste Jacques Pellen et le trompettiste Paolo Fresu...

Il s’est également penché du côté d’un certain jazz, de l’électronique, des sonorités orientales ; il a travaillé avec les musiciens roumains du Taraf de Caransebes, avec Thierry Robin... Erik est incroyablement ouvert, incroyablement avide de singularité musicale, avec une grande culture musicologique au sens classique du terme. Il m’a fait écouter des trucs invraisemblables, par exemple une musique inouïe qui se pratique dans un village du nord de la Grèce : une musique très lente, reposant sur le principe de décélération au moment où l’intensité monte, c’est-à-dire tout le contraire de ce qui se passe d’habitude. Dans un big band de Duke Ellington, quand le saxophoniste part en chorus, le tempo accélère légèrement, et là c’est l’inverse : non seulement ces groupes jouent des morceaux très lents, mais en plus, dès que le clarinettiste fait monter l’intensité, tous les autres baissent le tempo. On est là dans quelque chose de complètement étrange et magnifique. Ce qui est très fascinant également, c’est de voir que les musiciens de ce village, sans passer par un code écrit, s’entendent sur une espèce de code mutuel : une évidence musicale s’impose entre ces individus. En travaillant avec Erik et Mehdi, le pari était de constituer un groupe comme cela, un groupe capable de dégager un territoire commun sans qu’il s’agisse d’un assemblage forcé : bref, établir des paramètres pour constituer une sorte de groupe folklorique imaginaire.

Vous êtes alsacien mais la Bretagne occupe une place de choix dans votre vie : vous séjournez régulièrement sur l’île de Batz, un lieu qui a inspiré le concept de l’album Hôtel Robinson. Votre travail serait-il influencé d’une quelconque manière par ce qu’on appelle "l’âme bretonne", ou du moins par le climat mystérieux et lyrique qu’on attribue à cette région ?

(JPEG) Non, dans Hôtel Robinson il n’y a pas un seul élément celtique. C’est vrai que je dois beaucoup à la Bretagne car c’est une région que j’aime, comme de plus en plus de gens actuellement, et pas seulement pour y séjourner. C’est là-bas que je peux souvent travailler seul et que j’ai composé les trois quarts environ de mes morceaux depuis une dizaine d’années. Cela ne veut pas dire pour autant que je suis sous influence celtique. Certainement sous l’influence de l’iode de cette île, mais aussi d’un environnement général : je me sens bien là-bas, je me sens bien avec les gens. Toute île a une dimension utopique, ne serait-ce que d’un point de vue géographique : on est dans quelque chose de clos. Un des autres aspects faisant de la Bretagne, pour moi, un lieu utopique, est le fait qu’elle me rappelle une version de l’Alsace telle qu’elle aurait pu être aujourd’hui ; comme si mes souvenirs d’enfance étaient plus facilement réactivés en Bretagne qu’en Alsace...

Ces deux régions sont marquées par une forte identité culturelle. Est-ce cela qui suscite votre intérêt ?

Certes la Bretagne possède une forte identité, d’autant qu’il s’agit d’une région limite malgré l’absence de frontière avec un pays : on sait que le Finistère signifie "la fin des terres", l’horizon c’est la mer... Il est donc vrai qu’on y trouve une plus grande proportion de singularité qu’ailleurs. Mais cela ne veut pas dire que je prône la revendication identitaire, au contraire : à mon avis cette revendication va à l’encontre de la singularité. En Bretagne, il y a deux choses que j’aime beaucoup chez les gens : tout d’abord un esprit de solidarité qui n’a pas complètement disparu (j’aurais mille anecdotes à raconter pour illustrer ça), et puis l’humour, la pratique généralisée du "foutage de gueule". On n’a pas le droit de se prendre au sérieux en Bretagne. En Alsace c’est l’inverse, sous l’influence de l’esprit de sérieux germanique : c’est drôle, là-bas il existe une grande capacité d’autodérision, puis soudain l’on ne rigole plus du tout, on n’a pas le droit de rire avec certaines choses, on est très susceptible, on ne supporte pas le regard des autres... En Bretagne, on se marre tout le temps. Et je trouve ça très salutaire d’un point de vue collectif : cela évite la prétention et toutes les manifestations de l’arrogance sociale, choses immédiatement fustigées là-bas.

Autre projet très différent : l’adaptation musicale de Schweyk, pièce de Brecht qui s’est jouée au théâtre des Amandiers, à Nanterre, du 18 mai au 26 juin 2005. Il est curieux que le metteur en scène Jean-Louis Martinelli ait fait appel à vous, qui avez jadis déclaré "être allergique au théâtre et à ses codes".

[rires] Je le confesse, et j’assume surtout mon peu de connaissances théâtrales. J’avoue une certaine allergie à... je ne sais pas si c’est spécialement français, quelque chose comme une sorte de religion du théâtre dans le théâtre, une croyance dans le théâtre lui-même qui serait une chose a priori bonne, qui aurait une grande valeur en soi. Sans oublier toute cette religion de l’expressivité, de la parole vive : cela donne des acteurs qui clament, parlent trop fort, font du bruit, tapent du pied... Ce que je dis est évidemment une caricature, mais le fait est que tout ça m’éloigne du théâtre. Or là il s’agit de tout autre chose. Pourquoi Martinelli a-t-il fait appel à moi, c’est à lui qu’il faudrait le demander. Je sais simplement que ma position était de travailler sur pas n’importe quel auteur, Brecht, et pas n’importe quel musicien, Eisler. D’ailleurs la pièce, que je ne connaissais pas, je l’ai trouvée incroyable, très très étrange, très problématique, un peu folle...

Profitons-en pour en rappeler le thème : lutter contre la machine écrasante du IIIème Reich par la provocation verbale, la dérision et l’ironie.

Oui, c’est ça. Brecht reprend ce personnage du roman de Hašek, issu du fin fond de la tradition tchèque. Schweyk incarne la résistance passive, c’est une figure très ambiguë, qui à la fois collabore et s’avère être le grain de sable grippant la machine du totalitarisme. Brecht a écrit la pièce pendant la Seconde Guerre Mondiale, aux Etats-Unis, au moment où il faisait face à un grand questionnement : "Pourquoi le peuple allemand ne se révolte-t-il pas ? Où est passée sa capacité de résistance, si du moins elle existe ?" C’est extraordinaire car tout le dénouement de la pièce se déroule à Stalingrad, et Brecht écrit ça avant même la fin des événements, alors qu’il n’en connaît pas l’issue : c’est de l’écriture en temps réel ! Bref, cette pièce est bizarre à plein d’égards, les brechtiens orthodoxes n’ont jamais su quoi en faire car elle n’est pas "brechtiennement correcte". Par ailleurs elle est extrêmement drôle et brillante, d’une grande virtuosité, avec un sens de l’anecdote assez extraordinaire... Et puis il y a la musique d’Eisler, un compositeur qui m’a toujours fasciné. Il est moins connu que Kurt Weill car moins adapté, et moins adapté car moins adaptable en apparence : on ne peut être plus idiosyncratique que lui.

Quelles sont les spécificités de cet exercice, c’est-à-dire adapter un tel compositeur en utilisant un dispositif rock (guitare, basse, batterie, clavier) ?

(JPEG) Ce n’était pas simple. Mais plusieurs raisons invitaient à le faire. D’une part Eisler, même s’il vient de l’école de Vienne et a été l’un des élèves de Schönberg, se situant donc dans la tradition de la grande musique allemande moderne (il y a d’ailleurs, au sein de Schweyk, des morceaux écrits dans ce vocabulaire-là), est allé plus loin que Kurt Weill du côté du populaire : il a fait le choix, pas simple pour un musicien savant, de travailler sur un matériau musical extrêmement rudimentaire (la ballade, la chansonnette, la bluette, la marche militaire, etc.). Cela m’intéressait d’étudier les opérations auxquelles procède Eisler pour musicaliser le degré zéro de la musique. Autre invitation à l’adapter : à ce moment-là, Eisler et Brecht avaient en tête Broadway, pour eux le lieu du populaire. Ils voulaient donc faire des chansons qui fonctionnent, non destinées à rester confinées dans l’espace du théâtre, mais visant une circulation commune. Dernière raison : j’ai écouté les enregistrements par Eisler lui-même, et alors là, c’est extraordinaire, car c’est fait avec une désinvolture, une espèce d’auto-irrespect qui lève absolument toute réticence et incite à se dire : "Bon, on peut y aller." Eisler est tout sauf un musicien exigeant d’être interprété avec trop de déférence : il encourage consciemment le mal joué, le bâclé, et chante lui-même un peu faux, à tue-tête, bref il y va à fond. [air amusé] Paradoxalement, il est donc plus rock que Kurt Weill. En plus c’était une personnalité extraordinaire. Entre Brecht et lui il y avait une grande parenté intellectuelle : Eisler était un type fantastique au point de vue théorique, il pensait beaucoup, et ceci avec un humour prodigieux, une légèreté qu’il fallait faire entendre dans l’adaptation de sa musique. Voilà, le but était notamment de sortir Eisler d’une image un peu figée. Après, on peut en discuter, mais en tout cas c’était passionnant à réaliser. Car il fallait aussi rendre ça fonctionnel dans le cadre d’une pièce, que les comédiens puissent le chanter : Elise Caron est une très bonne chanteuse, ça ne lui posait pas de problème, mais les autres n’étaient pas formés pour ça. Jean-Pierre Bacri y est allé avec toutes les réticences qu’on imagine... [sourire]

Toutes proportions gardées, cette offensive de Brecht contre le nazisme peut-elle trouver une connexion avec votre single anti-Front National, "Egal Zéro", distribué sous forme d’un tract en 1997 ?

Brecht est certes une grande figure d’intellectuel critique, sur le plan politique, mais... [longue pause] En fait j’ai du mal à relier "Egal Zéro" à quoi que ce soit d’autre. La moutarde nous est soudain montée au nez, Pierre Alferi et moi : c’était juste après Vitrolles, un moment politiquement très très flippant ; d’ailleurs, on n’a depuis que la confirmation de ce qui s’est dessiné à cette période... C’était très simple, nous nous disions : "Mais les rappeurs ne font pas leur boulot !" Si faire du rap c’est mettre les points sur les "i", alors que faisaient les rappeurs, du moins ceux qu’on entendait à la radio et qui reprenaient des clichés issus d’une espèce de panoplie à l’américaine, clichés n’ayant strictement rien à voir avec la réalité sociale et politique française ? L’idée n’était pas de se prendre pour des rappeurs mais de réaliser ce que normalement le rap doit faire, c’est-à-dire un pamphlet. Je n’avais jamais fait ça, c’est vrai. Kat Onoma est porteur d’une idée de résistance, de critique, sans que son message ait jamais pris la forme de la chanson engagée : cette idée repose plutôt dans l’attitude générale, les choix formels et esthétiques du groupe... Le fait de carrément passer à l’explicite s’est déroulé en dehors du contexte de Kat Onoma, comme une chose ponctuelle. On a même eu l’idée, à ce moment-là, de contacter une radio comme Nova pour lui proposer de faire ça couramment, tel une sorte de commentaire régulier sur l’actualité ; ce que le rap, encore une fois, effectue assez peu...

Finalement, Schweyk n’est pas votre première expérience musicale liée au théâtre. Car avant de réaliser son disque Paramour, vous avez collaboré avec Jeanne Balibar dans le cadre de Velvette, un texte de Jacques Séréna mis en scène par Joël Jouanneau.

(JPEG) J’y suis allé, non pas à reculons, mais plein d’inquiétude. J’avais évidemment très envie de travailler avec Jeanne, que j’avais déjà rencontrée à l’occasion de l’enregistrement collectif des "Petits Papiers" au profit du GISTI : elle était venue remplacer Catherine Ringer qui nous avait lâchés. Plus tard, quand elle m’a appelé pour me proposer de faire quelque chose avec elle, elle m’a dit d’emblée que cela se passerait au sein d’un petit dispositif de mise en scène ; je lui ai tout de suite répondu oui, mais j’étais très inquiet sur ma capacité à rentrer dans un jeu théâtral. Au départ, Joël Jouanneau m’a suggéré de procéder à de petits gestes, de me mettre ici ou là, de marcher comme ça... Mais l’idée même de me déplacer sur scène dans le contexte du théâtre provoque en moi une terreur totale ! [sourire] C’était d’ailleurs pareil avec Schweyk : quand Martinelli m’a demandé de jouer sur scène les premiers soirs, je lui ai immédiatement répondu qu’il ne fallait pas compter sur moi pour me déplacer ni avoir un rôle, ne serait-ce que comme figurant. C’est vraiment par incapacité totale : autant je sais ce que je dois faire sur une scène musicale, autant je ne me sens pas du tout comédien. Donc voilà, quand j’ai rencontré Jouanneau autour de la pièce de Séréna, j’ai d’emblée exprimé cette réticence. Cela m’a amené à faire une contre-proposition qui a un peu déplacé les choses : arrivé chez moi, j’ai commencé à gaver mon sampler d’échantillons du Velvet, de pirates, de publicités radio sur le groupe, d’extraits de concerts de Nico, bref plein de vieux trucs que j’ai retrouvés, puis je me suis fabriqué une sorte de "piano à Velvet" ; enfin j’ai déformé, ralenti, anamorphosé cette matière pour élaborer du faux Velvet. Sur scène, j’ai utilisé ce sampler, en temps réel, avec un petit peu de guitare, et tout le monologue de Jeanne s’est finalement musicalisé. Cette expérience a ensuite provoqué une première séance en studio, à partir des mêmes échantillons : le résultat, apparu sur le deuxième volet de Meteor Show, est devenu "A Velvet Underground song that I’d like to sing". Suite à quoi j’ai proposé à Jeanne d’aller plus loin et de réaliser tout un disque. Donc au fond, le théâtre... [rire malicieux]

Vous avez conçu le premier album d’une actrice, orchestré des ciné-concerts (notamment sur The Unknown de Tod Browning), samplé la voix de Jean-Luc Godard ou celle d’Ingrid Bergman dans Stromboli... Le cinéma ne laisse pas indifférent le musicien que vous êtes, d’ailleurs vos disques semblent construits comme des films et possèdent un certain pouvoir cinématique.

On me l’a souvent dit, et cela me paraît assez juste. C’était déjà le cas des albums de Kat Onoma, au sein desquels il n’y avait pourtant pas de citations littérales, d’éléments prélevés dans les films. Ce qui nous passionnait, en tant que membres de ce groupe, était l’idée de se trouver dans un film sans images. Voilà pourquoi nous avons toujours eu une réticence par rapport à l’image. C’était très compliqué au niveau du choix des pochettes, elles étaient d’ailleurs plus souvent graphiques que photographiques ; quant aux clips, cela a toujours été un enfer, une prise de tête pas possible. En fait, nous étions très réticents à l’idée de plaquer une image sur cette musique qui nous semblait ne pas nécessiter cet apport, comme si elle impliquait elle-même suffisamment d’imaginaire.

Pourtant Philippe Poirier est passionné par l’image, il réalise des films...

Tout à fait. Lui, en outre, dans son travail solo, intègre beaucoup la peinture : presque tous ses textes sont des descriptions picturales, des visions de peintre. D’une certaine façon ses morceaux sont peints. Il vient des Beaux-Arts, il a un sens visuel très développé. De même Costa [Pascal Benoit, NDLR], le batteur, est photographe. Mais je dirais que, s’il existe du sens visuel chez Kat Onoma, il se trouve directement dans le son. Si Philippe est passé derrière la caméra pour le groupe, c’est par défaut : on avait tellement de mal à s’entendre avec les réalisateurs qu’il a dû s’y mettre lui-même.

En réalisant des ciné-concerts, vous privilégiez l’esthétique du direct. Seriez-vous cependant disposé à composer régulièrement des bandes originales de films, un peu comme John Cale par exemple ?

Cela m’intéresserait beaucoup. Je l’ai déjà fait, à de rares occasions : sur un film de Mathieu Amalric (disons plutôt qu’il a utilisé des morceaux déjà existants) [sur La Chose publique, 2003, NDLR], un autre d’Emilie Deleuze [Mister V., 2003, NDLR], ainsi que quelques documentaires, notamment à propos de la psychanalyse... Là je vais travailler sur la musique d’un film tourné en Algérie [le splendide Bled Number One de Rabah Ameur-Zaïmeche, NDLR]. Peut-être que, généralement, le cinéma français offre assez peu d’espace pour vraiment s’exprimer en musique. C’est étrange : dans un cinéma qui peut, par ailleurs, avoir de grandes qualités d’invention, je trouve le résultat souvent assez décevant au niveau du son, excepté chez des gens comme Godard, bien sûr, même si là c’est plus de l’ordre du montage. On dirait que tout ça manque d’espace, contrairement à des cinéastes américains comme Lynch qui accordent une vraie place au son... Alors ce qui est génial dans le ciné-concert, c’est que le musicien a toute latitude : le film est muet, le réalisateur absent... Par contre cela est très intimidant car la responsabilité est grande : on peut bousiller le film. (JPEG) La première fois que j’ai joué sur L’Inconnu, au musée d’Orsay, qui en présentait une nouvelle copie dans le cadre d’une rétrospective Tod Browning, il n’y avait dans la salle que des cinéphiles fous de ce dernier : je me sentais vraiment sous surveillance car eux venaient voir le film, ils se seraient passé de la musique. Si je n’avais pas été dans le truc, je pense que je me faisais dégager. Or "être dans le truc", cela ne veut pas dire être illustratif, parce que voilà justement l’écueil : il faut éviter la mécanique obligée de la musique, comme ces pianistes qui accélèrent et ralentissent, se refusent au silence, etc. Bref, ce n’est pas simple. A la base, je ne connaissais pas L’Inconnu ; mais j’en suis vite tombé raide dingue, car c’est un chef-d’œuvre, une merveille ! Je me suis donc posé beaucoup de questions pour savoir comment aborder ça musicalement. Et ce qui m’a passionné, c’est le fait d’être obligé d’apprendre un film par cœur, moi qui n’ai aucune mémoire visuelle. A la sortie d’un film, je suis incapable de raconter une scène, j’oublie instantanément. J’exagère un peu, mais je n’ai pas cette mémoire qu’ont les vrais cinéphiles, par exemple Pierre Alferi : lui, c’est extraordinaire, il a carrément un disque dur, on a l’impression que tout ce qu’il a vu est gravé dans sa tête ! Ce n’est pas du tout mon cas, et là j’ai vraiment dû faire un effort pour rentrer dans les entrailles du montage. Comme j’ai souvent réitéré cette expérience depuis, ce qui n’était pas prévu au départ, je trouve ça génial de découvrir à chaque fois d’autre choses dans le film.

Un phénomène me semble remarquable chez Kat Onoma : cette façon qu’a le groupe de dériver sa propre énergie, de contourner les mélodies trop évidentes, pour finalement élaborer une musique reposant sur la sérialité mélodique et le miroitement des instruments. On pourrait presque établir une analogie avec le cinéma moderne, par exemple celui d’Antonioni, rejetant la construction classique du récit et laissant place à une pure plasticité...

Je te laisse la responsabilité de cette mise en relation [sourire]. Si Kat Onoma produit cet effet-là, c’est formidable. Je ne me le suis jamais dit en ces termes, mais ce que tu notes concernant la dérivation de l’énergie et le miroitement me paraît très juste... Il est vrai que j’affectionne les boucles et une dynamique de l’intensification par la répétition. Dans le groupe, on partageait tous un amour absolu du rock, même dans sa version la plus primitive et rudimentaire (Cochran, les Troggs...) ; mais comment faire quand on n’est plus adolescent, quand on n’est plus dans les années 50 ou 60 et que son propre rapport à la musique s’est compliqué (en écoutant du jazz, mais aussi de la musique répétitive, africaine, contemporaine...) ? Comment faire pour élargir, non pas le propos, mais les ressources musicales, à partir de choses extrêmement simples ? Car dans "Wild Thing" il y a trois accords, cela est très important, il ne s’agit pas d’en rajouter un quatrième. Sur quoi peut-on donc jouer ? Voilà quelle était notre problématique de départ. On a ainsi décidé de jouer sur l’intensité, la retenue, l’ellipse, et à certains moments sur des effets d’écho. C’est pour ça qu’on a très souvent pratiqué la reprise : avec la mémoire de l’original on est déjà dans un effet 3D, dans le contrepoint, on peut citer ou à peine esquisser cette citation... Donc voilà, c’est ce genre de choses que Kat Onoma a exploré, avec toujours l’enjeu de ne pas introduire une sophistication musicale et harmonique qui serait hors sujet. Il y a donc eu un vrai malentendu autour de cette histoire de "rock intello". Evidemment, nous réfléchissions à ce que nous faisions ; j’essayais autant que possible de penser aux textes et de placer toutes sortes de choses en contrebande dans ce millefeuille que sont les albums de Kat Onoma. Mais toujours, comme je l’ai dit, avec l’espoir d’éviter cette sophistication que, musicalement, je n’aime pas. Je crois que la musique doit rester fondamentalement minimaliste et connectée à une émotionnalité "primitive" : ceci se produit dans le jeu, dans la relation avec le public. Ce n’est pas du tout cérébral.

Puisque vous évoquez le problème de cet estampillage "rock littéraire", étiquette que vous avez toujours rejetée, il faut quand même admettre que les textes de vos chansons sont signés par des écrivains reconnus (Pierre Alferi, Olivier Cadiot, Jack Spicer, voire Shakespeare).

Bien sûr, mais ce qui m’énerve dans cette histoire, ce n’est pas seulement la controverse autour de Kat Onoma : c’est aussi le débat concernant la notion de "littérature". D’abord, on parle de ces auteurs mais nous chantons aussi "Be Bop a lula"... Si j’aime tellement travailler avec des gens comme Cadiot ou Alferi, c’est que j’ai précisément l’impression de sortir de la littérature grâce à eux. Dans l’espace de la chanson française, avec ses rimes et métaphores, on est plongé dans la littérature jusqu’au cou... mais pas forcément la meilleure ; bref on est dans le poétique au sens le plus vague et filandreux du terme. Parce qu’ils sont à mon avis d’excellents écrivains, les gens avec qui je collabore effectuent une vraie recherche sur la langue : ils réussissent à désamorcer les effets littéraires, donc à dissoudre un peu la langue pour la rendre plus "mixable". J’ai peu de rapports avec la tradition de la chanson française à cause, notamment, de ce perpétuel surplomb du texte qui met quoi qu’il arrive la musique en position illustrative. Cette musique peut être belle, ce n’est pas la question... Dans le rock anglo-saxon, c’est complètement différent : le texte est mixé dans un ensemble sonore, et pas seulement parce qu’il s’agit pour nous d’une langue étrangère. Cela ne veut pas dire que le texte ne compte pas, mais qu’il se trouve à une autre place. Comment faire pour reproduire ça en français ? Il est très difficile d’éviter le poids du sens...

Alain Bashung a ouvert cette voie, n’est-ce pas ?

Absolument. Là-dessus Bashung est exemplaire. Cette façon dont il a réussi à trouver une issue, c’est magnifique ! Avec cette problématique qui est la sienne, à force d’essais successifs, il est parvenu à modifier le rapport de force intérieur entre le texte et la musique, tout simplement. Mais il a fallu pour ça qu’il aille du côté d’une certaine recherche formelle. Et pourtant on ne parle pas de "rock littéraire" dans son cas...

Alors ce terme a-t-il un sens pour vous ? Parmi vos références, on trouve évidemment le Velvet Underground, éventuellement Bob Dylan : il s’agit bien de rock littéraire, non ?

Lou Reed et Dylan ? Mais Lou Reed ce n’est pas du rock littéraire, je ne dirais pas ça...

Il est pourtant reconnu comme auteur : un recueil de ses textes a été publié...

(JPEG) Mais c’est qu’il aimerait bien être considéré ainsi ! C’est juste un fantasme d’Américain ! Et c’est là qu’il se trompe peut-être. Je ne dis pas ça pour sous-estimer son importance, mais bon... Je ne sais pas si tu as lu les Chroniques de Dylan. Non ? Je te les recommande, c’est extraordinaire, d’une beauté d’écriture sidérante. Effectivement, ces gens ont un rapport très fort avec la langue et la culture : on voit que pour Dylan, lire Dante à New York a été aussi important qu’écouter Woody Guthrie, et il parle extrêmement bien de ça. Mais leurs chansons ne sont pas pour autant littéraires. En fait le génie de Lou Reed et Dylan, malgré toutes leurs différences, est d’avoir produit une autre langue : ils ont inventé un idiome. Dans le cas de Lou Reed, surtout au début avec le Velvet, ce qui était fort c’était justement cette absence d’effets littéraires : il s’agissait de chroniques extrêmement réalistes et crues, des chroniques de la vie quotidienne d’un junkie d’avant-garde en Amérique. Ce n’est pas du tout de la littérature au sens fleuri et poétisant du terme. De toute façon je trouve cette controverse sur le rock littéraire très mal posée, car qu’appelle-t-on "littérature" au juste ? A un moment, cela a été un reproche pour Kat Onoma, c’est quand même extraordinaire ! Je me souviens d’une critique dans Libération, par Arnaud Viviant qui lui-même écrit des livres et prétend se situer du côté de la littérature ; il avait dit : "Arrêtez la bibliothèque." Dans le rock, il faut donc se comporter comme les mecs d’Oasis ou je ne sais quoi, boire de la bière, aimer le foot... Quelle mythification absolument dingue !

Ça c’est un peu l’idéologie de Rock & Folk...

Oui, mais aussi des Inrocks, finalement et paradoxalement ! C’était la même chose à l’époque des grands jazzmen : les critiques intellos français mythifiaient l’artiste noir, le nègre soi-disant complètement abruti d’alcool et d’héroïne, l’artiste brut qui ne réfléchit pas à ce qu’il fait, le génie inconscient. Cela a pour fonction de valoriser le critique qui, lui, réfléchit et exhume la génialité de ce musicien. Mais ça ne se passe pas comme ça, un artiste n’est jamais un être brut ! Charlie Parker, c’est le contraire d’un artiste inconscient, sans pour autant être un intellectuel... Bref, tout ça me paraît schématique, insuffisant, mal posé...

D’accord, le débat est clos sur le sujet [sourires de part et d’autre]. Parlons un peu de la méthode que vous utilisez pour composer vos chansons : trouvez-vous d’abord une mélodie puis le texte le plus approprié à son climat, ou est-ce l’inverse ?

Il est arrivé que des textes, tels quels, inspirent une chanson. Souvent, quelque chose dans le texte me donne une amorce et m’amène à effectuer des recoupages, dans un mouvement de va-et-vient : c’était le cas avec "Cheval-Mouvement" par exemple. En partant en expédition avec Olivier Cadiot sur l’île de Batz pour Hôtel Robinson, j’étais complètement ouvert à ce qui allait se passer, nous y allions sans idée préconçue ; j’avais juste une vague envie musicale, quelques petites choses sous le coude qui, à un moment, sont venues se connecter avec le reste. Mais c’est vrai que, souvent, le texte déclenche le processus de composition.

En plus d’un goût pour la musicalité des mots, vous affirmez un penchant pour celle de la voix humaine à proprement parler. Ceci se matérialise sur plusieurs albums par l’emploi de samples vocaux : les gens parlant le welche sur On n’est pas indiens, c’est dommage, les habitants de l’île de Batz ou Gilles Deleuze sur Hôtel Robinson, des annonces d’aéroport ou des voix de spationautes sur Planetarium...

Oui, absolument. La voix peut posséder une ressource musicale supérieure, justement quand il n’y a pas de chant. Je suis assez peu attiré par l’art vocal, au fond. Je n’ai pas du tout l’impression d’être un chanteur au sens propre du terme...

Il est vrai que vous vous inscrivez plutôt dans ce courant du chanté-parlé, initié par des artistes comme Gainsbourg en France, ou Leonard Cohen et Lou Reed en Amérique. Chez vous, cela semble instinctif plus que savamment étudié.

Le chanté-parlé a souvent une connotation un peu péjorative, comme s’il s’agissait de parler parce qu’on ne saurait pas chanter. Mais je n’ai jamais non plus l’impression de parler [sourire]. En fait ce n’est ni l’un ni l’autre : c’est une espèce de voie intermédiaire. On peut effectivement évoquer Lou Reed encore une fois, car ceci est extraordinaire chez lui : posé sur de superbes mélodies, son phrasé fait entendre un grain de voix d’une richesse ouvrant sur autre chose. En général, la voix qui chante largue les impuretés, elle devient purement musicale à la manière d’un instrument, elle se déshumanise délibérément. Là, il s’agit au contraire de rester connecté à cette granulosité humaine. Je trouve fascinant, en travaillant avec Olivier [Cadiot, NDLR] sur les échantillons, en prélevant un élément de la voix d’une personne parlant sans intention quelconque, de constater cette énorme musicalité implicite. Et au-delà de la musicalité, de ressentir un effet proustien, l’"effet madeleine" au fort pouvoir d’évocation. Une voix amène avec elle un immense background : cette puissance-là est très très forte !

Ici on touche encore le problème de la modernité : le fait de laisser advenir l’incidence dans l’œuvre rend celle-ci plus humaine.

Absolument : j’aime laisser venir, laisser passer les choses. Ce qui ne veut pas dire s’abandonner au hasard. Il y a comme une magie blanche dans la technique de l’échantillonnage : on ne manipule pas seulement une matière, mais aussi des armes. On peut fabriquer quelque chose avec ça : par exemple la voix de Deleuze, découpée et mixée d’une certaine manière, reste ce qu’elle était déjà tout en étant élevée au carré. On peut évoquer la dimension d’incidence car certaines opérations ne sont jamais totalement préméditées : on trouve des trucs intéressants en faisant des essais, en laissant une machine tenter un coup de hasard... Il faut juste être attentif. Le contrôle se situe parfois seulement lorsque l’on dit : "Ça c’est bien, on le garde." Il s’agit autant d’écouter que de produire, autant d’une passivité active que d’une action réfléchie.

(JPEG) Le cinéaste Jacques Audiard, qui a réalisé le clip de "Unlimited Marriage" en 1998, vous a qualifié de "minimaliste chaud." Il existe un autre minimaliste chaud auquel on ne vous compare pas assez selon moi : Neil Young. Malgré vos différences de style et de registre, vous partagez plusieurs points communs : la revendication d’une totale liberté artistique, le goût de l’indépendance, ainsi qu’un son de guitare à la fois raffiné et granuleux, presque sale à l’occasion. Que pensez-vous de ce rapprochement ?

Je le prends comme un énorme compliment. J’adore évidemment Neil Young, dont j’ai déjà repris "Old Man". Cependant c’est assez curieux, car je ne dirais pas qu’il a beaucoup joué comme influence. Il y a des tas de trucs de Neil Young que j’ignorais et que j’ai découverts récemment. Mais en effet, chaque fois j’ai été frappé par quelque chose que je reconnaissais immédiatement dans sa démarche. Peut-être que nous sommes assez proches au niveau de ce rapport spécial à un groupe tout en étant parallèlement indépendant...

Depuis trente-cinq ans, Neil Young éprouve le besoin d’alterner albums électriques et acoustiques. Vous aussi semblez fonctionner selon un mode oscillatoire, entre disques de chansons "classiques" et disques tendant vers une relative abstraction. Chez vous, est-ce une démarche consciente et vitale ?

Ce n’est pas un hasard. J’éprouve le besoin, non seulement de varier les plaisirs, mais aussi d’élargir le champ d’expression. J’aime l’unité qui se dégage d’un album, et... Tiens, petite parenthèse : je suis un peu malheureux de constater la dévaluation du CD et sa disparition comme format unique de référence (évidemment, j’aimais encore davantage le format vinyle), car je trouve que c’est une belle unité pour s’exprimer. Avec la numérisation, on est moins dans l’idée de ce qui peut faire unité : il ne s’agit plus d’un objet conçu comme un tout, on peut télécharger des bouts d’albums, procéder à une espèce de fragmentation... Je disais donc que, autant j’aime l’unité d’un album, autant j’apprécie la possibilité de m’exprimer à travers plusieurs disques afin qu’il y ait entre eux des rapports de contrepoint. Pour moi, le label Dernière Bande c’est ça : une manière de pouvoir raconter quelque chose (je ne saurais dire exactement quoi, d’ailleurs), quelque chose qui fasse œuvre, non pas au sens clôturé et prémédité du terme, mais dans un sens rhizomatique, avec des résonances. J’aime aussi l’idée d’être complètement dédié à un projet qui exige d’aller au bout de la direction qu’il prend. Et après, changer de direction à nouveau... (JPEG) J’ai d’ailleurs réalisé mon premier album, Cheval-Mouvement, comme un contrepoint à Billy The Kid, disque assez riche en pistes : rien que pour "The Radio" il y avait environ quarante-huit pistes, en plus on l’avait réenregistré pour en faire un remix, on avait perdu les bandes... Bref, tout d’un coup j’ai eu une incroyable envie de sobriété, d’un minimalisme de moyens : un compresseur, un micro bien choisi, une guitare acoustique... C’est parti comme ça. J’ai fait un petit morceau, "Meow meow", après le mix de "The Radio", et cela a été le point de départ de mon album solo. C’est vrai qu’il existe une oscillation : je suis à la fois attiré par un son pur de guitare et par l’électronique la plus aventureuse, où ce son de guitare sera complètement passé à l’acide. Je ne pense pas être le seul dans ce cas. Je suis d’autre part toujours étonné par les musiciens creusant inlassablement le même sillon. Récemment, j’ai écouté Sonic Youth à Saint-Brieuc : voilà typiquement le groupe dit "expérimental" ou "d’avant-garde", mais je trouve qu’en un sens c’est un groupe qui a forgé son propre classicisme, qui tend à la répétition de la même formule, exactement la même...

Thurston Moore a malicieusement suggéré que son groupe jouait désormais du "folk de New York"...

C’est vraiment ça, voilà ce que je me suis dit sans savoir que lui-même l’avait déclaré. C’est un folklore local qui a la chance d’être répandu mondialement, mais qui est presque une forme de musique traditionnelle : quand on va dans une boîte à New York, on a toutes les chances d’apercevoir Kim Gordon en train de faire un petit truc expérimental avec une image 35 mm et du larsen... [sourire] Ça, je ne sais pas si je l’envie ; ça m’est un peu étranger, j’avoue.

En même temps, Sonic Youth a créé comme vous son propre label qui lui permet de se livrer à des projets expérimentaux, parallèlement à sa production de disques plus "rock".

Bien sûr, ils ont plusieurs cordes à leur arc. Mais j’ai le sentiment que ce double fonctionnement est présent depuis le début, et que leurs projets parallèles se ressemblent tous. Ce n’est pas une critique, c’est le constat d’une autre pratique. Toute sa vie, John Lee Hooker n’aura fait que du John Lee Hooker. Johnny Thunders n’aura fait que du Johnny Thunders. Les Ramones aussi...

Quand vous avez décidé de vous lancer sérieusement dans la musique, la réaction contre une certaine médiocrité de la pop ou du rock contemporains fut-elle un facteur déterminant ?

Je ne dirais pas du tout ça. C’était un désir affirmatif, plutôt en réaction à des stimulations. J’évoquais tout à l’heure les quelques concerts qui m’ont replongé dans la guitare : c’était tout simplement une attraction, j’ai été rappelé à l’ampli, au son électrique, au désir d’avoir un batteur jouant derrière moi... Par contre, c’est vrai que dans les années 80, à l’époque où Kat Onoma s’est constitué, nous nous sentions très isolés en France. Nous n’étions pas inscrits dans une scène, nous étions un peu seuls sur notre créneau, connectés avec des choses venues d’ailleurs.

Justement, le grand mérite de ce groupe est d’avoir réussi à s’inscrire dans un vaste héritage tout en refusant les schémas éculés, les tics liés au rock. Peu d’artistes ont su respecter la mythologie de cette musique tout en ouvrant son champ de vision. Ne trouvez-vous pas que le rock a tendance à bégayer depuis pas mal de temps ?

Il a toujours bégayé. Evidemment le rock a connu dans les années 60 et 70 une période d’émergence et d’explosion créative. C’est un phénomène historique, qui fait qu’à un moment donné la bonne musique domine. Malheureusement, ce n’est plus le cas. D’ailleurs je ne sais pas si ce fut souvent le cas dans l’histoire. Peut-être était-ce exceptionnel que la bonne musique devienne celle de toute une époque : je dis peut-être des bêtises, mais la situation "normale" n’est-elle pas plutôt que la bonne musique redevienne une affaire minoritaire ? Ce qui prédomine sous les noms de "rock", "pop" ou "variétés", c’est au fond quelque chose qui a très peu à voir avec la notion de "musique", mais beaucoup plus avec des fonctions tout autres, comme celles de l’entertainment. Somme toute, assez peu de gens s’intéressent vraiment à la musique.

Quand vous avez créé le label Dernière Bande, label marqué du sceau de la liberté créative et des rencontres inattendues, l’avez-vous un peu conçu comme un moyen de lutter contre la médiocrité dictée par le marché du disque ?

Ça oui, mais lutter au sens concret du terme, c’est-à-dire tenter de faire exister quelque chose. Hélas, on est tellement requis par la nécessité de faire vivre cette chose-là qu’elle ne peut valoir comme contrepoids aux forces dominantes : il faudrait qu’elle trouve place dans un mouvement plus ample, de l’ordre d’un combat général supposant qu’on soit nombreux. Lorsque j’ai fondé Dernière Bande au sens d’un vrai label indépendant, il y a quatre ans, j’ai appelé différents groupes français, notamment Noir Désir, pour savoir où ils en étaient par rapport à ce problème d’indépendance. Mais à ce moment-là, il n’était pas possible de monter une action collective. De fait, nous nous trouvons à réaliser les choses en solitaire, un peu contraints et forcés. Je déplore vraiment qu’il n’existe pas plus de démarches concertées et un peu plus combatives.

(JPEG) Dans son long poème musical Et... Basta !, Léo Ferré prononce quelques mots faisant initialement allusion au désespoir existentiel, mais pouvant facilement s’appliquer à la vacuité culturelle entretenue par les médias. Cette phrase, c’est : "Et tout ce néant de la merde qui remonte à mes babines." Que vous inspire-t-elle, mise dans ce contexte ?

Evidemment, le risque est permanent de se trouver parfois carrément asphyxié, englouti dans une espèce de boue, dans ce néant nauséeux et nauséabond. Il suffit de regarder un peu trop la télé pour risquer l’attaque cérébrale ou la dépression aiguë. Le problème est de savoir comment survivre dans un contexte où l’on est effectivement menacé. Mais je me méfie aussi des grandes imprécations généralisantes sur le dégoût de la modernité : "l’époque est dégueulasse, retirons-nous..." Cette posture a son charme, surtout quand c’est stylé, mais elle est assez réactionnaire. Cela ressemble à la nostalgie d’un avant qui aurait été pur de toutes ces contaminations, ce qui est douteux ; ou bien à une sorte de désespoir absolu qui me paraît tout aussi faux. C’est vrai que nous vivons à une période effrayante du point de vue de l’évolution du marché, avec cette manière dont les produits culturels se sont retrouvés aux avant-postes du processus de mondialisation le plus trivial. Mais en même temps, on trouve encore énormément de bonne musique, mal diffusée certes, et malheureusement pas du tout dominante ; or elle existe, et on pourrait dire ça de nombreux autres arts.

Or le problème, c’est que le poids des médias, déjà dénoncé par des gens comme Ferré dans les années 70, a pris encore plus d’ampleur. Des artistes tels que vous en ont pâti...

Absolument, il ne faut pas le nier. Il y a de quoi se révolter contre ça, et être à certains moments découragé. Kat Onoma en a souffert, c’est certain, et même de manière inégale au sein du groupe. Moi j’ai la chance, depuis dix ans, de réaliser d’autres choses à côté de Kat Onoma ; c’est aussi parce que je suis le seul, dans le groupe, à avoir décidé de ne faire que de la musique. Les autres membres étaient plus vulnérables face à ce qu’il advenait de Kat Onoma, face à la manière dont nous étions traités ou maltraités. Ma riposte a été de continuer à lancer des projets, d’essayer de ne pas me laisser envahir par le découragement.

Vous avez deux enfants. Sur le plan culturel, notamment en musique, leur servez-vous de guide ou, au contraire, leur accordez-vous totale carte blanche ?

Je suis absolument contre l’idée de les guider au sens de "gourou". De fait, ils se trouvent mis en contact avec toutes sortes de choses. Ils viennent aux concerts : mon fils, qui a neuf ans, a vu dans la même semaine Schweyk et le spectacle autour de Planetarium, et peut-être que demain soir il ira me voir jouer avec Bashung... Je constate que ma fille et lui ont des goûts très sûrs : je ne sais pas si c’est la conséquence d’avoir un père musicien, mais ils savent déjà ce qu’ils aiment. Je trouve ça très important. Il y eut certes des phases, dans les goûts de ma fille, où je ne l’ai pas suivie, mais c’était toujours impressionnant de sûreté. Même s’il existe forcément des effets mimétiques (telle copine écoute tel ou tel disque), on établit très bien la différence entre un jugement qui se forme et le fait d’être simplement une fashion victim téléguidée par les médias... Vers l’âge de cinq ou six ans, mon fils est tombé raide dingue de Nirvana après les avoir vus sur MTV : il possède tous leurs disques, il a vu des tas de clips. Il adore aussi Jean-Sébastien Bach, il écoute Kat Onoma, mais Nirvana reste pour lui plus fort que tout. D’après moi, voilà le dernier exemple de groupe bénéficiant d’une communication de masse et porteur d’une vérité puissante, no future certes, mais avec une dimension supplémentaire. Ils possèdent une puissance sous le capot, venant aussi de la production, quelque chose d’implacable et de tout simplement sublime, également lié à la personnalité de Kurt Cobain, à sa voix. C’est très fort, ça parle aujourd’hui à un enfant de cinq ans et ça parlera tout autant dans quinze ans. C’est incassable...

Kat Onoma restera un groupe majeur dans l’histoire du rock français. Pour vous, il s’agit sans doute d’une aventure inoubliable. Comptez-vous, à l’avenir, collaborer à nouveau avec vos anciens partenaires (comme l’a fait Philippe Poirier sur son dernier album, en invitant Pascal Benoit et Guy Bickel) ? Ou considérez-vous qu’il vaut mieux en rester là ?

(JPEG) A l’évidence, il a fallu en passer par cette case, qui est : "On arrête." Mais je n’arrive pas à croire qu’on ne fera plus rien ensemble, ni même que Kat Onoma ne jouera plus jamais : j’avoue que cette perspective m’attristerait trop [sourire de circonstance]. Pour autant, je ne suis certain de rien. Je n’en détiens pas la clef. Tu parlais d’aventure unique et irremplaçable ; effectivement, je ne pense pas que je connaîtrai une autre expérience de groupe à cette échelle-là, sur une telle durée. Kat Onoma est un groupe très atypique, y compris dans son fonctionnement interne, avec de grandes dissymétries : par exemple, on ne vit pas dans la même aire géographique. Quand je suis venu à Paris, j’ai dû faire en sorte que le groupe existe, se développe, aboutisse ses projets, ses albums... Ça, on l’a peu partagé ensemble, des écarts se sont créés. Sans compter les écarts de temps entre les disques : entre Far from the pictures et le dernier, cinq ou six ans se sont écoulés pendant lesquels on n’a pas joué du tout. C’était étrange, ce groupe qui se retrouvait miraculeusement au bon moment, sur la bonne idée, uni comme les cinq doigts de la main, avec un son qui était le sien ; puis il y avait ces périodes où l’on ne se voyait pas... Même si notre existence collective comportait quelque chose de très cyclothymique ou d’intermittent, pour moi il s’agit d’un vrai groupe. Un vrai groupe, c’est un ensemble au sein duquel chacun compte de manière presque énigmatique, quel que soit son apport réel, même la personnalité un peu neutre, un peu en retrait : on voit comment ça marche chez les Stones, par exemple. Il s’agit d’une alchimie étrange, et ce genre de relation est très passionnant.

(JPEG) Pour conclure, quels sont vos projets dans l’immédiat ?

Comme je l’évoquais plus haut, je pars en Algérie tourner une petite scène dans le film dont je réalise la musique : je joue un morceau dans un bled... Puis je participe aux Vieilles Charrues avec Erik Marchand et des invités. Fin août, je joue dans un festival à Rochefort, en Charente-Maritime, avec David Thomas, le chanteur du légendaire groupe américain Père Ubu : je suis vraiment ravi de faire quelque chose avec lui ! En septembre, je vais tourner au Japon avec Yves Dormoy sur le projet Planetarium. J’ai donc plusieurs rendez-vous live, et j’espère dans les prochains mois mettre en route un nouveau projet d’album...

Propos recueillis le 29 juin 2005


Pour aller plus loin, voici un petit florilège d’entretiens avec Rodolphe Burger publiés sur le web :

En 2001, Amazon a réalisé une interview à l’occasion de la sortie du dernier album de Kat Onoma, mais le plus intéressant est le dossier de presse qui recense différents articles et autres entretiens souvent passionnants : essentiel pour les fans et les curieux...

En avril 2001, la revue Vacarme a interrogé Rodolphe sur sa sonorisation du tramway de Strasbourg : un passionnant point de vue sur le son et l’espace urbain.

En juin 2005, un admirateur s’est livré à une petite enquête à propos de "Marieke", adaptation d’une chanson de Brel refusée pour un album tribute. Il en profite pour effectuer un petit reportage sur le festival C’est dans la Vallée, créé par Rodolphe.

Pour ceux qui voudraient trouver quelques infos d’actualité et faire du shopping musical, ne pas hésiter à aller sur le site du label Dernière Bande . D’autres pages du site proposent des fiches avec articles de presse, dont cette très bonne biographie de Rodolphe .

Egalement pour se tenir au courant de l’actualité de Rodolphe et du label Dernière Bande, le MDO’s corner (site d’un initié de haute volée) offre un regard privilégié sur les artistes et les coulisses, avec un maximum de belles photos et de son...

Si vous voulez continuer à naviguer sur Artelio, n’oubliez pas de jeter un coup d’oeil à l’article retraçant l’histoire et la discographie de Kat Onoma .

Enfin, si vous le souhaitez, venez discuter de Rodolphe Burger et Kat Onoma sur le forum .

par Anthony Boile
Article mis en ligne le 18 septembre 2005

Un très grand merci à Rodolphe Burger pour son accueil, sa gentillesse et sa patience. Merci également à Alaric, Florent et Céline pour le prêt de matériel, à Babache pour ses conseils et l’envoi de documentation supplémentaire, ainsi qu’à Bernard Irrmann pour la photo d’en-tête.