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Quand Paris réveille le Brésilien qui sommeille en Villa-Lobos

Si la musique brésilienne est connue pour le samba, le pagode ou la bossa nova, elle l’est beaucoup moins pour sa musique classique. Pourtant, le Brésil a aussi produit sa musique classique, grâce, notamment, au talent du grand compositeur Villa-Lobos. Si celui-ci est une référence incontestée de la musique classique brésilienne, il n’en reste pas moins une figure symptomatique de la relation entre un grand centre d’art qu’est à l’époque l’Europe et sa périphérie culturelle, l’Amérique latine.


Le contexte au Brésil

(JPEG)Villa-Lobos est né à une époque où de très profonds changements s’annonçaient. Un empereur fragile et grabataire était encore la clef de voûte d’un gouvernement inefficace. En 1889, celui-ci a été expulsé du Brésil, et une République a été proclamée.

Cette transition a été un facteur d’impulsion dans le domaine des arts. Les idées de liberté et de modernité ont créé une atmosphère favorable aux changements d’options esthétiques. Ce fut l’occasion, dans le domaine musical, d’opérer une grande restructuration de la plus grande institution d’enseignement musical du pays : le Conservatoire Impérial de Musique s’est transformé en Institut National de Musique. Ce changement de nom n’était pas seulement symbolique. Il était le reflet d’un désir de sérieuses modifications dans les arts musicaux. En effet, malgré l’existence du Conservatoire Impérial de Musique, destiné à faire entrer le Brésil au sein des nations les plus avancées culturellement, la musique savante n’avait sa place qu’au sein du cercle très fermé du trône impérial. De plus, l’influence italienne était à l’époque prééminente, rendant difficile la création musicale brésilienne dans ce qu’elle pouvait tirer de sa propre essence.

Quand le compositeur Leopoldo Miguéz a pris la direction de l’Institut National de Musique en 1890, il a alors été question d’abolir le vieux conservatisme impérial, pour imposer une esthétique musicale "moderne". Pour Miguéz, il s’agissait par conséquent de remplacer l’esthétique italienne de Verdi, par le "modernisme" représenté selon lui par l’esthétique allemande de Wagner et l’esthétique française de Saint-Saëns. Dès sa prise de fonctions, Miguéz a supprimé les cours de chants lyriques italiens en prétextant une "pénurie de professeurs". Or, il y avait beaucoup de professeurs de chants lyriques italiens à l’époque, et un mouvement d’opposition s’est constitué face à l’establishment de Rio de Janeiro. Cela a donné lieu à un débat esthétique sur la musique savante brésilienne, entre l’inspiration de Verdi et l’inspiration "moderne" de Richard Wagner.

Les débuts de Villa-Lobos

(GIF)C’est dans ce contexte qu’a grandi le petit Villa-Lobos. Issu de la génération suivant celle de Miguéz, il a grandi dans ce schéma qui avait été dessiné par ses prédécesseurs : "l’ancienneté et la noblesse" de la musique italienne, le "modernisme" de Wagner et la musique "révolutionnaire" de Debussy.

C’est le père du petit Heitor, Raul Villa-Lobos, qui l’a initié à la musique. Il l’amenait souvent à des concerts et même à des salons musicaux dans la maison d’Alberto Brandão, chef de la majorité à l’Assemblée Provinciale du Fluminense (ancienne province administrative de l’autre côté de la Baie de Guanabara, laquelle borde Rio de Janeiro).

En 1904, Heitor Villa-Lobos entra à l’Institut National de Musique pour suivre des cours nocturnes de violoncelle alors qu’il participait à un orchestre d’une société symphonique, le Club Francisco Manuel. Cependant, la même année, ces cours nocturnes ont été supprimés, et le nom de Villa-Lobos n’apparaît plus dans les registres de l’Institut les années suivantes.

Entre 1905 et 1912, Villa-Lobos aurait parcouru le Brésil. Deux écrits relatent un concert à Paranaguá et un autre à Manaus. De retour à Rio de Janeiro, il dut gagner sa vie en jouant dans des orchestres populaires, des mariages et autres fêtes. Alors que la radio était un privilège de la classe la plus élevée de la société brésilienne, la majorité, plus pauvre, n’avait pour d’autre source musicale que les orchestres de quartier. D’un côté, il était donc au contact de cette musique populaire qu’il jouait pour vivre, mais d’un autre, il en était séparé par cette éducation très érudite que lui avait inculquée son père.

Ce n’est qu’à partir de 1915 que Villa-Lobos présenta à Rio de Janeiro ses premières compositions. Ses premières symphonies ont été composées en accord avec les règles préconisées par Vincent d’Indy dans son Cours de composition musicale. L’esthétique proposée par Vincent d’Indy et adoptée par l’Institut National de Musique était d’ailleurs directement liée à Richard Wagner. Cela pouvait donc servir à Villa-Lobos pour prouver sa capacité à composer en adéquation avec l’establishment de Rio de Janeiro. Petit à petit, il commença à se faire connaître. Un concert a plus particulièrement attiré l’attention des artistes modernistes de São Paulo. Ce fut celui où il présenta sa composition la plus osée : le Quartetto Simbolico. Il fût ainsi le seul compositeur invité à présenter ses oeuvres durant la Semaine d’Art Moderne à São Paulo en 1922. Après cette semaine très importante pour l’art brésilien, Villa-Lobos a été invité par ses amis à divulguer sa musique ainsi que celle d’autres compositeurs brésiliens en France. Un décret a même été pris pour financer son voyage. Le voilà donc, à destination de Paris, ambitieux et enthousiaste comme jamais.

La rencontre qui changea son destin

(GIF) En juillet 1923, Villa-Lobos arrivait à Paris en parfait étranger. Personne ne le connaissait. Son introduction au sein des cercles artistiques parisiens s’est faite grâce à un groupe de peintres et d’écrivains modernistes qu’il avait connu durant la Semaine d’Art Moderne de São Paulo. Quelques jours après son arrivée, le compositeur fut invité à un déjeuner dans le studio de Tarsila do Amaral dans lequel seraient entre autres présents le poète Milliet, le pianiste João de Souza Lima, l’écrivain Oswald de Andrade, le poète Blaise Cendrars, le compositeur Erik Satie, et le poète et peintre Jean Cocteau.

Ce jour-là, la conversation entre les artistes était très animée. C’est à ce moment qu’ils vinrent à discuter de l’improvisation musicale. Villa-Lobos, qui avait une grande expérience des oeuvres pour piano en solo, s’assit face à l’Erard de concert de Tarsila pour jouer une improvisation. A la fin de son improvisation, Jean Cocteau attaqua férocement Villa-Lobos en lui disant que d’après lui, son improvisation n’était qu’une banale vulgarisation des styles de Debussy et de Ravel. Villa-Lobos entama alors une autre improvisation, et Jean Cocteau demeura tout aussi intransigeant. Les deux hommes continuèrent alors à discuter sur la musique de façon très agitée, et en vinrent presque à se battre.

Cette rencontre a été particulièrement importante pour Villa-Lobos. Elle marque sans doute une des plus grandes inflexions dans la trajectoire personnelle et artistique du compositeur. Elle constitue une frustration sans précédent dans la vie de Villa-Lobos. En effet, il espérait faire à Paris un succès considérable, si ce n’est aussi grand que celui qu’il avait fait à Rio de Janeiro. Or son art avait été rejeté par une des plus grandes personnalités artistiques de la capitale française. D’un côté, un artiste, venant de la "périphérie", plein d’espoir et tout nouveau dans ce qui était considéré à l’époque comme le plus grand centre culturel du monde, et de l’autre, Jean Cocteau, solidement établi dans son milieu artistique. Beaucoup plus qu’une simple question esthétique, on a affaire à une mise en jeu de considérations culturelles, hiérarchiques, si ce n’est de légitimité.

Ce qu’il faut aussi comprendre, c’est que Villa-Lobos était déphasé par rapport au contexte artistique dans (GIF) lequel vivait Jean Cocteau. En effet, dans son livre Le Coq et l’Arlequin, Jean Cocteau relègue Claude Debussy parmi les compositeurs d’ancienne génération, lequel servit de modèle à Villa-Lobos. Il crée ainsi le Groupe des Six, groupe de compositeurs parmi lesquels Darius Milhaud ou Germaine Tailleferre, lequel insuffle une nouvelle esthétique française. Déjà en 1920, Milhaud écrivit dans la Revue Musicale son regret que les compositeurs qu’il rencontra au Brésil ne s’inspiraient pas de la musique populaire de leur pays alors que lui-même utilisait des sources populaires pour composer sa propre musique. La rencontre avec Jean Cocteau a donc été très marquante pour l’œuvre de Villa-Lobos, qui a significativement été transformée par la suite durant le séjour du compositeur à Paris.

En outre, Tarsila do Amaral avait écrit peu avant l’arrivée de Villa-Lobos en 1923 à Paris qu’elle avait envie de se sentir "peintre de sa terre". Elle savait que l’essence même de ses peintures ne pouvait avoir de racine solide que dans les souvenirs et les inspirations de son pays, le Brésil. Il faut enfin savoir que dans d’autres endroits comme en Hongrie avec Bela Bartok ou en Russie avec Stravinski, le populaire fait peu à peu son apparition dans le monde de la musique savante.

Un compositeur brésilien

(JPEG) C’est ainsi que lorsque Villa-Lobos arriva à Paris en 1923, étaient en place plusieurs pistes qui devaient plus tard le pousser à être un compositeur de musiques à caractère national.

Villa-Lobos commença alors à utiliser dans ses compositions des rythmes de la musique populaire, celle-là même qui était critiquée par les compositeurs de la musique savante. Son oeuvre a véritablement été plus riche sur ce plan, et dès son retour de Paris vers 1924, il a fait des recherches sur les chants indigènes. Villa-Lobos a aussi commencé à retracer dans ses compositions diverses formes de représentations de sa nation. Petit à petit, il a créé son propre style, entre les postulats européens et la musique populaire brésilienne.

Petite nuance en guise de conclusion

Si Villa-Lobos a véritablement composé des musiques brésiliennes à partir de 1923, on peut se poser la question de la légitimité du terme "brésilien". En effet, ce qui comptait pour le compositeur, c’était d’être acclamé par l’establishment artistique parisien. Il avait toujours en lui une grande admiration pour l’art européen. Ce qui peut finalement être dit, c’est que ce terme de "brésilien" peut être nuancé par le fait que le la musique "brésilienne" de Villa-Lobos est née à partir du regard européen. N’est-ce pas là quelque peu similaire à l’inspiration wagnérienne qu’avaient les musiciens modernistes de 1900 ?


Sur Villa-Lobos : http://www.museuvillalobos.org.br

Sur Tarsila do Amaral : http://www.tarsiladoamaral.com.br

par Simon Caqué
Article mis en ligne le 24 septembre 2004

FICHE DU COMPOSITEUR

Nom : Villa-Lobos

Prénom : Heitor

Nationalité : brésilienne

Date de naissance : 5 mars 1887 à Rio de Janeiro (capitale du Brésil jusqu’en 1961)

Profession : se déclare officiellement compositeur de musique en 1915.

Principales oeuvres : Bachianas Brasileiras n°5 - Tocata O Trenzinho Caipira - A Maré Encheu - Choros n°1

Décès : 17 novembre 1959 à Rio de Janeiro