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Ikkyû, le poète zen

Ikkyû est une preuve frappante des capacités de la poésie à apporter une lumière sur des interprétations du monde. Il faut observer aujourd’hui l’éclairage de cet homme, à la vie tumultueuse et étonnante, sur une pensée qui ne serait sans doute pas devenue ce qu’elle est sans une figure telle que lui. Vous laisserez-vous voguer sur la trajectoire de ce nuage fou ?


" Si la lune n’est pas dissimulée de temps en temps par des nuages, ce n’est pas beau. " [1]

(JPEG) Le mangaka Hisashi Sakaguchi [2] ne s’est pas trompé avec son hommage, d’une biographie en images, au grand poète japonais du XVème siècle. Sakaguchi retrace le parcours du moinillon, fils renié de l’empereur Gokomatsu, devenu maître zen respecté et célèbre. Il illustre, au fil de très belles planches, ses stances et vers célèbres qui donnent vie à de nombreuses anecdotes mythiques au Japon, qui construisent la figure d’Ikkyû, unique en son genre. L’édition "Vent d’Ouest" rend toute la force au dessin dont de précédents éditeurs n’avaient pas révélé toute la beauté.

Ses apports dans la tradition de son pays - les jardins, la cérémonie du thé - indiquent son influence. Son cheminement, tant pratique que littéral - le recueil Nuages fous comme carnet de bord magnifique - lui fait occuper une place unique dans l’histoire du zen et attire les yeux du lecteur curieux en quête d’aventures.

Ikkyû, une vie, un cri dans le néant

Japon, XVème siècle, province de Kyôto : le jeune Senguikumaru est le fils caché de l’empereur Gokomatsu. Sa mère, qui vit recluse dans les bois avec sa servante, l’envoie incognito se faire bonze dans un monastère de l’école "Rinzaï", l’Angokuji, situé à Kyôto. En ce lieu, synonyme de baptême bouddhique, le maître supérieur le nomme Shûken. C’est là que celui qui va devenir Ikkyû fait ses premières armes, notamment dans un apprentissage passionné de la littérature chinoise et des sûtras de Sakyamuni - l’enseignement du Bouddha originel.

Après cette première approche, Shûken décide à l’adolescence de devenir le disciple d’un moine errant et d’aller vivre avec lui dans une cabane délabrée. Ce bonze se nomme Ken.Ô. Ikkyû, alors renommé Sojùn par son hôte, le vénère comme un maître mais celui-ci ne s’intéresse ni à lui ni à sa ferveur. C’est qu’il va lui apprendre une autre conception du zen.

(JPEG) Les deux bonzes aident la population crève-la-faim qui borde les richissimes temples. Dans la réflexion d’Ikkyû, ce premier départ, ou plutôt cette sortie hors du temple Rinzaï, est très importante. Elle marque sa proximité avec un zen de la vie pratique, de tous les jours, au contact du peuple, loin des temples et monastères hautains. C’est avec Ken.Ô qu’il va commencer à comprendre que les enseignements bouddhiques doivent être utilisés à chaque instant du jour, qu’il faut être éveillé dans les tâches du quotidien : il mène une vie d’ascète à travers champs, hors de la complaisante et autarcique société du zen qui ignore la misère des paysans. Son attachement à une quête parfaite de l’éveil spirituel ou nirvana est très fort, c’est pour cette raison que Sojùn rencontre Ken.Ô. À la mort de ce dernier, il traverse une période de doute intense, remettant en cause l’authenticité de sa quête : illuminé et pris dans la contradiction de la morale de sa religion et de l’attirance pour les filles qu’il rencontre, tenté par le suicide, son âme créatrice s’arque-boute. Il commence à écrire ses poèmes, ou "stances", alors qu’il a 14 ans.

Très vite, il trouve un autre maître : Kasô Sôdon. Le maître a beaucoup de respect pour le sérieux de Sojùn. Avec son enseignement d’une sévérité sans pareille, il mène vite son élève à l’éveil et, devant l’ardeur de celui-ci, Kasô décide de le nommer Ikkyû, ce qui signifie un repos.

Loin d’être un coup d’arrêt, ce rite de passage est un nouvel élan. Ikkyû part comme moine itinérant, entreprend un cheminement sans voie.

Son seul toit, le ciel. Peu importe la dureté d’une vie en pleine nature, il vit sans pensée, là où le vent le mène, subsistant en rendant des services aux paysans contre de la nourriture. Son dédain pour les prêtres publics qui ne pensent qu’à s’enrichir marque sa proximité avec le peuple de son époque de misère - les paysans passaient leur temps à se révolter contre les seigneurs et les commerçants qui accumulaient voracement les richesses. Comme Daitô, un des plus grands maîtres du zen japonais, il vécut avec la population très pauvre et sous le coup de catastrophes permanentes. Lors de la période Muromachi, des guerres intestines incessantes, de nombreuses famines et de graves inondations frappèrent le Japon.

La réputation d’Ikkyû naît du contact populaire, d’autant qu’on finit par apprendre qu’il est fils d’empereur. Son nom est dans toutes les bouches. Jusqu’à sa mort, nombre de bonzes, de penseurs et de gens ordinaires emboîtèrent son pas, fondèrent plusieurs temples dans lesquels chacun était convié. C’est ainsi que Murata Jukô devint son disciple et, à son contact fut très influencé par ce qui allait s’appeler la Cérémonie du Thé.

Pourquoi le thé ? Tout simplement parce que cela aide à rester bien éveillé pendant la méditation. Le thé était un privilège réservé aux riches, dans les temples prestigieux, avant Ikkyû. Mais ce poète zen, qui a rejeté les valeurs religieuses sectaristes, par son ouverture sur ce que les nobles complaisants appelaient (et appellent toujours) partout "le troupeau", va incliner ses disciples sur plusieurs générations à diffuser largement la voie du Sentier Dépouillé [3]. La Cérémonie du Thé sera même codifiée de manière très complexe par Rikyû [4]. Maryse et Masumi Shibata indiquent que la volonté d’Ikkyû et de ses disciples était de se rapprocher de la Chine [5]. Ils citaient des grands poètes chinois comme Tchao-Tcheou, eux mêmes témoins de ce que le thé avait de commun avec la pratique du zen.

Le saké, les maisons de plaisir et la poésie

Depuis la terre, comme d’un rivage, on peut aborder le bal des nuages fous. Si symboliquement ils peuvent représenter l’égarement, la souillure, leurs pérégrinations aux formes hasardantes sont signe d’indépendance et de liberté. Ikkyû ne fait pas de grands discours. Comme dans la tradition Tch’an, [6] il indique, suggère avec ses stances :

L’automne : La lune est splendide
Sur le lac "Jardin limpide".
Nulle nuit pour les auberges.
Combien s’y amusent pendant la nuit ?
Un vagabond chante tout seul dans la tour Ouest,
Son cœur est froid.
Ciel bleu et mer d’azur,
Tout est grandiose.
 [7]

Il parle par-delà les dualités, le manichéisme, fait fi de ce qui serait bon ou mauvais pour atteindre l’éveil. Ainsi, en s’efforçant de capter l’essence de chaque chose, en les laissant être ce qu’elles sont, Ikkyu se fait le poète de "l’il y a", du "c’est ainsi" [8]. Mêmes les corps, les pierres, les fleurs, la montagne, l’arbre, l’animal sont ainsi. L’univers est la vacuité perpétuelle de l’ensemble, la beauté.

Sakaguchi semble vouloir représenter cette volonté de liberté libre s’accordant de tous les éléments : son dessin est sobre, contemplatif. Les corps sont beaux dans la nature pendant que dans les villes ils reflètent soit la souffrance de la misère, soit le conformisme boursouflé. Ikkyû se fiche de la concupiscence - au détriment des préceptes bouddhiques -, dans sa vie de vagabond ascétique, elle est même naturelle.

Laissons le bien comme le mal. La vie est la vie, la mort est la mort, la fleur est la fleur, l’eau est l’eau, l’herbe est l’herbe et la terre est la terre : "Qui suis-je ?". Cherchez depuis le sommet de votre tête jusqu’à votre séant. Même si vous voulez chercher, vous ne pourrez pas trouver, c’est ça le Moi. [9]

Nous identifions le monde et nous-mêmes par des formes, des caractères temporels voués au néant. Il est une constante qui subsiste - ce que le zen se veut être - l’oubli de soi dans la méditation [10]. Ce qui nous rassemble, c’est le zen, comme le corps dans lequel résonnent des cordes [11]. L’harmonie dépend du poids de chaque corde : affirmer son ton est aussi important qu’être silencieux.

Les notes s’élèvent,
puis déclinent doucement
et s’assimilent au silence.

Dans la littérature zen, et peut-être dans la littérature asiatique tout court, notre personnage est référent. Il est un prolongement, un pic de son courant philosophique. Le sommet de son art est sans nul doute son texte "Squelette", écrit peu avant sa mort. Toute sa spiritualité lucide et amère comme un thé vert infusé pendant des heures s’y trouve parfaitement condensée. Ses poèmes peuplés de références aux grands poètes du Tch’an, qui apparaissent comme une mythologie inédite, sont des fleurs faites pour éclore dans la fraîcheur d’une lecture hors de la marée du temps, loin du monde flottant.

(JPEG)

Et puis, pour bien comprendre la particularité d’Ikkyû, il y a aussi la force de son humour, de sa dérision envers l’égoïsme, la violence, et les tabous. Sa désinvolture prend tout son sens par la simplicité joyeuse avec laquelle il défait les mensonges du clergé et des seigneurs, autant que pour éveiller les consciences.

Ikkyû a écrit sur des thèmes ignorés du zen : dans son cheminement, l’évocation des bistrots et des maisons de plaisirs est important, c’est ce qui caractérise le mieux son absence de discrimination : il y va, poussé par le vent. Sa célébrité est due en bonne partie à ses égarements sur ses amantes prostituées et à ses éloges de la femme qu’il rencontra à plus de soixante-dix ans, une jeune aveugle, Mori. Il reconnaissait probablement sa bouddhéité à travers les femmes, cela découle bien d’un adorateur de la beauté de la nature.

La Religion qui représente le corps de la femme comme "le mal" - souvent tacitement, le bouddhisme n’y échappe pas - se trompe pendant que c’est une des plus certaines épiphanies. Le poète zen accompli passe son temps à le vérifier et se moque de ceux qui cachent leur corps par les prétendus oripeaux de la morale et de la bienséance :

Questions ampoulées, circonvolutions des réponses
Sont l’apanage des moines.
Mécènes et fonctionnaires veillent éternellement à leur entretien.
Laissez-moi vous dire, hautains hommes de la loi
Qu’une fille de bordel, couverte de brocart et d’or,
Vaut mieux que n’importe lequel d’entre vous !
 [12]

par Elie Octave Bousquet
Article mis en ligne le 28 août 2006

[1] Murata Jukô, disciple d’Ikkyû et fondateur de la cérémonie du thé. Extrait de La saveur du Zen par Masumi et Maryse Shibata, ed. Spiritualités vivantes.

[2] Décédé il y a quelques années, il a écrit plusieurs mangas, tous épuisés, à part Ikkyû . www.ventsdouest.com

[3] Autre nom pour la voie de la Cérémonie du Thé qui doit s’accorder à la pratique du zen. Il n’y a pas de différence entre les deux chez Rikyû.

[4] Sen-no-Rikyû (1522-1591), continuateur réputé d’Ikkyû, le shogun de son époque l’obligea à se suicider pour une sombre histoire de moeurs.

[5] Cf. La saveur du zen, ibid.

[6] Zen est la traduction japonaise du mot chinois "Tch’an". Dans la tradition que caractérise ce terme, il est question "d’ajouter des mots" pour parvenir à une illumination subite. Les stances d’Ikkyû révèlent l’influence du Tch’an.

[7] Un des nuages fous, Ikkyû, ed. Spiritualités vivantes ; présenté par Masumi et Maryse Shibata.

[8] L’un des termes clef de la pensée zen, et a fortiori bouddhique, est la notion d’ainsité. Ikkyû, dans ses stances, décrit une certaine poétique de l’instant, du moment, du hic et nunc.

[9] Sermon sur le zen. Ikkyu, La saveur du zen, ibid.

[10] Ceci constitue ce en quoi le zen est médiation

[11] Ce qui fonde le zen comme religion dans le sens de relier.

[12] Haïku célèbre d’Ikkyû