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L’amnésie

Un moyen narratif ordinaire ?

"Un bébé adulte, sans souvenirs, sans famille, sans amis, sans passé, sans identité, sans rien ! J’ai beau me torturer à fouiller ma mémoire, je ne vois que du blanc. Un blanc uniforme, immense, totalement vide."


C’est ainsi que XIII, héros de la BD éponyme, décrit son état à son réveil, peu après le début du premier volume. Le blanc qui occupe sa mémoire évoque la page blanche de l’écrivain, vierge de toute écriture, comme l’est l’amnésique, "bébé adulte, sans souvenirs". Dès lors, entre l’œuvre qui commence à se former, et son héros amnésique, s’opère un intéressant parallèle : l’un et l’autre sont des pages blanches, qui doivent se colorer, se construire, se développer, toute leur histoire est à venir.

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Il serait cependant inexact de prétendre que toute leur histoire soit devant eux, car le héros XIII, s’il est amnésique, n’a perdu ni sa mémoire collective, ni ses réflexes, comme le lui explique Martha, qui l’a sauvé : "Cette tension s’étant progressivement réduite, pendant votre convalescence, vous avez retrouvé l’usage de vos réflexes et ce que j’ai appelé votre mémoire collective... Malheureusement, la lésion physique, elle, est restée. Annihilant la zone de votre mémoire individuelle, celle où sont engrangés vos souvenirs personnels."

Cette situation d’un esprit vierge, dans un corps qui ne l’est pas, est comparable au palimpseste : ce parchemin dont le premier texte a été gratté pour qu’il puisse resservir, mais où l’observateur attentif pourra retrouver les mots originaux [1]. Au fil de son existence, à la rencontre de lieux, d’odeurs, ou au travers du fait de revivre certaines expériences, l’amnésique peut recouvrer, fugacement ou durablement, et partiellement ou en totalité, sa mémoire. Il peut aussi deviner dans un geste, une attitude, une personne, un écho de sa vie antérieure, sans parvenir à établir de correspondance précise. Le geste de l’artiste, qui débute une nouvelle oeuvre, est analogue à la situation de l’amnésique qui entame une nouvelle existence. Il a au fond de lui l’envie de répondre, de faire écho, ou de contester une idée ou une autre oeuvre, ou encore d’incarner l’air de son temps. La volonté créatrice ne naît pas ex nihilo, mais de l’expérience de l’auteur au contact de sa société et de la civilisation : il n’arrive pas vierge devant le support de création. Aussi, que ce soit dans le cas de l’amnésique, ou celui, analogue, de l’auteur qui débute une oeuvre, la comparaison établie par XIII entre son état et celui d’un nouveau-né est donc fausse : malgré la page vierge l’écrivain porte en lui l’intention de son oeuvre, et a déjà la silhouette de la forme où il va incarner ses idées et ses rêves. De la même manière, XIII n’est pas un bébé, car il lui reste l’immense savoir de son corps, ainsi que sa mémoire collective... et l’un comme l’autre ne vont d’ailleurs par tarder à lui sauver la vie !

(JPEG)L’amnésie de XIII est semblable à un mur, qui se dresse entre l’être qu’il est à présent et celui qu’il a été. Il ne reste à ce nouvel individu aucune trace de sa personnalité précédente, simplement sa mémoire collective qui fait de lui une partie intégrante de sa civilisation. Tout comme lui, l’écrivain qui débute son oeuvre dispose de toute sa culture et de son savoir, mais il lui importe de donner à son oeuvre une individualité au travers de laquelle il va incarner ses réflexions, et, au-delà, un certain regard sur le monde.

Cette proximité établie entre l’amnésie et le processus de la création littéraire nous permet dès lors de ne pas nous étonner que l’amnésie soit un moyen narratif fort, que l’on retrouve dans plusieurs oeuvres de fiction. Quelque soit le support, bande-dessinée avec XIII et Gunnm, ou littérature avec le début du cycle des princes d’Ambre, ou même le cinéma, voire le théâtre, il n’existe pas de champ fictionnel où des auteurs n’aient eu recours à l’amnésie comme moyen narratif, réalisant ainsi une empathie entre leur héros, et leur propre situation d’auteur à l’aube de son processus créatif.

Mais, tout comme il existe de nombreuses formes d’amnésie (temporaire ou permanente, selon qu’elle est liée à un choc émotionnel ou à des lésions plus ou moins réversibles ; partielle ou totale selon les zones du cerveau atteinte, etc.), ce procédé narratif s’incarne de diverses manières dans les fictions. Dans XIII, l’amnésie est le point de départ, mais également le postulat fort de la série. C’est l’obstacle auquel se heurte la progression de l’intrigue, jouant à l’infini sur des hypothèses que seul le recouvrement total de sa mémoire par XIII pourrait lever. Le lecteur apprend de nombreuses choses, et si certaines zones d’ombres peuvent être considérées comme dissipées à présent, XIII continue de jouer sur ce mystère et la série peine à trouver un second souffle. Assez ironiquement, XIII peine à rebondir en tant que héros et individu parce qu’il reste prisonnier de l’enquête qu’il mène à la recherche de ses origines, et s’avère incapable de construire l’être qu’il est devenu en raison de son amnésie. À l’inverse, dans le cycle des Princes d’Ambre, Zelazny se débarrasse rapidement de l’amnésie de son héros. Celle-ci n’est là qu’un prétexte pour introduire le lecteur dans son univers de fantasy. Ce procédé narratif n’est fondamentalement guère différente de la situation de Bilbo, dans The Hobbit, projeté dans un monde auquel il ne connaît rien, et qui permet au héros de le découvrir au travers de ses yeux. La situation de Rand Al’Thor dans le cycle de la Roue du Temps est identique, et l’amnésie n’est finalement qu’une variante du naïf "point de vue hobbitéen" si agréable, et pratique pour la fantasy. Ce qui s’enseignait sous le sceau de l’instruction se découvre à présent par le recouvrement.

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D’importance variable selon les oeuvres, l’amnésie est donc un procédé narratif fort, protéiforme, qui n’est pas aussi simple que la perte de la mémoire. Rencontre de Mnémosyné [2] et d’un préfixe privatif, elle exprime une tension entre l’avant et l’après. Frappée de ce mal, la mémoire ressemble à une page blanche, qu’elle n’est que superficiellement, et c’est dans le combat avec, et autour de cette pellicule blanche que se noue tout l’intérêt de l’amnésie comme procédé narratif.

Certaines visions de l’artiste ne présentent-elles pas celui-ci comme inspiré par les muses, doué pour voir les idées et concepts qui sont au-delà du champ de la connaissance, afin de les révéler à leurs congénères sous la forme d’œuvres symboliques ? La poèsis, puissance de création, n’est-elle pas finalement l’ultime remède à l’amnésie, ce qui expliquerait la sympathie des auteurs à l’égard de ce processus, qui recrée dans leur oeuvre ce qu’ils vivent in situ face à la page, la bobine ou le pinceau ?


On pourra, afin de poursuivre sur le thème de l’amnésie, se reporter à cet article.

par Baptiste R.Pierre Raphaël
Article mis en ligne le 5 janvier 2005

[1] Le palimpseste, dans le champ de la critique littéraire, est une notion développée par Gérard Genette, et qui renvoie à la découverte dans un texte d’autres textes qui en ont influencé l’écriture.

[2] personnification de la Mémoire dans la Grèce antique, elle est fille d’Ouranos et de Gaïa. Elle appartient au groupe des Titanides, et c’est après s’être accouplée avec Zeus neuf nuits consécutives qu’elle engendra les neuf Muses.

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