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La conjuration des imbéciles, de John Kennedy Toole

Fable plaisante aux improbables personnages

Depuis 20 ans déjà La Conjuration des imbéciles bénéficie d’une remarquable reconnaissance tant critique que populaire. John Kennedy Toole, pourtant, était persuadé de n’être qu’un écrivain médiocre et sans intérêt puisque aucun éditeur ne daignait le publier : il se suicide à l’âge de 32 ans, en 1969 et c’est sa mère qui, onze ans plus tard, se bat pour faire reconnaître le talent de son fils. Et elle y réussit fort bien puisque le roman reçoit le prix Pulitzer en 1981, un an après sa parution aux Etats-Unis. La Conjuration des imbéciles est aujourd’hui considérée comme une œuvre majeure de la littérature américaine contemporaine. Ainsi, D. Pennac le classe-t-il parmi les dix plus grands ouvrages du 20e siècle. L’objet de cet article est cependant d’apporter quelques nuances à cet engouement habituel.


Il s’agit certes d’un roman vif et enlevé, parfois brillant, souvent enjoué ; toutefois les défauts de ce qui n’est qu’une première tentative littéraire sont trop prégnants pour justifier les éloges dithyrambiques dont bénéficient aujourd’hui le roman et son auteur. Le projet de La Conjuration des imbéciles pris dans son ensemble est en effet décevant, car l’auteur ne réussit pas à tenir entièrement son pari d’écriture. Construit autour du personnage repoussant et méprisable, mais surtout complètement fou, d’Ignatius J. Reilly, le récit tente de relever le défi d’une écriture humoristique. Le lecteur oscille ainsi entre le rire et la pitié, le dégoût et l’incrédulité. Toutefois, si le procédé fonctionne pendant les 150 premières pages, il s’épuise très largement ensuite, sans que rien ne vienne prendre le relais. Il manque donc à la trame du roman un ressort dramatique fort. Il ne s’agit certes pas de prôner ici l’idée qu’il faille absolument qu’il se passe quelque chose dans un roman pour qu’il soit réussi. Mais, dans La Conjuration des imbéciles, le pari d’un personnage repoussant couplé à un jeu sur l’humour noir et la dénonciation cynique de la société libérale est insuffisant, sur la durée, pour faire le grand roman qu’on prétend. Surtout J. Kennedy Toole a la maladresse d’insérer des passages écrits par Ignatius lui-même. La réussite (jusqu’à un certain point) du roman était justement de dépeindre ce héros si particulier au travers d’une narration à la troisième personne par un juste équilibre entre regard distancié et familiarité de la part du narrateur. Lui donner voix au chapitre alourdit considérablement la narration et décourage un lecteur confronté à des pages et des pages de vaines considérations qui ont tout perdu de leur cynisme et de leur drôlerie. John Kennedy Toole a en outre choisi le principe de l’imbroglio narratif pour mener à bien son histoire. Peut-être a-t-il senti la difficulté qu’il y avait à assumer sur la durée son personnage et la narration qu’il avait construit tout autour. Et le procédé amène effectivement une certaine légèreté à la lecture, une pause devant la pesanteur du personnage principal. C’était peut-être dans l’imbroglio que se trouvait la réponse aux critiques énoncées ci-dessus. Mais au final, l’auteur ne réussit pas à dépasser réellement l’artifice narratif. On en vient dès lors à se demander si ce n’est pas l’imbroglio qui rallonge plus que de mesure le roman. La construction aboutie d’Ignatius et des situations cocasses qu’il génère amène les autres personnages à apparaître comme vidés de leur sens en son absence (ainsi les rares et inutiles passages construits autour d’un ancien professeur d’Ignatius), alors que ces figures secondaires sont pour la plupart extrêmement réussies dès lors qu’elles entrent en collision avec la réalité délirante d’Ignatius J. Reilly. Au total, l’écriture décalée, le personnage étrange et déroutant d’Ignatius, les dénonciations furibondes de la médiocrité américaine, tout conduit à un roman agréable, drôle, incisif. Mais, La Conjuration des imbéciles manque d’envergure et de densité. Cela pose le problème délicat d’une écriture humoristique et de ses prétentions à un haut degré de littérature.

Reste un point qui peut sembler annexe par bien des aspects, mais qui est loin de l’être par la simple place physique qu’il occupe dans le livre de John Kennedy Toole : celui de la traduction de la langue populaire américaine. L’auteur couple en effet à la plupart de ses personnages un niveau de langue et une manière de parler particulière qui lui permet de bien individualiser chacun des rôles qui leur est dévolu. Il est probable qu’en anglais, le style familier et les références au parler de la Nouvelle-Orléans apportent un plus, un élément de compréhension et de densification du roman. En français cependant, cela ne fait que gêner la lecture et heurter l’œil sans que se construise une compréhension de ce mauvais français. Il est donc parfois difficile de suivre le fil narratif entre expressions difficiles à traduire, raccourcis de langage, erreurs de langue voulues...Mais peut-on reprocher à l’éditeur d’avoir refusé de supprimer ce qui, en version originale tout du moins, est une des spécificités de La Conjuration des imbéciles ?

par Matthieu-Paul Ergo
Article mis en ligne le 25 mars 2004