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La Roue du Temps : La grande chasse

Deuxième rayon de la Roue

Alors que le Dragon sommeille encore, peu à peu se déploie l’univers de Robert Jordan. L’auteur s’éloigne des influences qui recouvraient pesamment son oeuvre, et fait enfin la lumière sur ce qui lui est propre. Cela fait du bien, c’est meilleur.


Après avoir défié une première fois le Ténébreux devant l’Oeil du monde, les pérégrinations des héros des Deux Rivières se poursuivent. Le précieux trésor révélé à l’issue de la précédente bataille est en partie dérobé. Le cor de Valère, qui sonnera le ralliement des héros d’autrefois autour du Dragon, est tombé aux mains de l’un des plus terribles séides du Ténébreux. Les destinées des héros s’écartent puis se rejoignent, et peu à peu se tisse le Dessin voulu par la Roue du Temps, alors que les héros se dirigent vers la pointe de Toman.

Une grande partie de cache-cache

Tolkien est laissé en arrière-plan dans ce second volet de la fresque de Jordan. Il disparaît derrière l’univers qui se développe, même si son ombre tenace demeure visible pour qui est attentif. Les Trolloques, ces ersatz d’orcs, sont bien là, mais également le processus de recyclage des civilisations de notre monde, toujours avec les mêmes limites évoquées dans l’article sur L’invasion des Ténèbres. (JPEG) Mais à l’instar de l’auteur qui s’émancipe et cache de plus en plus l’influence du maître derrière un style qui cherche à s’affermir, l’intrigue développée est une véritable partie de cache-cache. Sa structure est celle d’une respiration, tout est compressé dans la citadelle du Shienar, close et fermée, puis les protagonistes se répandent à travers le monde, qu’ils sillonnent à la fois à sa surface et dans ses univers parallèles, puis tous se rassemblent à Falme dans la pointe de Toman, pour un dénouement qui se veut puissant.

Rand joue à cache-cache avec le pouvoir unique, qu’il refuse, mais dont il ne peut se passer. Il joue par là-même également avec son destin, qu’il ne veut pas reconnaître. Son adversaire, Padan Fain, joue à cache-cache avec lui, en se dérobant jusqu’à l’ultime extrémité de la péninsule de Toman. Les Aes Sedai jouent à cache-cache entre elles, d’une Ajah à l’autre, pour savoir qui aura le pouvoir et comment il sera procédé à l’égard du Dragon. Le cor lui-même, pourtant simple objet, joue à cache-cache, et passe de main en mains. Les femmes liées au destin de Rand joue à cache-cache avec leurs sentiments, Nynaeve joue à cache-cache entre l’aversion qu’elle a pour la Tour Blanche et l’attraction qu’elle ressent pour la source du pouvoir unique.

Cette partie qui se déploie à l’échelle du monde mis en place par Jordan se retrouve dans le jeu des maisons du Caihren, reproduction des cours européennes de la Renaissance, ou poison, allégeances, poignards et paraîtres sont la loi des tractations pour le pouvoir, et où le but est moins palpitant que le jeu. On peut certes déplorer que passant trop légèrement et rapidement sur les enjeux, la manière et les moyens, Jordan ne donne pas à cette partie de la Grande Chasse toute l’ampleur qu’elle mériterait. Mais on peut saluer sa construction fine, qui sait projeter le détail dans l’ensemble, et expliquer l’ensemble par le détail. Si sa plume est incapable de donner à ce moment tout le relief qu’il mérite, son irruption dans la narration est l’illustration d’une saga qui commence à trouver son propre souffle.

L’éveil du Dragon

Alors que l’invasion des ténèbres posait les fondements d’un univers, et révélait le dragon à lui-même et au lecteur, la Grande Chasse le révèle au reste du monde. C’est le pas suivant vers le combat aux allures de Ragnarok qui semble mijoter dans la marmite de Jordan. Le récit s’achève sur le choix de Rand, qui doit affronter le sein destin, celui de Lews Therim Telamon le meurtrier des siens. Le dit choix reste en suspens, quand bien même il ne fait aucun doute. Car la narration de la Roue du Temps ne laisse pas de place au hasard. Tout semble le fuit de coïncidences, quand de fait, c’est la loi du destin qui gouverne.

L’écriture de Jordan est explicite sur ce point, jamais il ne prend soin de souligner à quel point sont invraisemblables certaines évolutions ; elles sont voulues par le Dessin et le lecteur, comme les héros, doit se soumettre à cette férule qui gouverne l’oeuvre. Une fois acceptée cette logique, il y a peu de part au suspens ; dès l’entrée en scène, rendez-vous est donné à la pointe de Toman, et l’intrigue se dénouera au bout de quelques centaines de pages, en ce lieu. Les incessantes parties de cache-cache ne sont que du divertissement, une illusion agréable qui leurre le lecteur comme les héros, quand tout se noue pour une fin annoncée.

Dès lors, tours et détours sont surtout l’occasion d’explorer l’intimité des personnages, ainsi que l’affirmation de leurs sentiments et leurs prises de positions face au monde. Hélas, ce volet de l’oeuvre s’avère assez pauvre, avec des dilemmes sans saveur, dont l’issue prévisible pour le lecteur n’est jamais déjouée. Les conflits contre soi-même ou avec les proches ne sont que de surface, et finalement, de peu d’importance. De l’amour, il est question, certes. Mais que dire d’autre, sinon que de la princesse à la fermière, il n’est pas une de ces femmes attirées par Rand qui ait un tant soi peu d’ampleur de sentiments. Tout est décliné sur le mode du mièvre, quand un peu de passion, et de dé raison défiant jusqu’à l’inexorable trame du destin, secouerait cette oeuvre pour son plus grand bien. Allez, la plus grande folie de ces écervelées fut de braver leurs maîtresses Aes Sedai, juste dans le but de tomber dans un piège qu’elles seules n’avaient pas prévu, pour se retrouver au moment opportun à Falme. (JPEG) Dans cet éveil du Dragon, il faut mentionner la propention persistance de Rand à ne laisser derrière lui que ruines fumantes. Il quitte le Shienar qui fut attaqué par les Trolloques, puis le Caihren en guerre civile, et enfin Falme ravagées par une bataille surnaturelle entre les envahisseurs Seanchans, les Enfants de la Lumière et l’ost des héros des légende... Telle est la marque du Dragon, qui soulève autour de lui le monde. Dès lors qu’il se fut révélé, arborant sa banière et dirigeant l’ost des héros, puis affrontant le Ténébreux en un céleste duel, la nouvelle de part le monde commence à se répandre, et La Grande Chasse s’achève sur un fond d’ébranlement de l’ordre politique, la nouvelle de la réincarnation du Dragon bouleversant les allégeances traditionnelles et aurgurant de la naissance d’un monde nouveau.

A cet égard, la construction rigoureuse de la saga de Jordan est bienvenue. Elle montre par petites touches comment le Dragon, encore en demi-sommeil, ébranle le monde et provoque le chaos sur son passage. Cela permet aussi de justifier les craintes et appréhensions du monde envers cette renaissance annoncée par les prophéties, alors que le lecteur, attaché aux pas de Rand, va prendre le parti-pris systématique de la sympathie pour celui-ci. Une fois éveillé, le Dragon par sa seule aura suffit à ébranler le monde entier. Cette construction réussie contraste hélas avec une écriture qui manque de souffle et de puissance pour annoncer ce grand évènement médité par le Dessin.

Un manque de moyens qui gâche l’ensemble

Tout s’est construit pour parvenir au dernier stade du réveil du Dragon dans la pointe de Toman. Les détours ne sont que d’accessoires promenades contemplatives, pour approfondir les relations entre le lecteur, les héros et l’univers. Pour nécessaires qu’elles soient à donner une épaisseur à l’oeuvre, elles n’en sont pas le nerf vif et prennant, ce qui donne toute sa saveur et son élan à la fresque. C’est dans le surgissement tant attendu et désiré du Dragon au coeur du chaos qui envahit la péninsule que le lecteur cherche le sel à la fois savoureux et âpre qui doit donner son envolée à cette Grande Chasse. Il est alors fini le temps du cache-cache qui fait durer à loisir la poursuite et les périgrinations des héros, le moment est venu de jeter bas les masques et d’affronter face à face la résolution de l’intrigue longuement construite.

Hélas, faute de se dépétrer d’un jeu trop patiemment ficelé ? Faute d’une plume assez brillante ? La convocation de l’ost des héros, le combat céleste entre Rand et Baal’zamon ne sont que des péripéties dont le style est aussi neutre et dodelinant que tout le reste que l’oeuvre. Conséquence est que, comme dans l’invasion des Ténèbres, la fin passe subreptissement et ne marque pas son passage. Le lecteur peut avantageusement se porter vers la suite de la saga, cet éveil du Dragon s’avère un non évènement, comme si l’auteur content d’avoir lutiné une jeune fille décidait soudain de la laisser pucelle pour s’en aller vers une autre.

Il manque le souffle, le feu, la passion, la gloire et les tremblements à l’heure de l’hallali de la Grande Chasse et cela seul transforme un roman qui avait tout pour être habile et bien mené, en une tranquille ballade. Pour ce qui était de l’invasion des ténèbres il se comprenait que l’auteur, enferré dans les invocations qu’il avait prononcées à Tolkien et au cycle de Pendragon, soit impatient de passer à la suite et à sa propre écriture. Mais à présent qu’il est installé dans son univers et sa propre trame, la construction de la saga de Jordan souffre d’une plume trop légère pour gonfler d’une puissante pyrotechnie des moments qu’il vante comme spectaculaires, et de l’ordre des légendes.

L’arrivée de l’ost des héros ressemble au dîner annuel du club des anciens combattants, l’humour d’une situation décalée en moins. Quant au combat céleste, seule sa description a posteriori permet de comprendre quel fut ampleur. Et c’est bien dommage, car le paquet était bien emballé, il ne manquait qu’un beau ruban pour que l’oeuvre fut reçue avec au moins du plaisir, à défaut du bonheur.

par Pierre Raphaël
Article mis en ligne le 22 mai 2004

Auteur : Robert Jordan

Editeur : Rivages

Editeur poche : Pocket Fantasy (2 volumes)

Traduction d’Arlette Rosenblum

Il s’agit du deuxième volume du cycle de la Roue du Temps