accueil > dossier > La Roue du Temps, critique au fil de la lecture. > article
"Levez-vous orages désirés" disait François-René de Chateaubriand. Et bien, ici, on serait tenté de mettre les textes de l’auteur du dix-neuvième siècle sous le nez de Robert Jordan. D’une part, sa prose lourde et pataude gagnerait à s’inspirer des maîtres du passé, et d’autre part les orages, à s’accumuler, n’en finissent plus de se faire désirer. Alors Robert, suis donc l’injonction de François-René. Et fais péter !
Robert Jordan fait de cette Montée des orages un temps d’initiation pour le Dragon réincarné. Celui-ci concerne d’abord le champ du politique. Depuis qu’il s’était révélé aux yeux du monde comme le Dragon, au terme de la Grande Chasse, Rand al’Thor avait fait de Moiraine son pygmalion politique. C’est le rejet vif de cette tutelle qui le pousse d’ailleurs à se remettre en route à l’aube du Maître du mal. Parvenu à Tear, il a accompli les anciennes prophéties et jouit à présent d’un grand prestige et d’une autorité morale que nul n’oserait contester. Il refuse donc de se laisser manipuler plus avant par Moiraine, et le temps est venu pour lui d’assumer sa majorité politique. Tel est l’enjeu de ce volume.
Cette recherche d’une évolution vers la maturité et la connaissance du bon gouvernement se double d’un autre apprentissage : celui de l’amour. Ou plus exactement, d’une remise en cause des images juvéniles de la relation amoureuse. Egwene, béguin de l’enfance, n’est plus à ses yeux qu’une amie, et la réciproque est vraie. Dès lors, s’ouvrent à Rand plusieurs chemins, incarnés par deux femmes : la Première de Mayenne Berelain lui fait miroiter la luxure, tandis qu’Elayne lui propose la voie des sentiments.
Jusqu’à ce stade du cycle global, Rand al’Thor avait été ballotté au gré de l’histoire, et conduit malgré lui à rencontrer le Ténébreux dans un duel où il se fait blesser. Il est incapable d’évoluer autrement qu’en subissant le pouvoir qui grandit au fond de lui, et après trois romans aux dénouements redondants, ce premier tome du quatrième volume de la série semble introduire de nouveaux éléments. Rand cherche, tant dans l’administration de Tear, que dans le domaine amoureux, à exister par lui-même et non comme un fétu manipulé, en particulier par les femmes que sont Moiraine ou l’étrange beauté qu’il rencontra à la poursuite du Cor de Valère.
Dans la trame classique du conte, ou du récit légendaire, le héros passe généralement par une phase d’initiation. Il arrive que celle-ci occupe toute la narration, le personnage enfin révélé à lui-même et devenu adulte peut alors prendre sa place dans la société. La quête de l’Anneau est pour Merry et Pippin un voyage qui les éveille aux réalités du vaste monde, et les rend aptes à devenir les chefs de leurs lignées au terme de l’œuvre. Mais dans La Pierre et le sabre, l’initiation de Musashi constitue au contraire une parenthèse dans le développement de l’intrigue, lors de l’enfermement au château d’Himeji. On peut aussi relever la présence de parcours initiatiques dans des oeuvres aussi variées que La Quête de l’oiseau du temps, L’Odyssée, Les Chroniques de la guerre de Lodoss, Saint Seiya, etc. Et ne sont mentionnées ici que des oeuvres apparentées aux récits légendaires et contes, comme l’est la Roue du temps, car le processus initiatique est loin de leur appartenir exclusivement, et on le retrouve largement répandu à travers différents genres et supports.
En apparence, celle-ci devrait être comme Le Seigneur des Anneaux, le prétexte à un périple des héros dans un univers, lequel se termine par un retour dont les effets sur les protagonistes varient selon les réalités et vérités perçues par ceux qui sont enfin initiés. Le départ des Deux Rivières marquerait donc l’occasion pour le trio de héros masculins, et le duo de héros féminins, de se déniaiser loin de ce coin de campagne perdue. Rien de bien original là-dedans. Toutefois, le tour pris par cette première partie du quatrième opus des aventures de la bande à Rand laisse entrevoir une perspective qui rompt avec la monotonie à laquelle se tenaient avec fermeté les deux précédents opus. Jusqu’ici, on l’a relevé, les pérégrinations de Rand al’Thor ne le conduisaient nullement à évoluer. Au contraire, son pouvoir grandissant ne faisait le plonger dans de nouvelles servitudes et contraintes. Son évolution épousait de plus en plus le fil du destin, tel que les prophéties le lui annonçaient, et ce malgré toute ses réticences. Inlassablement, ces pérégrinations aléatoires conduisaient Rand a être marqué de plus en plus profondément dans sa chair, et à se rapprocher de plus en plus de la folie qui lui est promise.
Or ce volume marque une rupture. En tant que Dragon, Rand est une figure de chef. Sa première expérience, à l’incipit du Maître du mal, s’était soldée par un échec : Rand s’était placé sous la tutelle de Moiraine. Dans Tear, entouré par les Aiels, il manifeste son désir de mettre en place un gouvernement juste, et de refuser de se laisser manipuler par ceux dont la politique est l’art habituel, tant Puissants Seigneurs et Dames, que Moiraine. Il se documente sur son territoire, et sur l’art du gouvernement, et il s’interroge sérieusement sur les mesures à prendre. S’il prend conseil auprès d’Elayne, il n’en demeure pas moins qu’il veut tenir fermement le gouvernail de la politique qu’il dessine. Et cela se manifeste lorsqu’il assume pleinement son rôle de dirigeant, quitte à trancher dans le vif et à déplaire aux Puissants Seigneurs de Tear. Il laisse ses appréciations et sa morale personnelle le guider, au lieu de réfléchir selon les voies que d’autres voudraient lui voir prendre. Cette évolution est consacrée par la scène, que Jordan voudrait grandiose, dans le Cœur de la Pierre, où devant toute la noblesse locale assemblée, Rand démontre sa nouvelle rouerie politique, tout en affirmant un idéal généreux et humaniste. Il s’affirme comme un individu nouveau, qui n’a pas perdu de vue ses idéaux, mais qui sait user de plans de madré politicien pour y parvenir. Il est devenu le parangon de ce que nos opinions contemporaine souhaiteraient à la tête de nos Etats.
Ensuite, dans le domaine amoureux, Rand est confronté à trois moments : la tentation sensuelle de Berelain, puis le désenchantement de son amour juvénile avec Egwene, et enfin il est confronté à la déclaration que lui fait Elayne. Jordan dispose donc habilement trois temps des émotions amoureuses sur la route de son jeune premier : l’attraction sensuelle, puis la désillusion par rapport à l’amour immédiat, simple, sans interrogation ou doute, et enfin la question de savoir si l’on est amoureux ou non.
Berelain arrive en tête de ce défilé des grâces. Habillée selon le fantasme des voiles orientaux, elle présente d’après les descriptions de Jordan tous les atouts d’une bimbo siliconée de Malibu. On peut regretter ce traitement sans saveur de la tentation sensuelle à l’aube de l’initiation à l’amour de Rand. Berelain ne présente aucun intérêt, puisque sa tentative est balayée, au sens littéral, par Rand. Ce moment n’engage pas chez lui de réaction en profondeur, et il peut sembler étrange, à tous égards, que le jeune homme qu’est Rand ne soit pas plus émoustillé par cette apparition aguicheuse. Si Robert Jordan voulait l’utiliser pour indiquer à quel point le Dragon échappe au commun des mortels, alors pourquoi provoque-t-elle un malaise ? On peut s’interroger sur l’absence de réaction première, primaire, de Rand, alors qu’il ne semble pas du tout à l’aise, ni en mesure de prendre ses distances avec la scène.
L’utilisation du duo formé par les amies Egwene et Elayne est très certainement plus habile. Celle-ci, amies, arrivent d’ailleurs de concert dans les appartements de Rand, symbolisant les deux étapes nécessaires dans le processus de l’éveil des sentiments. Egwene vient pour se retirer. Alors qu’elle faisait figure de la promise idéale, l’amie d’enfance destinée au héros, éternelle fiancée stéréotypée, elle prend les devants et annonce à Rand que les choses ont changé, et que ses sentiments, dans un contexte différent de celui des Deux Rivières, ont évolué. Désormais, elle ne le voit que comme un frère. Et Rand d’être d’accord avec cela, même s’il en ressent une bien normale pointe d’amertume. Immédiatement après cet aveu d’Egwene, c’est une déclaration qu’Elayne offre à Rand. Subitement libéré, celui-ci se rend compte de l’attrait que lui inspire la jeune héritière. Cependant, ses sentiments ne sont pas, comme ils l’étaient pour Egwene, immédiats et simples. Il s’interroge sur leur nature, pèse son ressenti, et envisage Elayne presque de manière analytique. Il se pose la question de ce qu’elle représente pour lui. Il sort donc du stade de l’immédiateté affective pour passer à celui de l’homme conscient, qui donne du poids à ses relations, et envisage sa partenaire. Il prend conscience que si l’émotion ou la passion sont immédiate, les sentiments ne le sont pas nécessairement, et qu’ils renvoient à une perception plus compliquée et nuancée que ne le sont l’attrait ou l’affection.
Au terme de cette double initiation, Rand reprend le cours de sa quête et repart vers son destin. Cette fois-ci, fort de l’expérience gagnée dans ces deux domaines, il prend son destin en main : le choix du départ, ainsi que ses modalités relèvent de son libre-arbitre, de ses décisions et calculs. Ayant mûri en tant qu’individu, il peut désormais affronter sa nature de Dragon, et entamer, dans le désert Aiel, une initiation infiniment plus classique pour ce genre de littérature : le passage par un sanctuaire où l’attend vraisemblablement un nouvel éveil mystico-spirituel, dont il sera question dans le prochain tome. Et dont on peut espérer qu’il ressemble à ce volume, dont la trame a le bonheur d’apporter de l’originalité et du mouvement dans un cycle qui se sclérosait.
L’apprentissage politique, et amoureux, de Rand répondent bien aux normes de l’initiation : le personnage part d’un état initial innocent, incapable de saisir certaines réalités. Il traverse un certain nombre d’épreuves qualifiantes, et la situation finale le présente éveillé à une perception élargie du monde, doué de nouveaux talent en lien avec cette élévation à un mode d’existence qui se veut supérieur. Si l’apprentissage amoureux est sans doute en cours, la présence de Berelain ressemblait bien à une étape, une épreuve dont il devait ressortir mûri. L’apprentissage politique est couronné, lui, par la grande réunion dans le Cœur de la Pierre, et l’élaboration de son plan. Il se déroule à la fois par des épreuves que sont ses rencontres avec les Puissants Seigneurs ou Moiraine, et sous l’égide d’une initiatrice, Elayne, qui joue dans ce volume le rôle de muse de l’amour tout autant que du politique.
Mais dans ce contexte de fantasy, le mode sur lequel se déroule cette progression frappe. L’initiation n’est pas l’œuvre d’une personnalité disposant d’un savoir supérieur qui invite le postulant (consentant ou non) au cheminement, comme Gandalf peut le faire avec Bilbo, mais ce sont des tâtonnements, des hésitations. Moiraine est volontairement reléguée loin d’un rôle de guide, et considérée par Rand avec suspicion. La Roue du Temps joue sur un registre fondamentalement contemporain, et sous des dehors exotiques, elle dispose ses protagonistes dans des interrogations similaires à celles de ses lecteurs. Rand est sollicité par la femme fatale, écarté par son ex-petite amie, et voit une autre fille qui l’intéresse lui faire des avances alors qu’il n’est pas prêt. Soit, on peut le considérer comme béni d’Aphrodite, mais la situation pourrait se dérouler dans n’importe quel lycée. D’ailleurs, le choix d’un lieu clos comme la Pierre de Tear, et le fait de centrer l’action en majeure partie dans les appartements de Rand renforce cette impression de quotidien, car les oreillers luxueux ou les décors somptueux ne trompent pas : derrière leur exotisme, il s’agit du choix d’un cadre familier, la chambre d’un protagoniste, où défilent à tour de rôle d’autres acteurs. Lycée ou appartement, ou encore Pierre de Tear, cela n’a guère d’importance ; la contemporanéité de la mise en scène incite à comparer cette Montée des orages à un épisode de Soap Opera.
Le point de vue varie d’un protagoniste à l’autre, se ballade entre la chambre de Perrin, celle de Rand ou celle des filles. On ajoute quelques scènes dans les couloirs. Les enjeux sont de l’ordre du "ne pars pas sans moi", "je t’aime, moi non plus" et autres "tra-la-la-lalère" comme le montre la relation entre Faile et Perrin. Le cycle de la Roue du temps se démarque définitivement de ses maîtres et inspirations légendaires et mythiques. Les influences de la matière arthurienne ne sont plus, alors que les odeurs de Seigneur des Anneaux se sont dissipées depuis la fin de L’Invasion des Ténèbres. Robert Jordan nous offre à présent un feuilleton plus qu’un cycle, où le devenir quotidien des héros, et les variations de leurs relations sont plus importants que le devenir du monde ou d’éventuelles confrontations.
Celles-ci ne sont que l’accessoire. L’essentiel réside, comme dans une Soap Opera, non pas sur la trame générale de l’intrigue, mais sur qui sort avec qui, ou pourrait sortir avec qui. D’ailleurs on remarque que ce tome distille non sans malice les indices d’une possible entrée de la froide Moiraine dans ce petit jeu des cœurs ébaubis. [1]
La Montée des orages est un volume qui ne manque pas d’intriguer : comme dans les précédents opus, il propose une certaine ambition de traitement, et entreprend de débroussailler les abords du processus initiatique pour Rand - mais aussi pour Perrin, Egwene, Moiraine et Mat. Mais on ne peut manquer de remarquer un gonflement sensible du nombre de pages, qui se traduit par la dilution de l’intrigue dans des situations de comédie à la petite semaine, qui, si elles apportent fraîcheur et l’illusion de proximité au lecteur, n’en sont pas moins tout à fait superfétatoires. À la fois parce qu’elles ne sont pas réellement drôles, à peine bonnes à flatter l’initié aux ressorts du cycle, et d’autre part parce qu’elles noient l’intéressante mise en scène du processus initiatique. L’Invasion des Ténèbres posait avec une certaine exigence de concision et de construction les contours d’une oeuvre maîtrisée. À regarder l’embonpoint du présent volume, et à le comparer avec la réduction de la densité d’évènements dans son cours [2] on observe qu’il se passe de moins en moins de choses sur de plus en plus de pages. Et l’écriture mal polie de la Roue du Temps n’invite guère à musarder en sa compagnie, ce qui finit par gâcher un tome qui avait pourtant de quoi séduire.
par Pierre Raphaël
Article mis en ligne le 17 février 2005
[1] On reviendra, lors d’un article spécialement consacré au sujet, à cette tournure feuilletonesque de la Roue du Temps, qui n’est pas la moindre des causes de son succès, sans nul doute.
[2] qu’ils soient des évènements matériels ou immatériels, voyages et combat ou évolution des personnages, d’ailleurs