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Mort et temporalité dans l’oeuvre de Dan Simmons

Esquisse de réflexion autour du Styx coule à l’envers et d’Hypérion

Le Styx coule à l’envers est le titre de la première nouvelle de Dan Simmons. Puissamment évocateur, il mélange à l’idée de mort, celle de l’écoulement, liée au temps. Ces deux notions, apparemment incompatibles (puisque la mort est la sortie du temps pour l’être) sont pourtant étroitement liées dans une partie de l’oeuvre de Dan Simmons.


La mort ne s’oppose pas à la vie, mais bien à la naissance. C’est ce que consacre la pensée occidentale, baignée par le christianisme, qui voit dans la mort une préfiguration de la fin des temps, qui s’incarne dans la fin du temps personnel ; terme de l’évolution de l’individu dans l’espace temporel qu’est sa vie.

Le jeu de la mort et du temps

La mort est donc un évènement éminemment lié au temps. Comme la naissance marque l’entrée concrète dans le temps de l’être humain, la mort la referme. Dan Simmons l’a parfaitement intégré dans son oeuvre, et il joue des distortions temporelles avec justesse, afin de relativiser l’impact de la mort. Inscrit dans la perspective judéo-chrétienne d’une évolution de l’humain de la naissance à la mort, il puise dans le temps les moyens de jouer avec la mort. (JPEG) Cet article ne prétend pas épuiser le rapport entre le temps et la mort dans l’oeuvre de Simmons, mais simplement en explorer quelques pistes, invitations pour le lecteur à des réflexions plus approfondies. Le corpus sera limité ici au grand-oeuvre formé par Hypérion et Endymion, ainsi qu’à la nouvelle Le Styx coule à l’envers.

Le Styx coule à l’envers, reprise dans un recueil éponyme, introduit par sa seule formulation la conscience de l’étroite intimité du temps et de la mort. Le choix du fleuve, dont l’écoulement sans fin est l’une des symboliques traditionnelles, avec le sablier, du temps qui passe, permet de cristaliser cette relation. Le fleuve, et en particulier le Styx, est associé à l’idée de mort et de passage vers un au-delà.

Le titre de cette nouvelle évoque aussi la démiurgique tentative de Staline pour faire couler les fleuves de Sibérie vers le sud, où leur eau était voulue. Cela se solda par une catastrophe écologique. Dans l’idée du Styx qui coule à l’envers, on ne peut s’empêcher de soupçonner une volonté contre-nature, sanctionnée divinement. Comme Dieu donne la vie, il donne aussi les lois de la nature, et les défier conduit à la chute. Il suffit pour s’en convaincre de lire la nouvelle de Simmons, où l’influence des Résurrectionnistes conduit à un monde de peur et de malheur, lot d’une humanité qui a défié les règles des dieux et refusé les lois de la mort. La pensée grecque est ici mélangée avec le christianisme, dans l’hubris, faute suprême des hommes qui ont joué avec ce qui faisait l’apannage des dieux. Ici, c’est le don de la vie qu’ils s’accaparent. Cela précipite cette humanité de blasphème dans un monde sans espoir.

Un habile doigté pour un matériau sensible

L’oeuvre de Simmons joue avec la mort, mais cette nouvelle signale qu’il a pris conscience du poids et de l’implication qu’a celle-ci, et que l’on ne saurait l’utiliser à la légère, fut-ce dans une oeuvre de fiction. Mais si on ne peut si simplement inverser le cours du fleuve des enfers dans encourir la chute, du moins peut-on éviter de se laisser dominer par son flot. Dans son grand-oeuvre d’Hypérion à Endymion, Simmons joue avec la mort et le temps. Il parvient à une maîtrise de la relation de ces deux éléments forts bien plus aboutie que dans sa première nouvelle, simple histoire de transgression. A présent, il entre dans le domaine du jeu et de la manipulation. (JPEG)

On pourrait donc être tenté d’affirmer que Simmons, lequel offre à son univers le cruciforme, a rallié le camp des Résurrectionistes. D’ailleurs, l’état de dégénérescence induit par les multiples résurrections n’est pas sans évoquer le triste destin de ceux qui sont ramenés à la vie dans Le Styx coule à l’envers. Il va plus loin, et par le truchement du Nouveau Vatican, permet dans Endymion, de dépasser ce stade des résurrections incomplètes, pour introduire un monde de vie éternelle.

Ce serait oublier la métaphore du fleuve. Dans Hypérion, tant que le cruciforme est discrédité par sa propre limite des résurrections incomplètes, le fleuve n’est qu’un élément décoratif. Dans Endymion, il devient l’axe central du voyage. Ce fleuve est baptisé Thétys, du nom du grand océan qui recouvrait à la préhistoire toute une partie du globe, ou plus sûrement de celui de la titanide, fille d’Ouranos et de Gaea, épouse du vieil Océan. Il est donc connecté à la mythologie grecque, dans laquelle le fleuve est un élément éminemment relié à la mort. D’abord parce que la Grèce connaît un climat méditerranéen, dans lequel les crues sont subites, spectaculaires et dévastatrices, bien plus dans l’Antiquité qu’aujourd’hui. Ensuite, parce qu’il est symbole de passage et d’écoulement du temps. Il n’est donc pas étonnant que les enfers soient irrigués par pas moins de trois fleuves : l’Achéron, le moins connu Léthée, fleuve de l’oubli, et bien évidemment, l’infernal Styx. Dans l’onde de ce dernier, Thétis, homonyme de la titanide, plongea son fils Achille afin de lui épargner le destin d’une mort violente. Autour de ce nom de Thétis, et par le truchement de l’épisode mythologique, on peut donc relier le Thétys des mondes du Retz au fleuve infernal, sur lequel les Immortels prêtaient serment.

Or le fleuve du Retz a comme particularité d’être segmenté tout au long de son cours. Il s’écoule sur plusieurs centaines de mondes, reliés par des arches distrans, qui permettent de naviguer au travers de la galaxie comme s’il s’agissait d’un seul fleuve. Dans ce qui semble une amusante construction, à la fois prétexte à des décors variés, et à servir de fil directeur aux Voyages d’Endymion, on est bien évidemment tenté de voir une métaphore du traitement que réserve Simmons au temps et à la mort. Il ne peut certes pas les éluder, comme il ne peut inverser le cours du Thétys. Mais il peut les sectionner, les uns comme l’autre.

Le temps rendu sensible

Le fleuve est donc segmenté. Le temps également est segmenté, que ce soit dans Hypérion, où plusieurs protagonistes sont projetés dans le futur, ou dans Endymion, où Enée parvient à vivre aux côtés de Raul, avant même que celui-ci n’ait vécu cette période de sa vie. Le temps est devenu relatif. Réel, car les deux amants se retrouvent au même endroit, sans continuer d’exister en parallèle ailleurs, mais flexible, comme une chronologie découpée. Pour Raul, ce temps est postérieur à la mort d’Enée, pour elle, il lui est antérieur. La seul chronologie valide est donc intime et personnelle. Ce qui pousse à l’extrême la distinction effectuée par Bergson, entre le temps mathématique, objectif, qui est valable pour tout le monde, et le temps intérieur et intime, qui seul est vrai puisque éprouvé, que l’on désigne comme durée. Le roman de Simmons parvient à faire du temps mathématique une réalité aussi sensible et tangible pour l’individu que l’est la durée.(JPEG) Le fleuve Thétys file toujours cette métaphore, car entre ses différents segments, il n’y a pas vraiment d’ordre. Les voyageurs du radeau passent de monde en monde, dans un ordre aléatoire, comme si l’univers tout entier pouvait ainsi être découpé et visité au gré du hasard. Cependant, une fois visités tous les segments, il ne reste plus qu’à recommencer, ou à étendre le fleuve sur d’autres mondes. Enée, capable de voyager dans le temps, peut évoluer à bien des époques, voire situer sa vie dans le temps relatif des autres comme elle le souhaite. Cependant, elle ne peut éviter la réalité de sa propre mort, terme du voyage. Alors que le cruciforme transgresse, la diffraction du temps se contente de jouer avec la mort, et de réduire le terme du voyage à un moment, certes inéluctable, mais qui n’est plus situé à l’extrémité d’une ligne droite.

Le temps est la matière qui tisse l’univers d’Hypérion et d’Endymion, il y a une puissante réflexion sur la réalité du temps, non pas simplement comme un élément intangible, simple concept de mesure, mais comme matière à travers laquelle se déploie le monde. Et comme l’homme est parvenu à modifier son environnement, et à dominer les fleuves qu’il a su mettre entre des digues, puis faire couler au travers de toute la galaxie, le temps est une matière qu’il faut apprendre à dominer et à modeler. Le cruciforme, le Gritche, les voyages spatiaux en sommeil étaient autant d’essais de l’humanité, l’empathie offerte par Enée est la concrétisation d’une domination aussi absolue sur la matière du temps que l’est celle sur le Thétys, que l’humanité du Retz fait couler au travers de toute la galaxie.

Et comme le fleuve domestiqué devient un moyen de voyage et de divertissement, le temps maîtrisé n’est plus lui aussi lié à la mort ; évènement qui se situe dans la chronologie individuelle, mais qui n’intervient plus que de manière relative dans la chronologie universelle.


Le site de Dan Simmons

La photo de Dan Simmons vient du site Portraits de SF

L’interview de Jean-Daniel Brèque sur Artelio, traducteur de plusieurs Simmons, dont Ilium dernier en date.


par Pierre Raphaël
Article mis en ligne le 11 juin 2004

Hypérion et Endymion

 Editeur : Robert Laffont
 Edition de poche : Pocket SF
 Traduit de l’américain par Guy Abadia

Il s’agit de deux cyles consécutifs, le premier intitulé Les Cantos d’Hypérion qui comprend Hypérion et La chute d’Hypérion et le second intitulé Les voyages d’Endymion qui comprend Endymion et L’éveil d’Endymion

Le Styx coule à l’envers

 Editeur : Denoël
 Edition de poche : Folio SF
 Traduit de l’américain par Jacques Chambon

Le Styx coule à l’envers est publié au sein d’un recueil éponyme, dont les autres nouvelles sont traduites de l’américain par Jean-Daniel Brèque