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Présocratisme : un zen archaïque d’occident ?

Pré-socratisme. Zen. Le choc peut sembler frontal. Brutal. Pourtant, il n’en est rien tant sont nombreuses les similitudes : du souffle comme pneuma à la respiration zen, du kosmos grec à l’Univers bouddhiste, parcours d’un pas de côté pour considérer autrement deux traditions décrivant le chemin d’une communauté de l’Esprit.


Il ne s’agira pas pour nous, dans cet article, de procéder et d’inventorier l’ensemble des documents doxographiques, historiographiques qui nous permettrait de fonder cette communauté d’Esprit et de démontrer la validité scientifique de notre hypothèse selon laquelle il y aurait une communauté d’Esprit, un dialogue intime entre les pensées présocratiques et le zen. Notre ambition est bien plus simple et modeste. En effet, il s’agira pour nous de procéder à un retour vers "le" présocratisme afin de percevoir ce qui dans ces pensées constituent une expérience du Zen et de voir comment justement se constitue ce dialogue atemporel entre ces deux pratiques.

Aussi, nous prendrons systématiquement comme point d’appui "le" présocratisme pour saisir et appréhender sa dynamique interne afin de pouoir finalement voir ce qu’il y a de commun. Bien plus, c’est en cheminant vers l’archê de notre propre tradition philosophique que nous verrons comment petit à petit et restrospectivement nous avons oublié ce qui nous animait.

Archê : quelques notions pour randonneur averti

1. Ci-gît archê de toute éternité

Avant toute chose expliquons une bonne fois pour toute ce que veut dire archê.

Cette racine grecque se retrouve dans des mots que nous utilisons aujourd’hui. Par exemple "archétype", "archaïque", "arche". L’archê est ce qui est à la base. Etant à la base elle est ce qui date. Ce qui fait date. Ce qui fonde. En fondant, en tant que matière première, elle est ce sur quoi on peut ensuite bâtir. L’archê est donc ce vers quoi l’homme fait signe lorsqu’il interroge le monde afin de savoir ce qui le fonde.

Parce qu’elle est première d’un point de vue temporelle, l’archê précède toute chose. Parce qu’elle est première d’un point de vue structurelle, l’archê est ce sur quoi toute chose prend appui. L’exemple de l’archê est le patron dont les couturières se servent afin de pouvoir ensuite réaliser leurs modèles. Ce patron est le premier. Mais, à l’inverse des modèles, nul ne le portera jamais. Ainsi l’une des occurrences les plus fameuses demeure incontestablement celle du Prologue de l’Evangile selon Saint Jean où le terme archê se trouve traduit par "commencement" en français et "beginning" en anglais.

C’est à cet appel de l’archê que quelques hommes ont tenté de répondre. Il est amusant de constater qu’entre le VI° et le V° siècle avant JC, un peu partout dans le monde des hommes se sont demandés justement pourquoi on pouvait concevoir un modèle sans pour autant que celui-ci puisse être "porté". D’un point de vue "métaphysique" [1], il s’agissait tout simplement d’interroger les archaï [2] du monde et de la phusis - nature. Par exemple, Sakyamunni, Confucius et Héraclite d’Ephèse vécurent aux alentours du VI° siècle avant Jésus-Christ le premier en Inde, aux confins de l’Himalaya, le second dans la Chine antique et le dernier sur les rivages de la Méditerranée. Sans pour autant vouloir comparer systématiquement chacun de ces trois aspects et courants de pensée, la synchronie mérite d’être soulignée afin de bien voir que ce qu’il y a de commun c’est bel et bien cet effort d’interroger ce qui fonde, l’archê.

Ces trois personnages ont contribué à fonder le commencement de tradition spirituelle extraordinairement féconde. Le bouddhisme pour le premier, le confucianisme pour le second, et le socle de la philosophique hellene pour le dernier. Au commencement donc était l’archê et c’est pour justement revenir à ce qu’elle est que chacun de ces trois hommes chemina à sa manière vers elle, chacun interprétant le monde d’une manière convergente avec les autres.

Ainsi, au début des années 1970, Shunryu Suzuki, un maître zen, publia Zen Mind, Beginner’s Mind [3]. Le titre de cet ouvrage est hautement éclairant : l’esprit zen coïncide, est l’esprit du débutant, de celui qui commence de celui qui va à la source, puiser à l’archê. Ainsi Suzuki précise-t-il dès le prologue de son livre :

The goal of practice is always to keep our beginner’s mind. [...] Our "original mind" includes everything within itself. It is always rich and sufficient within itself. You should not lose your self-sufficient state of mind. This does not mean a closed-mind, but actually an empty mind and a ready mind [4].If your mind is empty, it is always ready for anything ; it is open to everything. In the beginner’s mind there are many possibilities ; in the expert’s mind there are few.

Cette simple citation permet d’une part de voir que finalement le zen est par essence cheminement, retour à ce qui gît au commencement de soi, de chaque soi, de chaque chose, de chaque être en tant qu’être et d’autre part de l’ouverture, de l’espace rendu accessible à quiconque souhaite opérer ce cheminement.

En effet, chaque débutant, chaque beginner s’étonne lorsqu’il découvre une discipline, une pratique, l’univers que les choses soient telles qu’elles même l’éternité les change. Face à cet état de fait, l’homme peut soit le nier, soit tenter d’y faire face. Y faire face exige de pouvoir s’accepter soi-même en tant que mortel, qu’être fini. Vivant. Nier que le monde soit tel qu’il est signifie que l’on se réfugie dans les illusions que l’on souhaite préserver, dans ce que Sawaki appelle le "monde du zéro". Accepter qu’il soit tel quel revient à le pratiquer. A le pratiquer totalement en acceptant que la seule raison ne soit pas le seul maître non pas de notre monde mais du monde en tant que kosmos. L’âme, la psuckê si chère à Pindare peut alors explorer tous les champs du possible et ne plus en effet se cantonner à quelques possibilités, comme le rappelle Suzuki : le zen, c’est la pratique de l’éternel retour à l’étonnement que le monde soit tel qu’il est

2. Question de souffle

Suzuki, comme Deshimaru, Sawaki et tout maître zen, insiste sur la nécessité de bien respirer. J. Brosse dans so ouvrage Zen et Occident fait remarquer que le mot allemand signifiant "respirer", atmen, comporte le même radical que le terme sanscrit désignant l’âme : atman qui se retrouve par exemple dans atmospère.

Le grec ancien comporte également cette ambivalence entre l’âme et le souffle puisque pneuma renvoie à la fois à l’âme et au souffle [5] Dès lors de manière archaïque l’activité du souffle et l’activité de la pensée étaient étroitement liées. Puisant aux sources du Grec, le Latin dissocia l’animus de l’anima, le premier étant masculin et correspondant à l’activité calculatoire de l’esprit, aux rapports - ratio - qu’il pouvait tisser sur la toile du monde, le second évoquant davantage l’activité de respiration de chaque être vivant, du monde : en respirant l’homme fait pénétrer en lui l’air du monde. Fusion. Unité.

La respiration joue un rôle primordial. L’être vivant respire. Au comencement est le souffle. [6]

Présocratisme zen ou zen présocratique ?

1. Des présocratiques...

Jusqu’à présent, nous n’avons que peu parlé "du" présocratisme et ce pour une bonne raison, c’est qu’il n’existe pas.

Ce que l’on a coutume d’appeler "le" présocratisme correspond à un ensemble de pensées, de fragments ayant été regroupés par des philologues allemands, Diels & Kranz qui au début du XX° siècle produisirent après de longues recherches un ouvrages résumant et synthétisant l’ensemble des pensées, des écrits et des citations attribuées à des auteurs ayant précédé chronologiquement Socrate. Ainsi la seule unité, l’unique cohérence entre tous ces présocratiques est qu’ils aient vécu avant Socrate. Cohérence et définition temporelle compilée dans un ouvrage fameux intitulé par ses auteurs, Diels et Kranz Die Vorsokratiker. Les "Présocratiques" .

Outre cette temporalité d’écriture et de pensée, ces auteurs n’ont jamais souhaité ni prétendu faire de la "philosophia". En effet, il fallut attendre les écrits de Platon sur Socrate pour que la philosophie comme discipline commence à émerger et l’aboutissement aristotélicien pour qu’elle se constitue en tant que discipline homogène, "scientifique" [7]. D’autres parts, aucun de leur texte ne nous est parvenu directement. Ce sont systématiquement des doxographes qui nous ont fait connaître ces auteurs grâce à des citations et des références aux ouvrages qu’auraient écrit ces penseurs. Bien plus, si aucun des présocratique n’était un "philosophe", tous étaient des pneumalogues, des physiciens.

2. Zen

Il peut sembler surprenant de vouloir relier le zen au présocratisme. Pourtant si l’on se donne la peine d’y songer il existe un certain nombre de points communs, d’analogies entre le zen et la pensée grecque. En effet, la dynamique de ces deux pensées est somme toute comparable : en se fondant sur les phénomènes, sur les différents éléments constitutifs du monde, le zen et les pensées présocratiques ont pour finalité de présenter un monde paradoxal, aporétique et donc contradictoire. Dès lors, seuls l’analogie, le koan peuvent nous permettre d’entrevoir une porte de sortie cohérente et vraisemblable.

Nous articulerons ces idées en nous fondant sur deux citations l’une provenant de l’aède Homère, la seconde d’Aristote.

dzen : oran phaos hélioïo. dzoon logon ekhon.

Dzen est le verbe grec signifiant "vivre" et étant quasiment homophonique à "zen". Homère nous donne ici une définition de ce qu’est l’acte de vivre d’être vivant. Si nous nous permettons ici de faire le saut en posant l’équivalent entre le dzen grec homérique et le zen des maîtres tch’an ou japonais c’est que fondamentalement il y va de la même chose. Ainsi dzen = zen. Qu’est-ce que dzen ? Homère répond. oran phaos hélioïo. Regarder, percevoir la lumière du soleil.

Cette définition permet de placer l’acte de vivre, l’essence de la vie selon un axe phénoménologique. La vie est perception de phénomènes. Du goût. De l’ouïe. Du toucher. De la vue. Du sentir. Du sentir au ressentir. Il y a la vie : dzoe. Or, de tous les vivants, l’un d’entre eux à une particularité. Ceux des dzoa qui logon ekhon.Celui qui parmi les vivants à le logos. Celui-ci correspond à la définition que donne Aristote de l’homme. De tous les vivants l’homme est celui qui peut justement se rendre compte qu’il ressent, qu’il perçoit qu’il possède la dzoé.

L’effort du zen consistera donc précisément à estomper progressivement les différentes couches scindant celui qui perçoit de la chose perçue en se fondant dans une perspective berkeleyienne dans la mesure où pour Berkeley  : esse : percipi.

Cette manière d’appréhender le monde d’une manière élémentale est commune au zen et à la pensée présocratique. Mieux, pour ces deux pensées l’analogie est ce grâce à quoi l’homme pensant peut résorber les contradictions inhérentes à tout système logique présentant le fameux théorème de Gödel .

Maintenant que nous commençons à saisir ce qu’il y a de commun entre le zen et le présocratisme, pourquoi ne pas accepter de plonger plus avant vers le trésor de l’archë et d’en devenir les aventuriers en espérant qu’elle ne soit pas définitivement perdue ?

par Hermes
Article mis en ligne le 2 mai 2005

[1] Utiliser ce terme à propos de la pensée présocratique est anachronique dans la mesure où, le terme "méta-physique" est une invention de bibliothéquaires alexandrins qui, ne sachant pas où classer certains volumes aristotéliciens, les classèrent après - méta - son ouvrage sur la Physique physikê. Ainsi, la fameuse Métaphysique se trouvait-elle sur le rayon tout simplement après la Physique

[2] Fondements. Pluriel de archê

[3] Cf. Shunryu Suzuki, op. cit., Weatherhill, New-York & Toykyo, 1970.

[4] Nous soulignons l’équivalence qu’esquisse Suzuki entre ces deux termes. L’un étant la condition et la conséquence de l’autre. Chacun étant l’autre, simultanément et sous le même rapport : en ce sens, le Zen déserre l’étau établi par Aristote et son Métaphysique, G, 1, nous y reviendrons ultérieurement.

[5] Pour s’en convaincre, il suffit de songer au pneumologue qui ausculte les poumons ou au garagiste qui réparent les pnematiques ce qui est bien gênant pour avancer lorsqu’ils sont crevés.

[6] Cf. Shodoka commenté par Deshimaru, p. 208.

[7] Certains, à l’instar de Nietzsche considère que Socrate, parce qu’il n’a rien écrit de sa propre main et parce qu’il est lui-même disciple d’un "présocratique" est non pas un présocratique mais un "préplatonicien" et Nietzsche de comparer alors de conclure que Platon est à Socrate ce que Paul est au Christ, celui qui mit en forme et contribua à diffuser la doctrine du maître en s’en démarquant sans que quiconque puisse jamais vraiment savoir qui parle.