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Une soif d’amour, de Mishima Yukio

Âmes isolées...

Dans la préfecture rurale de Madaï, au coeur d’un Japon qui se reconstruit lentement après la guerre, une opulente famille soigne ses plaies. Autour du patriarche Yachiki sont réunis ses enfants et un couple de domestiques, dans la quiétude du domaine Sugimoto. Cependant, les relations entre ces êtres, proches par les liens du sang et le quotidien d’une vie en quasi-collectivité, sont loin d’être claires et nettes. Comme toujours dans les oeuvres de Mishima, les tourments, les inquiétudes, les moindres pensées égarées s’épaississent, puis gonflent jusqu’à devenir d’insupportables abcès qu’il faut crever. Et ce stade ne passe jamais sans que les esprits et les corps soient, également, durement éprouvés.


Bref roman, centré sur la passion qu’éprouve une belle veuve issue de l’aristocratie japonaise, pour un jeune domestique, Une soif d’amour est paradoxalement une oeuvre dont l’amour est presque entièrement absent. Ce vide est d’ailleurs signalé de manière forte lors des deux confrontations entre Etsuko, la veuve, et Saburo, le domestique. Elle interroge ce dernier sur ses sentiments, d’abord à l’égard de Miyo, l’autre domestique de la maisonnée, puis sur l’identité de celle qu’il aime. À chaque fois, Mishima démontre la vacuité d’évoquer l’amour pour décrire ce que peut ressentir Saburo à l’égard d’autres femmes, et des êtres en général. Par l’impossibilité de réconcilier ce qu’Etsuko et Saburo peuvent appeler amour, et sans jamais se prononcer sur ce que lui-même, auteur et donc démiurge de cet univers, induit par ce mot, Mishima matérialise la barrière qui sépare ces deux êtres. Au-delà de leurs origines, de leurs manières, de leurs expériences radicalement étrangères, ces deux protagonistes du drame ne peuvent se retrouver car les sentiments qu’ils éprouvent sont définitivement irréconciliables. Mishima le souligne : si Etsuko avait touché l’épaule de Saburo de sa main, leur histoire aurait pu naître, car le langage des corps aurait suppléé l’impotence des mots. Prisonnière de l’impasse du langage, la situation bascule, et ne parvenant à se comprendre, les deux êtres achèvent de se détruire. Ce motif d’un amour, tout à la fois diffracté dans la violence protéiforme de sentiments forts : jalousie, plusions sadiques, masochistes, cruauté, désir, et absent en tant que le sentiment exalté qui conduit au bonheur au travers de l’autre, donne le liant à ce roman, qui est également la photographie d’un microcosme sordide et réaliste : la maisonnée Sugimoto.

Dans ce cadre, c’est une collection d’existences brisées, de vies échouées sur le bord d’un chemin autrefois brillant, et surtout de corps dégradés, qu’Une soif d’amour met en scène. La description de Yachiki, devenu repoussant et négligé en vieillissant, est métaphore d’un Japon rabaissé par la défaite, et repoussé loin de l’exposition et de la reconnaissance du monde. Celui qui fut un haut responsable dans une compagnie de navires se recroqueville sur ses origines paysannes. Il pourrit à la campagne, comme un fruit trop mûr, à l’image du Japon dont les forces vives d’hier ne se peuvent plus se reconnaître dans les évolutions modernes de la société et du pouvoir. À l’inverse, le corps de Saburo se signale par sa vigoureuse jeunesse, et sa beauté. À l’attraction exercée par son physique, et sa joie quotidienne, s’oppose le vide de son esprit, qui se contente d’une spiritualité peu évoluée, religion du charbonnier où s’abîme toute la spiritualité et l’ambition de son existence. Non pas toute, en fait, puisqu’il espère secrètement qu’une guerre lui permettra de s’enrôler, mais ce n’est qu’un horizon sans importance, ni poids. Saburo est indifférent à la paternité, il ignore l’évidence de l’amour qu’on lui porte. Tel un nouveau-né, il est guidé par son instinct plus que par ses sentiments, ou par des raisonnements. C’est cette candeur primitive, mal comprise, mais porteuse d’un courant de vie, qui fascine Etsuko, rongée par une pulsion autodestructrice, et dont le peu d’énergie se dissipe lentement dans une existence morne, rythmée par ses souffrances intimes.

Ce Saburo, loin d’être parfait, n’est finalement rien de plus qu’un vulgaire Appolon du belvédère de son bourg, qui reçoit des lettres des paysannes du coin et fait se pâmer les femmes d’âge mûr. Mais il se teinte d’une lumière trouble sous le regard d’Etsuko, ou plus exactement dans la description détaillée que Mishima peut donner des sentiments de cette dernière. Le personnage devient complexe, noeud d’intrigues intérieures, alors que ses actes sont régis par la simplicité de son naturel. Et parce qu’elle se fait une représentation déformée de Saburo, Etsuko s’éprend de l’image et de la sensualité inconsciente du jeune homme, et à la poursuite de cette illusion, elle sombre de plus en plus dans la réalité sordide de l’ordinaire d’une vie sous la coupe de son beau-père. Le fils de Yachiki et sa femme, Chiéko, couple d’intellectuels raillés par la plume de Mishima, exposent en termes crus la déchéance de cette femme, qui pourrait recomposer sa vie ailleurs, mais qui se laisse posséder par Yachiki et cette vie morne, juste par amour pour Saburo. Une soif d’amour tire sa durté de l’absence totale de dialogue, de compréhension, de connivence entre Saburo et Etsuko, fondamentalement étrangers l’un à l’autre, malgré les efforts de cette femme pour se rapprocher de l’objet de ses désirs. Une soif d’amour est le récit de la déchéance d’une veuve, aspirée par un puissant désir de Thanatos. A ses propres yeux, ainsi qu’à ceux de son entourage, son attitude se justifie par sa passion pour Saburo. Cependant, ce sentiment se nourrissant de fantasmes et de désir de posséssion, il est voué à l’échec et au soliloque. Le roman se clôt sur le triste constat que fait Etsuko : "Rien n’avait changé...". En effet, depuis l’époque où elle était tiraillée par la jalousie que suscitaient les infidélités de son époux, jusque dans cette ferme de campagne où elle voulut s’accaparer un domestique, son âme est restée dans la posture autiste de la femme qui ne vit que pour l’intensité de ses propres sentiments, si destructeurs soient-ils.

Vertigineuse aspiration par le vide, Une soif d’amour est un roman psychologique, structuré autour de quelques temps forts où les sentiments des protagonistes basculent dans le chaos. Spirale de l’échec de la communication, de l’échec des trajectoires, et peinture d’une société brisée qui se nourrit de faibles idéaux et qui se rattache à ses fantasmes, Une soif d’amour est nevrosé. Dans l’oeuvre de Mishima, il s’agit d’un roman qui n’a pas la violence, ou la poignante dureté d’Un marin rejeté par la mer, ou encore du Pavillon d’or. Mais on y retrouve l’obscession des corps qui imprègne ses romans ; en décomposition comme celui de Yachiki ; plein de vigueur et de jeunesse comme celui de Saburo, ou encore souillé comme celui d’Etsuko, même si la souillure de la chair ne se communique pas à l’esprit. Il s’y trouve également cette décomposition du processus qui conduit les êtres à la névrose et à des actes extrêmes que rien ne laissait prévoir. C’est l’incohérence d’une humanité qui se cherche, isolée et sans repère, mais exposée sans fard pour le lecteur qui souhaite aller à sa rencontre.

par Pierre Raphaël
Article mis en ligne le 21 février 2005