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Une ténébreuse affaire, d’Honoré de Balzac

Où la Comédie Humaine se la joue tragique sur fond d’enquête.

Dans la Comédie humaine, entre scènes parisiennes et action rurale, pôles entre lesquels la tension n’est jamais absente, le lecteur rencontrera aussi des pièces historiques comme Les Chouans. Mais il est une autre espèce, moins prisée et moins commentée, dont le joyau ne s’invite guère aux conversations de salon contrairement à des titres comme Le père Goriot, Les illusions perdues ou encore Eugénie Grandet. Il s’agit d’Une ténébreuse affaire, enquête policière, mâtinée de tragédie grecque, des plus envoûtantes.


La trame d’Une ténébreuse affaire a de quoi déconcerter : ce n’est pas un roman d’apprentissage, elle se rapproche du roman historique sans y adhérer, et pas tout à fait tableau social ; c’est un mélange qui à la couleur et l’odeur d’une tragédie : le lecteur assiste, impuissant, à la curée du destin. Parallèlement à ce motif, Une ténébreuse affaire tient par certains aspects du roman de société, et met en scène des nobles émigrés durant la Révolution, qui cherchent à regagner leur pays et leur prestige sous l’Empire. S’ils vont réussir dans un premier temps, leur chute ne sera que plus cruelle dans le second.

C’est dans un fait divers, l’enlèvement du sénateur d’empire Clément de Ris, que Balzac a trouvé sa matière. Il semble d’ailleurs, qu’il eut sur cette affaire des renseignements de première main. Si l’on en croit ce qui est dit dans la préface de Rose Fortassier, Balzac aurait eu, à l’époque au début de la rédaction, l’intention de composer pour la Comédie Humaine l’itinéraire politique d’un député de campagne. Ce projet, qui devait donner Le député d’Arcis (inachevé), réclamait le développement d’une toile de fond : ce fut Une ténébreuse affaire, qui se déroule quarante années avant Le député d’Arcis dans la même région. Cette idée lui vient entre 1839 et 1840, et Une ténébreuse affaire paraît finalement en feuilleton entre le 14 janvier et le 4 mars 1841 dans un obscur journal politique et littéraire Le Commerce, journal des progèrs moraux et matériels, avant d’être publié en volumes chez Souverain en 1843. [1]

On distingue deux phases dans le roman. L’enjeu de la première est le retour en France des hériters de la maison de Simeuse, et des enfants de la famille de Hauteserre. Chassés par la Révolution, ils ont servi dans l’armée de Condé, et trempent, à ce moment du récit, dans un complot qui vise à assassiner Bonaparte. Laurence de Cinq-Cygne, leur charmante cousine, amoureuse passionnée des jumeaux Simeuse, et pleine de haine à l’encontre de Bonaparte, complote avec eux depuis la France. De hasards en rebondissements, Simeuse et Hauteserre vont donc regagner la France, mais l’irruption dans la région de deux séides de Fouchet, ministre de la police, va faire échouer la conspiration. Néanmoins, par une providentielle intervention, nos jouvenceaux obtiennent le pardon, et le droit de demeurer auprès de leur belle cousine. Débute alors le second temps du roman, dont l’enjeu n’est plus la mort de Bonaparte, mais le rétablissement des familles Simeuse et Cinq-Cygne dans leur lustre d’antan. Le triangle amoureux qui lie Laurence de Cinq-Cygne aux jumeaux Simeuse prend alors de plus en plus d’importance.

La première partie d’Une ténébreuse affaire se déploie sous la forme d’une enquête à suspens. Elle est faite de courses dans les bois, de déguisements, d’évasion, d’écoutes, puis d’interrogatoires et de perquisitions, véritable duel entre le duo de policiers, conduit par le madré Corentin, auréolé de ses manigances des Chouans, et le tandem baroque formé par la diaphane Laurence et le personnage haut en couleurs de Michu. Sans rien révéler de cette longue phase d’introduction, on peut dire qu’aucun camp ne retire un plein succès de l’affaire. Balzac bascule alors vers un mode narratif bien différent, puisqu’il entreprend de peindre le portrait d’une famille d’émigrés de retour d’exil dans une France qui ignore les lois et les prébandes d’hier. Sublime, de par l’abnégation des frères Simeuse, le dévouement des Hauteserre, ou encore la grâce de Laurence de Cinq-Cygne, cette noblesse est condamnée par la marche de l’histoire. La peignant plus belle, Balzac la condamne à chuter plus lourdement, et d’un caprice du destin, qui réunit une circonstance du hasard avec une machination insolite et hâtive, il fait le ressort qui propulse le bonheur de ces nobles réunis dans le malheur et la résignation.

Du rebondissements haletants du premier mouvement, on bascule dans la tragédie avec la seconde partie. Les protagonistes sont superbes et exemplaires, et d’autant plus attachants que les sentiments qui les liens les uns aux autres contribuent à profondément les humaniser. Ils ne chutent que plus lourdement, leur seule faute étant d’avoir repris leurs habitudes d’Ancien Régime dans un monde qui ne le reconnaît plus. Leur morgue et leur hauteur, bien innocente, son châtiées par la combinaison des circonstances. Et, alors qu’ils avaient échappé au châtiment lorsqu’ils étaient coupables, ils sont frappés plus durement encore, alors qu’ici ils sont innocents. L’enjeu n’est plus de savoir qui, de Michu ou de Corentin, va prendre l’ascendant. Le couperet va s’abattre sur les Simeuse, et à mesure que l’étau se resserre, le lecteur se prend à espérer que la Providence viendra détourner la machination qui s’abat cruellement sur ces nobles, insouciants, mais attachants par leur beauté, et la pureté de leurs caractères.

Le dénouement de l’histoire est double. Il se joue d’abord à Iéna, où Laurence de Cinq-Cygne, toujours plus admirable de courage et de volonté, vient implorer la grâce de l’Empereur. Une ténébreuse affaire renoue avec son déploiement historique, qui des complots contre Bonaparte voit sa trame s’étirer jusqu’à Iéna. C’est ensuite au cours d’une réunion de ministres et de gens de pouvoir (parmi lesquels on retrouve d’autres figures de la Comédie humaine tels que Rastignac), dans le cabinet de De Marsay. Les dessous de l’affaire qui a provoqué la chute des Simeuse et des Cinq-Cygne y sont dévoilés au détour du récit d’un entretien entre Talleyrand, Fouché, Sieyès et Carnot ; les nobles familles d’hier furent jetées bas par les remous des affaires des puissants d’aujourd’hui. C’est ce que suggère Balzac, en faisant débarquer le citoyen Malin aux côté de ce quatuor de la grande Histoire, puisqu’il enclenche malgré lui une longue suite d’évènements qui conduisirent à son ascension personnelle, et à la déchéance des familles Simeuse et Cinq-Cygne, si belles, mais tellement hors de leur temps. C’est aussi une occasion d’entrevoir la figure de Corentin, âme damnée de la Police (mot teinté par Balzac d’une aura sans rapport avec celle que lui octroie notre temps), qui des Chouans à Splendeurs et misères des courtisanes, étire un génie sans égal de la conspiration.

par Pierre Raphaël
Article mis en ligne le 18 octobre 2004

[1] On trouve plus de détails sur la genèse de l’oeuvre dans la préface donnée par Rose Fortassier à l’édition en Livre de Poche d’Une ténébreuse affaire.