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Ca ira quand même, de Benoît Lambert

Après avoir exploré via la matière théâtrale les utopies révolutionnaires dans le triptyque Pour ou contre un monde meilleur, Benoît Lambert interroge le présent de nos idées politiques. Armé d’une poignée de comédiens engagés dans l’art qu’ils investissent, le jeune metteur en scène fait état d’un monde déboussolé : celui que nous avons fait comme celui qui nous fait. Entre idées politiques toutes faites et défaite de l’idée.


Deux micros avant-scène pendus le long de leur câble depuis les cintres du plafond. En attente provisoire d’une parole à venir. Baignés d’une musique sans couleurs et sans corps - une musique d’ascenseur. Une toile blanche au fond, surface plane sans aspérités, prête à recueillir l’image ou les ombres. Devant elle, une rangée de chaises. Deux frigos (qui ne s’adresse pas au frigo de nos jours, à sa gueule ouverte qui recèle des trésors ?), disposés jardin, de profil. Et le plateau comme une promesse.

Ils entrent, regard hagard. Garçons et filles. Vêtus d’aujourd’hui. Pas hésitants, bouches bées, jambes ralenties. Investissent la scène avec précaution. Frêles somnambules, pas encore éveillés. Ils ne restent pas debout très longtemps car ils prennent place. Momentanément, ils seront des assis ("ils [grefferont] dans des amours épileptiques leur fantasque ossature au grand squelette noir de leur chaise"). Silencieux et éthérés dans un silence étiré. Côte à côte. Comme s’ils assistaient ensemble au spectacle éphémère de l’instant du réveil. De leur éveil. Leur éveil à quelque chose. Leur éveil à une idée. Leur éveil à une action possible.

Il faut faire quelque chose il faut donner un sens à notre vie quel est ton idéal as-tu un idéal quel est ton idéal.

Voilà qu’elle a rompu le silence la petite du milieu. Voilà qu’elle a parlé. Qu’elle a parlé de faire. Qu’elle a parlé d’idée. Qu’elle a, mine de rien, posé une question. Les autres qui s’étaient tus ne donnent pas de réponse car ils ont, eux aussi, de l’idée à revendre. Un monde acceptable et un environnement propre et plus du tout de guerres et plus d’apartheid et pas de discrimination non plus. Ils sont là, immobiles, investis de parole. Une parole de front, mais parole sans effet : Je suis un idéaliste car je suis membre de Greenpeace et d’Amnesty International / D’accord tu es idéaliste mais va donc me chercher une baguette tu veux ?

Nous sommes à ce moment précis au point d’intersection qui constitue l’enjeu de la création de Benoît Lambert. Il constate avec une certaine ironie ce moment politique étrange dans lequel nous surnageons. Car il s’agit aujourd’hui de revendiquer ses engagements mais concomitamment de ne pas oublier d’aller chercher du pain. Il y a le sublime de la conviction, la beauté de l’indignation mais il y a aussi le simple prosaïsme d’une parole échouée - à l’image de ces micros qui pendent au lieu de se dresser. Parce qu’on se résigne et qu’on prend acte de toute impuissance à changer quelque chose.

Contre quoi faut-il encore se rebeller ou faut-il encore se rebeller ? La proposition expérimentale du metteur en scène travaille cette ambivalence du comportement contemporain qui hésite entre une indignation revendiquée et une résignation finale.

Quel monde est le nôtre ? Quel rôle y jouons nous ? N’a-t-on pas déposé nos armes pour aller boire seul un coup au bistrot du coin, laissant derrière nous le monde se tordre, les tours s’effondrer, les images de misère se cogner contre nos écrans plats ? Quelle entente entre les hommes ? Quelle possibilité de nous entendre ? Celle-ci en transe, qui s’ébat perdue dans ses déhanchements, pourquoi ne sent-elle pas la présence de l’autre ? Pourquoi celle-là qui crie, hygiaphone à hauteur de gorge, peine-t-elle à couvrir les bruits environnants ? Pourquoi lorsqu’ils prennent la parole parlent-ils au micro ? Afin qu’on les écoute ou afin d’assurer qu’ils sont toujours en vie ? Une scène - pantomime - résume, en quelques mouvements simples, l’impossibilité d’un accord apaisé au sein de la communauté que forment ces quelques acteurs. Munie du yaourt qu’elle a arraché à l’ouverture béante du frigo, une jeune femme s’avise de ces ‘autres’ qui occupent son environnement. Troublée par leurs regards tendus vers son yaourt, elle décide d’en partager le contenu. Elle en concède une cuillerée à son voisin, qui redistribue cette maigre pitance à ses autres voisins. Proposition communiste et communautaire qui échoue vite. Car chacun a pris goût à cette consommation rapide. Et dans un même élan, ils se jettent dans la gueule du frigo comme une meute de loups se dispute les restes d’une charogne. Passage du partage du bien entre les hommes à la consommation personnelle et égoïste. Etourdissement d’une société qui, malgré son statut de rassemblement d’individus, se proclame elle-même libérale.

Voilà sur quelle dialectique, qui s’expose assez significativement sur la scène, joue Benoît Lambert. Il réussit justement à présenter, sous la forme d’un spectacle à modeler (il s’agit de travailler un matériau théâtral sans lui donner de forme définitive), un état présent de nos vies, assemblées et désassemblées au gré des courants de l’époque.

par Florent Meyer
Article mis en ligne le 28 mars 2005