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Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas

Le Théâtre Ouvert reprend en ce début de saison Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas, d’Imre Kertész, Prix Nobel de littérature 2002. Joël Jouanneau met en scène avec une sobriété éclatante ce monologue d’un rescapé de deux totalitarismes, puissamment servi par Jean-Quentin Châtelain. A voir et à revoir...


Une table, une lampe de bureau en fer blanc, deux chaises. Le décor est posé dans la noire sobriété de la salle du théâtre ouvert. Quelques lettres tracées à la craie sur les murs, parfois un mot. Un phrase seulement, à peine entraperçue au moment où le spectateur scrute les gradins pour trouver une place, tracée sur une poutre noire au-dessus de sa tête : "Nous sommes tous coupables". Nous voilà dans l’intimité d’un meublé, celui de György Köves lors de son séjour en "maison de repos", résidence pour intellectuels à l’époque communiste.

Au cours d’une promenade solitaire interrompue par Monsieur Oblath, le philosophe, le narrateur se voit asséner une question apparemment innocente : a-t-il des enfants ? "Non, dis-je, immédiatement, sans hésiter, pour ainsi dire instinctivement, car il est désormais naturel que nos instincts agissent contre nos instincts". Ce refus catégorique de donner la vie est la matrice du déversement qui creuse sans répit la mémoire du narrateur. Les digues sont maintenant rompues, impossible d’arrêter cette logorrhée qui charrie souvenirs d’enfance et souvenirs d’Auschwitz, passant en revue la question de la judéité, de la figure paternelle, de Dieu, de l’univers concentrationnaire, du Bien et du Mal, avec toujours ce refrain lancinant, "non, dis-je immédiatement...".

(JPEG)Ce "non" qui rythme le texte est la négation du monde, de la vie elle-même. L’écriture ici est affirmation de ce non : "La véritable nature de mon travail n’est fondamentalement rien d’autre que de creuser, continuer et finir de creuser cette tombe que d’autres ont commencé à creuser pour moi dans l’air", écrit Kertész. On pense à Paul Celan, ou encore à Heiner Müller. Ces trois auteurs d’après Auschwitz répondent chacun à leur façon à la question d’Adorno, en utilisant le langage comme une pelle pour creuser. Le Kaddish d’Imre Kertész, né en 1929 à Budapest, Prix Nobel de littérature en 2002, est un monologue d’une densité et d’une musicalité époustouflantes. Cette prière adressée aux morts dans la religion judaïque, il la profère, entre litanie et imprécation, avec la lucidité cruelle d’un homme broyé par deux totalitarismes consécutifs.

L’interprétation du texte que nous offre Jean-Quentin Châtelain, sa présence et sa diction si particulières, à la fois gauche et entêtée, sont d’une virtuosité remarquable. Il donne une matière au texte. Il sculpte les mots dans le silence. Ses gestes se font tortueux à l’image des phrases claudiquantes et obstinées, qui traquent le sens dans un seul et même souffle. Chaque mot est égrené avec une précision d’orfèvre jusqu’à circonvenir l’idée exacte qui se dérobait. Il prête son corps tout entier à cette partition musicale exigeante. Chaque bribe de langage devient un chantier, une lutte sans merci pour accorder le mot et le sens. De ses mains puissantes, il dessine dans l’air une idée, une image, la caressant et la brusquant tour à tour. Tout en contorsions, il s’approprie chaque méandre de ce texte, des sarcasmes aux cris de révolte en passant par la tendresse et le renoncement.

Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas, moment de théâtre rare qui nous entraîne au rythme des digressions du narrateur au cœur du mystère de notre rapport au monde et à l’Histoire. On en sort sans voix.


Du 22 septembre au 22 octobre 2005. Le mardi à 19h, du lundi au samedi à 20h30, matinée le samedi à 16h. Relâche exceptionnelle le 20 octobre.

Mise en scène : Joël Jouanneau. Avec Jean-Quentin Châtelain.

Texte traduit du hongrois par Natalia et Charles Zaremba aux Editions Actes Sud.

Théâtre Ouvert, 4 bis cité Véron, 75018 Paris.

par Tünde Deak
Article mis en ligne le 19 octobre 2005