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L’Ombre de Mart, de Stig Dagerman

Dans une mise en scène éclatante de Jacques Osinski, l’Ombre de Mart de Stig Dagerman (1923-1954) produite par la Compagnie La Vitrine, est une des pièces les plus réussies de cette saison 2003-2004, qu’on ne peut que recommander chaudement.


Stig Dagerman - 2.2 ko
Stig Dagerman

Ecrite en 1947, l’Ombre de Mart (prononcez Marte) est une œuvre largement introspective de l’auteur suédois qui se donnera la mort en 1954. Cet écrivain de génie, cet homme extraordinaire affronta une enfance puis une adolescence dignes des Misérables. Abandonné par sa mère à sa naissance, élevé par son grand-père qui sera assassiné, en désaccord perpétuel avec sa belle-mère, Stig Dagerman utilisera sa plume grinçante au service de son angoisse.

Gabriel et Thérèse - 16 ko
Gabriel et Thérèse

Tout commence sur une histoire de tableau. On sonne à la porte. Gabriel (Vincent Berger), qui grille nerveusement cigarette sur cigarette, d’un pas mal assuré, orienté par un regard myope, va ouvrir. C’est le facteur qui apporte un tableau représentant Mart. Commence alors le harcèlement de Madame Angélica, mère de Gabriel, harcèlement qui continuera durant toute la pièce. Harcèlement sur quoi ? C’est que le monde autour de Gabriel glorifie Mart, son frère mort à la guerre en véritable héros, car il était courageux, lui. « N’est-ce pas Thérèse ? ». « Oui » répond la jeune fiancée du défunt. Et voilà la pièce qui se referme, implacable. Tout prête à un resserrement des mâchoires du piège autour de Gabriel, ce fils mal-aimé, et ce, crescendo jusqu’à la fin de la représentation. L’ombre de Mart, ce fameux « mort à la guerre », pèse lourdement sur ce jeune frère qui, par lâcheté et par myopie, ne s’est pas rendu sur le front et qui continue de vivre, lui. Aimant, ce fils n’est pas aimé. L’amour de Madame Angélica et de Thérèse n’est digne que d’un courageux, pas d’un lâche. Victor (David Migeot), qui, lui, a combattu est digne de cet amour : Madame Angélica lui fera don du fusil de son fils Mart, et Thérèse de son amour. Gabriel est alors seul, face à lui-même.

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Gabriel

Le texte est nerveux, dense et tient le spectateur en haleine jusqu’à la fin. Une multitude de thèmes sont abordés, pendant 1h50, avec justesse et pudeur. A partir de mots simples, Stig Dagerman nous livre ses réflexions. Jamais lassantes, elles sont attendues par le spectateur, qui, droit sur son siège, ouvre grand les yeux et les oreilles pour s’imprégner de ce texte qui fait mouche à chaque coup. Stig Dagerman, s’il dénonce l’ambiguïté de l’homme face à la guerre, l’ambïguïté du mort courageux et du vivant lâche, va bien au-delà. Ce texte est une trame (textus) qui déborde de signifiés. Les réflexions s’enchaînent et se font écho : réflexions sur les relations entre frères orchestrées par une mère vampirisante, réflexions sur le non-amour, la haine d’une mère envers son fils et sur le harcèlement manipulateur et sadique auquel peut se livrer cette mère, réflexions sur ce qui fait qu’un homme est digne d’être aimé de sa mère et d’une femme (« peut-on être laid et lâche et être aimé ? »), réflexions sur les moyens de séduction mis à la disposition de l’homme, réflexions sur ce qu’est la réussite... Le spectateur est cerné, bombardé, attaqué par cette mère haineuse aux cheveux flamboyants (Véronique Alain), touché par Gabriel, ce fils en recherche d’amour maternel et charnel, irrité par Victor, ce fat manipulateur, indigné par l’attitude de Thérèse (Grétel Delattre) qui préfère l’air suffisant de Victor à la tendre sincérité de Gabriel.

Thérèse - 16.7 ko
Thérèse

La mise en scène et la performance des comédiens sont à la hauteur du texte. La pièce se déroule dans la pénombre, avec pour seul point de lumière ce portrait de Mart transporté de scènes en scènes. De nombreux panneaux mobiles permettent les changement de pièces, qui se font sur quelques notes de piano. L’unité de lieu est balayée et les nombreux changements de décors plongent le spectateur dans un labyrinthe, écho à la pensée fouillée de Dagerman. Quelques scènes sont vues à travers une fine toile semblable à un tamis qui se prête particulièrement aux jeux d’ombre et de lumière, qui grandissent ou amenuisent les personnages. Les performances des comédiens sont à relever, même si on peut reprocher à Véronique Alain (Madame Angélica), Grétel Delattre (Thérèse) et David Migeot (Victor) leur diction un peu mécanique qui contraste avec celle très naturelle de Vincent Berger (Gabriel). Parti pris du metteur en scène ? Choix personnel des comédiens ? En tous les cas, la présence et le jeu de Vincent Berger est à applaudir. Il ne joue pas Gabriel mais il est Gabriel. Le texte prend dans sa bouche une force incroyable qui contraste avec la faiblesse physique et le mal-être du personnage. Stig Dagerman nous invite à aller plus loin, à ne pas se laisser tromper par l’apparence chétive de ce jeune homme, qui sera capable de briser la chape que sa mère lui a imposée, pour se dégager violemment de cette étreinte meurtrière.

David Migeot (Victor) - 11.6 ko
David Migeot (Victor)

Une heure et cinquante minutes de représentation sont à peine assez pour dire tout ce que Stig Dagerman semblait vouloir dire et le spectateur n’est jamais las. Ebloui par le texte et par la performance scénique de Gabriel, le spectateur sort du théâtre de l’Aquarium retourné par ce qu’il a vu, profondément touché. Cette pièce fonctionne avant tout par empathie, en allant puiser au plus profond du spectateur. La distance entre les comédiens et le public est abolie et les discours sur l’infériorité du théâtre émotionnellement parlant par rapport au cinéma, qui dispose d’une multitude de moyens, tombent d’eux-mêmes.

par Aurore Rubio
Article mis en ligne le 11 juin 2004

Informations pratiques :
- mise en scène : Jacques Osinski
- acteurs/troupe : Véronique Alain (Madame Angélica), Vincent Berger (Gabriel), Grétel Delattre (Thérèse), David Migeot (Victor)
- dates : du 9 mars 2004 au 11 avril 2004
- lieu : Théâtre de l’Aquarium, route du Champ de Manoeuvre 75012 PARIS
- tarif : plein 20 euros, réduit 10 euros,
- renseignements : 01 43 74 72 74

Pour se procurer le texte : Paru en 1996 aux Presses Universitaires de Caen, épuisé (malheureusement !). Si quelqu’un sait comment se le procurer, n’hésitez pas à nous le faire savoir.