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Médée

Médée a été présentée en Avignon le 12 juillet 2000 et fut un succès. La pièce d’Euripide est remontée à l’Odéon avec quelques changements, mais malgré l’attente qu’elle a suscitée, le résultat est décevant.


Cohérence et sobriété

Le parti-pris de Jacques Lassalle est on ne peut plus clair : Médée est avant tout une femme, "absolument et superlativement". Médée sorcière, Médée monstre infanticide ? C’est fini : elle est une femme, la femme, celle qui souffre, qui est abandonnée, et qui ne peut l’accepter. Lassalle accentue la conception moderne d’Euripide qui relègue la mythologie au second rang, et insiste sur la trivialité des héros qui ne sont que des hommes. Le choeur et le coryphée, dont les interventions structurent la tragédie, sont ici regroupés en la personne d’Emmanuelle Riva, magnifique, à la diction et à la stature parfaites. Tout au long de la pièce, une musique orientale (cithare et sonorités proches des recherches du saxophoniste Jan Garbarek) berce les entrées et les sorties des acteurs, alors que des cris d’oiseaux rappellent la tension tragique qui plane au-dessus de la scène. Le décor est simple, austère, presque serein. Côté jardin, du sable dénote la côte de Corinthe. Côté cour, deux passerelles en bois enjambent une surface d’eau pour mener soit au palais de Créon, soit en-dehors de la ville. Inéluctablement, la passerelle du palais figurera un face-à-face, alors que celle en diagonale permettra la fuite.

Une lecture discutable

Mais la question qui s’impose au vu de cette mise en scène est la suivante : peut-on faire de la passion et de la souffrance de Médée l’enjeu de la pièce ? Ne risque-t-on pas d’occulter le véritable coeur de la tragédie, à ainsi centrer nos regards sur cette femme, sur ses doutes et ses malheurs, sur son désir et ses désillusions ? Peut-on voir en Médée l’image de toutes les femmes - et se borner ainsi à une tension psychologique ? Dans ses Essais critiques, Roland Barthes réfléchit à la question : "Comment représenter l’antique ?", et insiste sur le fait que les "sentiments" que manifestent les personnages tragiques (orgueil, jalousie, rancune, indignation...) ne sont pas psychologiques au sens moderne du mot : ce ne sont pas des passions individualistes. En effet, l’art tragique serait fondé sur une parole absolument littérale ; la passion n’y aurait aucune épaisseur intérieure, elle serait uniquement tournée vers son contexte civique. Dès lors, l’orgueil ne serait pas un péché mais une faute contre la cité, une démesure politique ; l’indignation ne serait jamais que la revendication d’un droit nouveau, l’accession du peuple au jugement réprobateur des anciennes lois. Si nous faisons appel ici à Barthes, c’est bien parce que c’est toute la problématique politique qui nous semble occultée dans cette mise en scène. Médée est avant tout celle par qui Jason a pu prendre le pouvoir. Si Jason répudie Médée, c’est pour régner sur Corinthe. Or le peuple de Corinthe n’accepte pas, conformément aux coutumes, une princesse barbare ; or Créon, futur beau-père de Jason, craint pour son pouvoir. Si Médée tue ses enfants, c’est aussi parce qu’ils deviennent des ennemis politiques quand elle assassine Créon et sa fille. Pourtant, tous ces aspects de la tragédie qui contribuent à la tension, puisqu’ils sont autant à la source de l’incompréhension de Médée que de la persistance de ses adversaires, sont passés sous silence. Il nous semble qu’on ne peut comprendre Médée en tant que femme souffrante, qu’à partir du moment où elle est inscrite et admise comme enjeu politique. Car là réside l’obstacle : Médée est une menace au pouvoir royal de Jason, à Corinthe. Que Jason ne la désire plus nous semble latéral. Et d’ailleurs, il est encore sensible à son charme, comme le souligne la mise en scène. C’est pourquoi, Médée, moins qu’une tragédie de la passion amoureuse, nous paraît être une tragédie du pouvoir - une tragédie de la femme, être souffrant, en tant qu’instrument politique au service des hommes. Et à ce titre, la lecture qu’a privilégiée Jacques Lassalle nous semble déformer la pièce d’Euripide.

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Un résultat mitigé

Dans son souci de relire la pièce à la lumière de la reconnaissance moderne de la femme et d’en souligner le côté humain, Jacques Lassalle fait de la tragédie un drame - presque bourgeois - qui veut répondre aux besoins de notre époque : drame de la famille décomposée, des séparations, de la femme bafouée... Certes, Jason n’est pas présenté comme un héros chez Euripide ; mais de là à en faire un bouffon, il y a une marge. Jean-Quentin Châtelain (Jason) est un grand acteur à la diction très maniérée (il jouait notamment le meunier Gilbert Horn dans la pièce de David Harrower, Des couteaux dans les poules, mise en scène par Claude Régy à Nanterre). Mais Lassalle ayant accentué le côté ridicule de Jason (ne serait-ce que par son costume), le public le prend pour une figure grotesque et rit, aux moments les plus dramatiques, à gorge déployée (Brigitte Salino soulignait déjà pour la première en Avignon, des rires des spectateurs qui n’avaient pas lieu d’être). Que Lassalle cherche à se libérer du tragique, pourquoi pas, mais de là à le tourner en dérision, cela nous laisse perplexe. Car en définitive, le texte d’Euripide, qui est magnifique [1], est quelque peu sacrifié. La lecture unilatérale de Lassalle restreint, à nos yeux, la portée de la tragédie, et tend à la rendre un peu faible, voire mièvre. Les voix d’arrière-scène au micro (cris des enfants qu’on tue), particulièrement mauvaises, n’arrangent rien ; et malgré quelques beaux passages avec une Isabelle Huppert pleine de grâce (notamment la scène avec le messager (Pascal Tokatlian) qui annonce à Médée son crime, ou encore la scène finale), le résultat est décevant.

En définitive, de nombreuses raisons pourraient être avancées pour rejouer Euripide 2500 ans après, mais celle d’un message féministe universel ne nous convainc pas. Vraiment pas.

par Grégoire Jacquiau Chamski
Article mis en ligne le 10 septembre 2005

[1] Euripide, Tragédies complètes 1. Ttraduction de Marie Delvourt-Curvers, Edition Folio classique.