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Phèdre, créature terrestre

Cela faisait des années que Chéreau n’avait pas mis en scène une pièce de théâtre. Il vivait de sa légende. Cette année, avec Phèdre, il remet sa réputation en jeu.


Phèdre, second rôle

Est-ce la nature du jeu de Dominique Blanc ou la direction de Patrice Chéreau ? Leurs réputations respectives font pencher pour la seconde proposition. Et ce choix n’est pas inintéressant. Phèdre est présentée en retrait. Ca n’est pas la qualité ou l’intensité du remarquable jeu de Dominique Blanc qui donnent cette impression, mais son manque d’éclat. Phèdre apparaît écrasée par son amour et victime du machiavélisme d’Oenone (Christiane Cohendy). Elle est ballotée par les événements et perd tout contrôle sur la mécanique tragique.

Ce parti pris a une heureuse conséquence : ce sont d’autres aspects de la pièce qui se retrouvent mis en lumière. L’attention est portée sur les relations Hippolyte-Aricie et Hippolyte-Thésée, interprétés par Eric Ruf, Marina Hands, et Pascal Greggory, tous les trois absolument formidables. Ce sont eux qui chargent la pièce en émotion et en force. Contrairement aux mises en scène habituelles qui s’articulent autour de la scène de l’aveu de Phèdre à Hippolyte, ce sont les scènes de la déclaration d’amour d’Hippolyte à Aricie et celle ou Thésée bannit son fils qui sont les charnières de la pièce. Le rythme de la pièce en est changé et l’expérience renouvelée.

Panthéon corporel

La Phèdre de Chéreau est charnelle. Un pari audacieux en regard du théâtre de Racine. Ce sont les corps qui portent les signes de la passion, et c’est du corps qu’elles sont nées. Chaque geste en accord ou en contradiction avec le texte a un sens, chaque écartement ou rapprochement, chaque centimètre qui sépare les corps a un sens. Un travail particulièrement flagrant dans les deux scènes charnières, où les corps obéissent à deux logiques contradictoires, et le texte souvent à une troisième. Les amants s’écartent en essayant de s’embrasser. Thésée foule du pied le corps de son fils répudié quand ses bras ne veulent exprimer que tendresse. C’est magnifique et bouleversant. Jamais tragédie racinienne n’est parue si humaine.

Un amalgame s’opère naturellement entre les dieux que les personnages implorent si souvent, jugés responsable des événements, et les corps des héros. Vénus, qui a déposé cet amour incestueux en elle et contre laquelle Phèdre s’insurge, est matériellement présente sur scène, sur le corps de la comédienne. L’homme enfin remis à sa place ?

Racine ranimé

Chéreau fait preuve d’une singulière maîtrise du texte. Jamais les vers raciniens n’ont été si intelligibles et le texte si compréhensible. On découvre d’innombrables recoins à cette pièce dont Chéreau nous présente une lecture plus riche et plus divers. D’autre part, les acteurs se sont affranchis de l’habituelle diction tertiaire et chantante. Leur jeu abandonne, malgré quelque relent de revers de main sur le front de la part de Dominique Blanc et Christiane Cohendy, les tics et les emphases de la tragédie classique. Le texte gagne en fluidité et s’en trouve vivifié. Chaque mot résonne. Chaque mot touche juste.

Maître Chéreau

On est loin de l’artificialité des mises en scène classiques. L’humanité et la dimension charnelle des personnages sont renforcées par un dispositif scénique qui les place au centre des spectateurs, souvent même en leur contact. Les lumières, des poursuites, viennent jouer un rôle majeur. Elles renforcent la solitude des personnages et matérialisent leur discours. Elles ont une présence physique propre. Sans aucun doute, la réputation de Chéreau est justifiée.

par Nathanaël Marandin
Article mis en ligne le 23 septembre 2005