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Sixième solo

"Oui, je suis acteur [...]. J’acte." Dans Sixième solo de Serge Valetti, sous la direction de Benoît Lambert au Théâtre du Rond-Point, le comédien devient véritablement une force agissante capable à lui seul de donner vie aux mots dans une mise en scène éthérée : plateau vide, fond bleu, lumière dépouillée... Un homme apparaît, costume de jeune marié, pantalon à rayures, bouquet à la main... Philippe Fretun devient l’incarnation du pouvoir actualisateur du théâtre dans un brillant hommage à la profession.


Loin des homélies traditionnelles, la scène d’exposition prend une nouvelle dimension dans un travail de démantèlement des conventions du genre : des bribes de mots pour ouvrir le texte et saisir le spectateur, des interpellations, des prises à partie... "Tenez ! Tenez ! Et tenez ! Et là encore !...". Quelques mots tournés en boucle et répétés à l’infini suffisent à produire une captatio benevolentiae puissante et efficace : le spectateur est saisi et comme embarqué de force dans ce qui a tous les airs d’un monologue, d’un "solo"... trompeur.

Tirades et silences se succèdent, s’entremêlent et se répondent pour engendrer un véritable dialogue : dialogue de soi à soi, avec un personnage aux prises avec le sens de sa vie ; dialogue entre l’homme et le public, le rythme de la pièce laissant un souffle et une respiration suffisante pour interpeller le spectateur et lui donner envie d’intervenir ; dialogue entre l’acteur et l’auteur par la médiation du metteur en scène, tant la fluidité du texte laisse entrevoir une compréhension exceptionnelle de la pensée auctoriale ainsi qu’une adhésion parfaite à la signification profonde de ce Sixième solo. Harmonie, symbiose ou plutôt symphonie électrique entre le texte et son expression, entre ce qui a été écrit, ce qui a été mis en scène et ce qui est joué dans l’instant : triptyque idéal qui fusionne en un tout, comme le souligne Serge Valetti lui-même. "Quand Philippe Fretun s’empare de [ses] accessoires, on assiste à un feu d’artifice. Il comprend tout, il saisit tout. C’est ce qu’on appelle la grâce."

Car l’acteur est bien au centre de tout : au centre des mots, comme source de paroles ; au centre du plateau, qu’il parcourt de long en large tout en décrivant une sorte de cercle magique ; au centre des lumières qui, autant que le bouquet et le scotch fixé au sol, jouent un rôle essentiel : le personnage, parti rendre visite à sa famille pour ce qu’il croit être un mariage, s’achemine vers sa propre mort, les derniers projecteurs traçant la forme rectangulaire d’un cercueil qui encadre l’homme. Le scotch se transforme en tombe, le bouquet de mariée en chrysanthèmes, le mariage en enterrement, celui d’un nouveau Yorick. Les fleurs pallient l’absence du crâne élisabéthain pour dessiner une vanité moderne, une nature morte réactualisée, transfigurée et transfiguratrice : Philippe Fretun accède à un théâtre total en devenant acteur et spectateur de la mort fictive de son personnage tout en prononçant son oraison funèbre.

La mise à mort de l’artiste par l’artiste sonne ici non pas le glas mais l’apogée du genre théâtral dans une réalisation exceptionnelle qui transcende toutes les réflexions philosophiques et épistémologiques sur l’art et le théâtre.


Sixième solo de Serge Valetti, mis en scène par Benoît Lambert au Théâtre du Rond-Point du 13 septembre au 23 octobre 2005. Avec Philippe Fretun.

par Justine Marti
Article mis en ligne le 14 octobre 2005