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Splendid’s, de Jean Genet

Sept malfrats, un policier qui retourne sa veste, un grand hôtel de luxe, un otage, des mitraillettes... Non, il ne s’agit pas de la dernière production hollywoodienne. Non, ce n’est pas une rétrospective de Tarantino... Cela se passe au Centre Dramatique National de Montreuil. Laurent Gutmann y présente jusqu’au 12 février une mise en scène de Splendid’s, une pièce méconnue de Jean Genet, et pour cause : l’auteur a refusé sa publication. Pourtant, Sartre la trouvait, parait-il, meilleure que Les Bonnes. Voilà de quoi attiser notre curiosité.


Plein feux dans la salle et sur la scène - une idée chère à Genet -, deux comédiens entrent en scène et le brouhaha de la salle s’éteint peu à peu. Mais pas la lumière, pas encore. On a vraisemblablement pris quelque chose en cours. Silence. Scott, vêtu d’un costume rose pâle, cheveux longs et blancs, s’empare d’une télécommande. L’obscurité se fait, contrariée uniquement par les lettres de néon, "Splendid’s", qui ornent la façade extérieure du bâtiment, et qui envahissent le fond de scène. Une voix féminine s’élève, c’est la radio, qui diffuse en continu des nouvelles du braquage de l’hôtel en question. Au fourmillement de la police, des ambulances et des curieux en bas de l’hôtel s’oppose l’inactivité des braqueurs dans le hall. Tout les éléments d’une pièce policière sont réunis : on apprend que l’otage a été tuée par accident, il y a un policier avec eux, il a choisi leur camp...

Laurent Gutmann multiplie les références cinématographiques dans le choix des actions scéniques. Pour n’en relever que quelques unes, on peut citer les tensions entre les braqueurs, qui éclatent toujours mitraillette au poing, on se met en joue, comme dans les face-à-face chez John Woo. À la fin, les lettres en néon clignotent puis certaines s’éteignent pour ne laisser que celles du mot "END". Dans une interview accordée à Joëlle Gayot sur France Culture, le metteur en scène cite Réservoir Dogs, parle en termes de "scénario".

Or les choses ne sont pas si simples. Derrière cette forme policière vient se glisser une réflexion plus large sur l’identité, introduite par des éléments qui s’apparentent au roman noir. Tous les personnages jouent en effet un personnage. Théâtre dans le théâtre, théâtre sur le théâtre, si présents dans les pièces de Genet... Certes, mais Laurent Gutmann, en choisissant de ne pas jouer la sur-théâtralité (il parle même de sous-théâtralité), réussit à préserver le drame métaphysique qui se noue dans ce huis clos. Chaque fois que la radio se fait entendre, les personnages sont plongés dans l’obscurité. Seule la lumière des lettres de néon dessine leur contour. On dit d’eux qu’ils sont des malfrats insolents, on leur reconnaît un grand courage, on s’indigne de leur cruauté dans l’exécution de l’otage. Mais dès que le voile d’obscurité se lève, on se retrouve face à huit hommes perdus, qui s’assignent des rôles à jouer : Pierrot joue à être son frère décédé la veille, Jean joue le chef avant d’incarner complètement le rôle qu’on lui impose, celui de la morte, Bravo et le policier jouent à se distraire en dansant... Le travestissement est omniprésent. Tous jouent à être les bandits qu’ils n’ont jamais été.

Au-delà du rire que provoquent ces décalages, la problématique de l’identité se tisse à travers les rapports qu’entretiennent les personnages entre eux. Petit à petit, ils cessent d’assumer leur image de bandit et se dévoilent : Bob sait qu’il est considéré comme le lâche de la bande, et il leur donne raison, il a en toute situation préféré la vie au danger. Bravo confie à Riton qu’il le trouve beau, et que c’est cette beauté qui lui a permis d’aller toujours au-delà de lui-même, de sa peur. Ils choisissent finalement de renoncer à incarner l’image que la société leur impose. C’est ce qui fonde la singularité de cette pièce dans l’œuvre de Genet : ici, il ne s’agit pas de montrer les déguisements qui constituent l’identité - les personnages en sont conscients - mais d’avoir le courage d’y renoncer. Genet décrit, dans le Journal du Voleur, un mécanisme qu’il s’était créé sans y prendre garde :

"À chaque accusation portée contre moi, fût-elle injuste, du fond du cœur je répondrai oui. A peine avais-je prononcé ce mot - ou la phrase qui le signifiait - en moi-même je sentais le besoin de devenir ce qu’on m’avait accusé d’être. (...) Je me reconnaissais le lâche, le traître, le voleur, le pédé qu’on voyait en moi".

C’est contre ce mécanisme que se révoltent les personnages de Splendid’s. Bob remarque peu avant d’assumer sa lâcheté : "Pourtant, c’était difficile, et pas drôle, d’être obligé de ressembler à son image". Ceux qui ont choisi de renoncer à incarner leur image sortent du cadre de jeu, s’avancent jusqu’au bord du plateau, tout près du public, renonçant à la scène, renonçant au théâtre.

Laurent Gutmann parvient, dans son choix de la sobriété du décor et du jeu, à faire coexister sur la scène les différentes facettes de cette pièce. Les personnages qui sont dans une situation inextricable semblent pourtant empreints de légèreté, et si le sérieux de leur questionnement n’est jamais occulté, c’est par le rire qu’il se révèle. Les relations qui se créent entre ces huit hommes jouent sur une complémentarité qui vient souligner la personnalité de chacun. Chaque comédien a su trouver sa place et nous offre une très belle interprétation, notamment Éric Petitjean dans le rôle de Bob et Marco Lorenzini dans le rôle de Scott.

par Tünde Deak
Article mis en ligne le 4 février 2005

Informations pratiques :
- pièce : Splendid’s
- auteur : Jean Genet
- metteur en scène : Laurent Gutmann
- dates : jusqu’au 12 février 2005
- lieu : Montreuil, Centre Dramatique National