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Francis Picabia : de la peinture avant toute chose

Exposition au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris

"Il faut être beaucoup de choses", affirmait Francis Picabia, comme pour justifier les papillonnements d’un génie dilettante qui fut de la plupart des avant-gardes du XXe siècle, quand il ne les devança pas. Manières impressionnistes, emprunts "fauves", mécanismes ambigus et jeux photographiques s’enchaînent comme dans un kaléidoscope promené sur l’esthétique moderne au hasard d’une féconde incertitude, et pointé vers l’horizon inatteignable d’un idéal singulier.


Pour bon nombre de jeunes artistes en mal d’inspiration, quand ce n’est pas de talent, Francis Picabia (1879-1953) offre la figure tutélaire fascinante d’un peintre qui n’eut de cesse de jeter "un défi somptueux au déjà ressenti, au prévu, au permis, une merveille d’irrévérence, une quête toujours heureuse de ce qui peut faire fusée dans l’inconnu", selon les mots d’André Breton. Mais si l’œuvre de Picabia continue de provoquer passions et légendes, c’est souvent au prix d’une lecture partielle (période mécaniste, Dada) et stéréotypée, et au mépris de la chaîne souterraine qui relie les mouvements en apparence désordonnés d’une intelligence protéiforme. Vingt-cinq ans après la dernière rétrospective d’ampleur, le Musée d’Art moderne de la Ville de Paris vient fort opportunément rappeler, en quelque 200 pièces réparties en neuf salles, que chaque facette de son œuvre que l’on a disséquée à l’envi, est une étape nécessaire dans la tentative de s’approcher "de l’acte premier, l’origine, de l’absolu" (Jean Arp) de l’acte pictural et de faire échec à l’aporie mimétique traditionnelle. À l’entrée de l’univers de cet idéaliste "atteint par la peinture furieuse" (id.), sont postés des Cygnes noirs (1910-1911), comme pour signifier au visiteur que ses présomptions seront déçues. De fait, loin d’être éblouissants, les Effets de soleil sur les bords du Loing(1905) ou l’Adam et Ève (1911) aux couleurs fauves, révèlent bien plutôt une certaine pauvreté de vision que ne rattrape guère l’excellente exécution. La découverte de sa vocation par le peintre explique peut-être ces péchés de jeunesse : "J’ai copié étant jeune les tableaux de mon père. J’ai vendu les tableaux originaux et je les ai remplacés par la copie. Personne ne s’en étant aperçu, je me suis découvert une vocation".

Autour de 1912 cependant, un déclic se produit, et La Source témoigne de l’émergence d’une expression véritablement singulière qui ne se tarira qu’avec la mort de l’artiste en 1953. "Je ne peins pas ce que voient mes yeux, je peins ce que voit mon esprit, ce que voit mon âme", écrit Picabia, avant pourtant de faire succéder aux Danses à la source(1912) cubistes qualifiées d’"orphiques" par Apollinaire, les œuvres mécanistes qui lui assureront sans doute la plus grande notoriété. Le dessin industriel fournit à Picabia l’instrument technique approprié pour disséquer les mécanismes du désir et mettre au jour, non sans humour, la machinerie des sentiments. Du Très rare tableau sur la terre (1915) à Machines tournez vite (1916-1918), la mécanique humaine est réduite à sa plus simple expression, un jeu de levier et de rouages, de pistons huilés et d’arbres de transmission.

Point culminant de l’exposition, le feu d’artifice de la période dada (1915-1921) révèle l’extrême prolixité du génie de l’artiste. Picabia s’y fait directeur de revue (391), poète, pamphlétaire, scénariste, provocateur impénitent et trublion inspiré : "Dada existe depuis toujours, la Sainte Vierge déjà fut dadaïste" ! Ses compagnons de délire sont alors Reverdy, Picasso, Tzara, Cocteau, Auric, Satie, Vollard, Gide... qui apparaissent pour la plupart dans les fouillis de dédicaces de L’Œil cacodylate (1921). La peinture se fait vecteur explicite de provocation, à grands renforts de teintes tranchées, de silhouettes énigmatiques et de légendes surréalistes.

Passée cette débauche de virtuosité, Picabia semble s’assagir, se retirer du monde pour ne plus se consacrer qu’à la peinture. Les faux-semblants de la société lui inspirent les toiles bigarrées et acides de la série des "Monstres" ou les clowns grimaçants des hivernants de Cannes en costumes de carnaval (Mi-Carême, 1925). Mais les questions essentielles qui tourmentent désormais le peintre sont d’ordre pictural : quel objet et quelle fin pour la peinture ? Picabia cherche des réponses dans l’expérience des siècles passés et superpose dans ses "Transparences" les références à la sculpture antique, à la Renaissance, à l’art catalan... Le style se fait de plus en plus disparate et, à partir de 1935, le réalisme frontal des portraits ou des "Nus" (Cinq femmes, 1942) qui lorgnent manifestement du côté de la photographie (dont le grand-père de l’artiste est l’un des pionniers), n’empêche guère le saut dans l’abstraction des "Points" finaux de l’exposition, saisissants de sérénité et de simplicité (Silence, 1949). Saisissants... ou plutôt insaisissables. L’Acrobate (1949) qui clôt l’exposition et lui sert d’affiche est l’image même de l’artiste qui, tout au long de son parcours esthétique, se sera joué des conventions, aura échappé aux carcans stylistiques, pour embrasser, tant bien que mal, ce singulier idéal qui, aujourd’hui, séduit plus que jamais...

par Thomas Hallier
Article mis en ligne le 17 février 2003

Légende des images, de haut en bas, logo exclu :
 première image : Udnie, 1913
 deuxième image : Cinq Femmes, 1942, Flick Collection
 troisième image : L’Acrobate, 1949, collection particulière
 quatrième image : Très rare tableau sur la terre, 1915, The Peggy Guggenheim Collection

Informations pratiques :
 lieu : Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, 11 avenue du Président Wilson, 75116 PARIS
 renseignements : site internet du musée