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L’univers de Matthew Barney

Un corps à toute épreuve

Matthew Barney est un personnage singulier : l’exposition consacrée à ses œuvres permet d’évaluer la somme de son travail depuis huit ans, une sorte de "sculpture totale" mettant en jeu des sculptures, des photos et un cycle de cinq films insolites. Le projet de l’artiste américain se distingue moins par son originalité que par l’itinéraire effectué entre art contemporain et cinéma. Plus qu’un combat, il s’agit là d’une fusion entre deux formes artistiques autour d’étonnantes métamorphoses corporelles.


Le Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris présente depuis le 10 octobre une exposition rétrospective des œuvres de l’artiste américain Matthew Barney : le cycle Cremaster est une œuvre complexe et hybride, qui défie nos sens et notre capacité d’analyse. Complexe car ce cycle, résultat d’un travail de huit années, nous emmène au cœur d’un monde imaginaire dont les protagonistes sont des créatures monstrueuses, des beautés convulsives, des voitures de course, des sculptures-objets qui volent la vedette aux corps. Hybride car l’œuvre de M. Barney est à la fois sculpturale et cinématographique, morbide et libidinale, aseptisée et extrêmement baroque. Dès lors, sous quel angle doit-on essayer d’analyser cette œuvre totale, une œuvre plastique qui a trouvé à s’exprimer librement sous la forme d’un cycle de cinq films étonnants ?

Le magazine Beaux-Arts a publié un entretien entre Matthew Barney et Fabrice Bousteau dans lequel le jeune artiste explique : "Selon moi, le projet tout entier constitue une sculpture. Aujourd’hui, j’ai du mal à faire la différence entre l’image cinématographique et la sculpture d’une part, et la photographie et le dessin de l’autre. Sur le plan pratique, le film fonctionne comme un ensemble de textes dont la sculpture est une émanation." Comme il le souligne également dans cet entretien, les lieux choisis pour les films sont essentiels, ils forment un "arc narratif". Ils sont en effet le cadre plastique dans lequel évoluent les personnages ; ils sont aussi, au même titre que les sculptures, les premiers protagonistes des films. Ces lieux et objets peuvent même nous apparaître plus humains, plus vivants que les personnages eux-mêmes. C’est ainsi que nous pouvons percevoir la "table" sous laquelle se trouve la femme blonde qui dirige la chorégraphie des danseurs en dessinant des formes avec les grains de raisins dans Cremaster 1. Elle est située dans le film au centre du dirigeable Good Year. Sa forme, les raisins posées sur sa surface, liés à elle de façon presque organique, ainsi que le liquide qu’elle semble générer, substance qu’on assimile immédiatement au sperme ou au liquide amniotique, tous deux évoquant la reproduction/la vie, concourent à l’idée que cet objet n’est pas inerte.

Le rôle des sculptures va au delà du cadre narratif ou de l’atmosphère. Elles sont l’incarnation plastique de la symbolique multiple du cycle Cremaster. Elles font œuvre à part entière comme le montre l’exposition parisienne dont les sculptures rythment la scénographie. Elle sont le symbole de la création, à la fois au sens large et au sens purement artistique. Elles sont à l’origine de l’œuvre cinématographique et l’exposition permet de mettre en valeur leur importance au sein du cycle Cremaster. Elles portent l’originalité du travail plastique de Matthew Barney. Les sculptures issues des films sont donc des objets d’art à part entière, au même titre que les films composant le cycle Cremaster, et vendus en tant que tels sur le marché de l’art. Peut-on le lui reprocher, même si séparer les sculptures de l’univers filmique leur enlève du sens ?

Les œuvres de Barney tournent donc autour de l’idée de production. Le cinéma et la sculpture participent aujourd’hui d’une forme à la fois marchande et artistique particulièrement aboutie. Barney semble revenir aux sources premières de cette production en convoquant divers symboles évoquant les organes sexuels. De la production à la reproduction il n’y a qu’un pas : en dépit de la sophistication générale de l’exposition, le passage du primitif à la finesse achève de faire de ce travail une forme d’itinéraire. Les premiers films du cycle Cremaster se distinguent par une esthétique froide, à la blancheur presque clinique et aux formes épurées à l’extrême (dans le style des vidéo-clips de Jay Jay Johanson), alors que le Cremaster 5 est à l’opposé d’une grande opulence visuelle. Chaque film se trouvant dans une pièce distincte, il semble que le passage d’une pièce à l’autre et d’un film à l’autre désigne une transformation.

Matthew Barney filme, dans le Cremaster 1, un déploiement de figures féminines sur un stade de football américain dans le style des chorégraphies que Busby Berkeley réalisait pour les comédies musicales des années 1930. Le style pourtant oppressant de ces danses est renforcé par une bande son qui rappelle les films de David Lynch, coincée entre respirations rauques et bruits de radiateur anémique. Sur les dirigeables on peut lire Good Year (la marque de pneus). De même, dans Cremaster 2, le personnage interprété par Barney (il joue dans presque tous ses films) évoquera le cow-boy Marlboro en chevauchant un taureau lors d’un rodéo hypnotisant. L’artiste joue sur les icônes figées de la culture américaine (plans sur le drapeau dans Cremaster 3 également), les marques publicitaires et son embarras envers la représentation littérale de la sexualité : l’idéologie américaine, semble nous dire Barney, consiste en une domination, forcée ou intégrée, du corps, de la sexualité. Le rodéo exprime avec force l’abaissement du corps au statut d’objet mécanique, à la fois par les moyens de la narration (le cow-boy doit mater le taureau) et du cinéma (le cameraman use de nombreux ralentis pour freiner la révolte de l’animal).

La fascination qu’éprouve Barney envers les possibilités du corps humain, ses transformations se ressent dans les photos tirées de ses films et qui ornent les murs de l’exposition, mais davantage encore dans la scène du Cremaster 2 où un employé de station-service est assassiné et où la caméra filme le lent épanchement de sang sur le carrelage comme une preuve live de la résistance du corps à l’aseptisation.

La transformation qui a lieu d’un film à l’autre est donc celle du corps. La récurrence des symboles sexuels, la fausse matière gélatineuse recouvrant les sculptures et suggérant le sperme évoquent la création d’un corps nouveau à chaque passage d’une pièce à l’autre. Les sculptures donnent littéralement naissance aux films. Les décors stériles américains (le fameux "cauchemar climatisé"...) et les paysages vides de l’Alaska laissent place à la vieille Europe. Le Cremaster 5 évoque une tragique histoire d’amour : Barney s’attarde enfin sur les visages endoloris. La même solitude, la même tristesse sont présentes mais la caméra se fait plus chaleureuse, la relation au corps plus apaisée. Dans la scène de meurtre du Cremaster 2, les gestes sont accomplis comme des mécanismes. Même la mort est traitée avec froideur, alors que le Cremaster 5 instaure davantage de pathos. Ici, le suspense et l’architecture narrative reprennent leurs droits : nous quittons enfin le champ de l’expérimentation pour entrer dans un film de cinéma.

La lente découverte des potentialités du corps est ce qui rend le travail de Barney des plus émouvants : ce qui nous touche, c’est le lent apprentissage qui s’effectue presque sous nos yeux. Si Barney s’était jusque-là contenté d’une image fixe du corps, il en montre par la suite la corruption croissante. C’est paradoxalement à travers la vieillesse, les métamorphoses (Barney grimé en lémurien ou en Neptune dans les deux dernier films), la maladie, la putréfaction et la mort que le corps se met réellement à exister. Chaque nouveau film accouche d’un nouveau type de corps, de plus en plus libéré et de plus en plus présent. Un corps à toute épreuve.

Les films sont projetés indépendamment de l’exposition au MK2 Beaubourg, 50 rue Rambuteau (dans le 3ème ardt), M° Rambuteau ou Les Halles.

par Guilhem CottetVanessa Desclaux
Article mis en ligne le 3 juillet 2005

Rediffusion des films de Matthew Barney (Cremaster 1, 2, 3, 4 et 5) sur grand écran à partir du mercredi 6 juillet

Quelques informations sur le "Cremaster Cycle" ici