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Toscans et lombards à la galerie Sarti

Exposition à la galerie Sarti à Paris jusqu’au 16 avril 2005

Dans le milieu du marché de l’art, la galerie Sarti fait référence en matière de peinture italienne ancienne. Connaisseur, son propriétaire est aussi un habile découvreur d’artistes primitifs et Renaissance. La preuve de ses talents est apportée par la présentation actuelle des deux salles de la galerie, l’une portant sur la peinture florentine du début du 16ème siècle, et l’autre autour d’une rarissime Pietà de Bramantino, prétexte à la présentation de peintures d’Italie du nord contemporaines de l’oeuvre phare.


Une concentration d’oeuvres insoupçonnées attend le visiteur de la galerie Sarti, peu nombreuses mais uniques. Le mobilier romain du 18ème siècle côtoie avec plaisir les marqueteries de pierres dures romaines de la fin du 16ème siècle ou florentines du courant du 17ème siècle. Pourtant, c’est une impression de petit musée privé de peinture qui prédomine en ces lieux.

Haute Renaissance à Florence

Des quelques toiles solennellement présentées sur les cimaises, on retiendra surtout le Maître des paysages Kress, dont l’anonymat ajoute encore plus au mystère de sa Vierge allaitant l’enfant, proche de celles contemporaines de Raphaël mais aux accents déjà maniéristes. Autre maître florentin, Albertinelli rappelle l’art de Ghirlandaio et de son ami Fra Bartolommeo : L’Adoration de l’Enfant est symptomatique du dessin pur et des couleurs franches de l’art florentin des premières années du 16ème siècle, comme la contemporaine Vierge à l’Enfant dans un paysage de Bugiardini. Plus septentrional, le Saint Georges et le dragon d’un artiste de Trévise, daté des années 1520, se fait l’écho des paysages vénitiens de Giovanni Bellini comme de la monumentalité romaine de Raphaël.

D’autres toiles, bien que plus mineures, présentent un rapide panorama de la peinture italienne autour de 1500, essentiellement religieuse : les thématiques de la Nativité ou de saint Jérôme pénitent sont symptomatiques de la sensibilité chrétienne d’alors, vouée entre autres à la prière privée, individuelle et sereine [1], passant par la vénération d’images aussi pieuses qu’esthétiques. Le traitement du paysage n’y est pas pour autant délaissé, des perspectives architecturales du florentin Maître de l’Épiphanie de Fiésole aux plans colorés de Lorenzo Costa.

La Lombardie : à l’ombre de Léonard

Rapprochée des Alpes mais juste séparée par un couloir pour notre découverte, la peinture lombarde entre le dernier quart du 15ème siècle et le premier du 16ème siècle subit l’omniprésence d’un seul artiste, mais bien unique : Léonard de Vinci, travaillant alors à Milan entre 1482 et 1499. La Vierge au coussin vert de Solario, élève du peintre génial, a comme un air de déjà vu : il s’agit en effet d’une autre version autographe de l’oeuvre du Louvre, peut-être réalisé avec un collaborateur français lors du séjour de Solario dans le royaume de Louis XII ; mais la mise en page est moins liée à Léonard qu’à l’invention de l’artiste, ainsi que le coloris plus tributaire des Vénitiens. A l’opposé, la Vierge à l’Enfant de Marco d’Oggiono passerait facilement pour une oeuvre de Léonard : le clair-obscur y est appliqué avec soin, du fond noir aux découpages des figures, mais le modelé est un peu plus schématique que l’anatomie infaillible du maître d’origine florentine. [2]

Des particularismes se distinguent dans d’autres régions italiennes, comme le traditionnel fond d’or persistant à la fin du 15ème siècle à Rome, qui ne tardera pourtant pas à changer le cours des arts. Un panneau ombrien représentant une scène de la vie de saint Augustin se montre plus original : la composition, avec ses personnages aux attitudes contrastées devant un fond rythmé d’architectures, évoque l’art de Pérugin, notamment le Mariage de la Vierge (Caen, musée des Beaux-Arts) du fameux peintre. Les plus fortes personnalités artistiques, selon leur talent, imposent telle ou telle direction à la peinture de leur temps.

L’Italie du nord, esclave stylistique de Léonard ? Réponse négative, évidemment. Sans rabaisser le talent de ces oeuvres, elles ne sont pas aussi spectaculaires que la Pietà de Bramantino : la peinture détonne presque par son apparence de modernité au milieu de toutes ces créations moins innovantes.

Une heureuse redécouverte

Copie de la Pietà Artaria de Bramantino (Berlin, Gemäldegalerie) - 117.2 ko
Copie de la Pietà Artaria de Bramantino (Berlin, Gemäldegalerie)

Peu de propriétaires privés ou publics peuvent se vanter de posséder une oeuvre de Bramantino : seuls 19 de ses tableaux de chevalet sont conservés, et la Pietà est le seul à ce jour présenté en France (où l’on ne cherchera pas de Bramantino dans les musées...). [3]On trouvera par ailleurs de ses fresques dans quelques édifices milanais.

Bramantino naît en effet au milieu du 15ème siècle à Milan pour mourir vers 1530 dans cette même ville. C’est d’ailleurs là qu’il passera la majeure partie de sa vie : il débutera par une collaboration artistique avec Bramante, le fameux architecte d’Urbino, réalisant tableaux et fresques pour le monde religieux local. Il ne quittera le nord de l’Italie que pour un séjour en 1508, à Rome : on dit qu’il travailla aux peintures des Loges du Vatican (galerie d’ailleurs entreprise par Bramante), au contact donc de l’oeuvre de Raphaël. De retour à Milan, Bramantino connut une vie artistique heureuse, consacrée notamment en 1525 par sa nomination comme architecte et peintre de la cour de François II Sforza.

Bien que non fondamental, l’art de Bramantino se démarque pourtant des autres oeuvres lombardes de son temps. Entre 1482 et 1499, puis en 1506, les séjours de Léonard de Vinci, accompagnés de la formation de nombreux élèves, mettent au diapason la peinture de cette région d’Italie du nord : la netteté du dessin et des perspectives du dessin florentin s’associe aux clairs-obscurs et sfumato révolutionnaires du maître toscan. Les influences de Bramantino sont à rechercher ailleurs, vers le style sculptural de Mantegna comme le pathétisme étrange des artistes de Ferrare, sans négliger une connaissance du travail des volumes et des espaces venant de l’art du Quattrocento à Florence.

L’oeuvre présentée provient de la collection Artaria à Vienne. Connue par les spécialistes depuis le début du 20ème siècle,la pietà présentait des problèmes de datation stylistique : sa sobre apparence actuelle est un peu trompeuse, la peinture ayant perdu l’essentiel de ses glacis finaux qui lui apportaient brillance et profondeur. Après une récente restauration, l’étude des historiens de l’art a montré que l’oeuvre est à dater vers 1498-1501.

Le contexte de la commande de la Pietà est mal connu, mais son format et son thème indiquent une création pour une congrégation religieuse. La Pietà (pitié, en italien) se réfère à un des derniers épisodes de la Passion : après avoir souffert sur la Croix, Jésus est enveloppé dans un suaire et pleuré par ses proches, au rang desquels on reconnaît Marie prenant tendrement dans une main la tête de son fils, Jean ("le disciple qu’il aimait", selon les Évangiles)continuant à pleurer la mort du Christ, et Marie-Madeleine présentant le corps défunt. [4] Toute cette véritable rhétorique de gestes très calculés s’exprime aussi chez les autres protagonistes, notamment les angelots du premier plan, partagés entre la douleur et l’imploration : cette savante mise en scène des sentiments humains s’exprime aussi dans le contexte milanais contemporain à travers la très classique Cène de Léonard, peinte vers 1495-1498. [5] Cet expressionisme mesuré s’exprimera aussi dans les scènes de déploration du Christ postérieures de Bramantino, l’artiste ayant réalisé au moins quatre Pietà, où se remarque à chaque fois le travail du corps du Christ. Comme ici, le Dieu fait homme possède un corps plus sculptural que charnel : à peine voit-on trace du calvaire, si ce n’est par le stigmate laissé par un clou dans la main droite du Christ. Les ombres indiquent bien un corps palpable, mais les faibles dégradés de couleur soulignent encore plus la sobriété du moment : les gris de l’architecture austère à l’arrière et le blanc immaculé du suaire s’accordent avec les bleus foncés des pleureurs ; seul le rouge du manteau de la Madeleine à droite, auréolé de ses mèches dorées, détonne dans cet accord de couleurs froides.

Une retenue qui se conjugue avec les formes, sans grands effets : les têtes des personnages entourant le Christ sont au même niveau, enserrés par les décors à l’arrière-plan formant comme une scène couronnée par un château fortifiée (variation sur le château Saint-Ange, avant même le séjour romain de 1508 ?) [6] : des caractéristiques qui rappellent l’art de Mantegna, attaché aux représentations archéologiques d’une Jérusalem des débuts de notre ère, le corps de Jésus paraissant presque par le raccourci anatomique une citation de son Christ mort (Milan, Pinacoteca di Brera). N’appartient cependant qu’à Bramantino ce refus du détail dans les anatomies et les regards : comme le faisait déjà remarquer Vasari en son temps, l’art de Bramantino a quelques dettes envers Piero della Francesca et ses "figures impassibles dans une architecture impassible" (Roberto Longhi), mais les architectures de Bramantino sont volontiers plus détaillées et articulées, trahissant sa conception d’architecte : on trouvera de façon récurrente dans son oeuvre peinte l’emploi du dépouillé ordre toscan [7], soulignant la mélancolie des Pietà comme les derniers instants avant la mort de Lucrèce (Milan, collection privée, vers 1514).

Bramantino, Crucifixion (Milan, Pinacoteca di Brera) - 134.8 ko
Bramantino, Crucifixion (Milan, Pinacoteca di Brera)

Sobriété et monumentalité n’iront qu’en s’accentuant dans l’art de Bramantino, sans jamais tomber dans l’obédience totale du génie universel qu’était Léonard : Bramantino, artiste aussi original à Milan, ne négligera pas pour autant la leçon de Raphaël lors de son voyage à Rome ; sa fameuse Crucifixion(entre 1501 et 1505)réunit déjà la Jérusalem antique développée dans des scènes analogues chez Mantegna, la leçon pondérée de l’art romain ancien comme moderne, et une personnelle vision des coloris et sentiments brillamment travaillée. Une de ses dernières heures, une Vierge à l’Enfant entourée de huit saints (Florence, Palazzo Pitti, entre 1520 et 1530), repose sur une composition très symétrique et statique, sur un fond d’architectures antiquisante et fortifiée chère à Bramantino, dont le pinceau prête aussi aux saints personnages des expressions calmes, presque intériorisées.

La méconnaissance de l’oeuvre de Bramantino n’assombrit en rien l’appréciation de son art : sans être révolutionnaire, et porteur de poncifs déjà connus chez d’autres maîtres d’Italie du nord, il a le mérite de s’affranchir du modèle léonardesque, prégnant chez tout artiste lombard actif autour de 1500. Un peintre bien de son temps certes, mais aussi une réelle modernité dans ce surpassement de l’imitation du réel pour exprimer la douleur impensable causée par la mort du Messie, à travers une simplification évidente des formes humaines comme des matières : un cubiste n’aurait certainement pas renié la qualité de la Pietà et de l’oeuvre de Bramantino...

 Bibliographie commentée

La bibliographie sur Bramantino et son oeuvre demeure restreinte, et essentiellement en italien. On citera, par ordre chronologique :

*Giorgio VASARI, Les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, traduction et édition commentée sous la direction d’André Chastel, Arts Berger-Levrault, tome 3 pp. 318-319 et p. 325 notes 7 à 11, tome 8 pp. 297-299 et pp. 313-314 notes 182-199 : Les premières informations littéraires sur l’artiste, reliées aussi à la vie de Piero della Francesca, à la fois très précieuses et parfois douteuses.

*William Emil SUIDA, Bramante pittore e il Bramantino, Ceschina, Milan, 1953, 443 p., 190 pl. : Une des premières monographies à caractère scientifique, portant notamment sur la collaboration artistique avec Bramante.

*Gian Alberto DELL’ACQUA, Germano MULAZZANI, L’Opera completa di Bramantino e Bramante pittore, Classici dell’Arte, Rizzoli, Milan, 1978, 104 p. : Autre monographie, établissant un catalogue raisonné ainsi que de nouvelles attributions et des remises en cause de celles traditionnelles.

*Émile BÉNÉZIT, Dictionnaire des peintres, sculpteurs, dessinateurs et graveurs, Gründ, 1999, tome 2, p. 728 : Courte notice sur la carrière de Bramantino, comprenant une brève liste des oeuvres conservées en musée et celles passées en ventes publiques.

*Pietro C. MARANI, Bramantino La Pietà Artaria ritrovata, Galerie G. Sarti, 2005, 183 p. : L’étude complète de la Pietà et de l’oeuvre de Bramantino, qui se veut aussi un beau livre d’art, assortie d’un texte bilingue italien/français.

 Où voir des oeuvres de Bramantino dans les collections publiques ?

*à Boston : Museum of Fine Arts (Vierge à l’Enfant, vers 1485-1487)

*à Cologne : Wallraf-Richartz Museum (Jupiter et Mercure chez Philémon et Baucis)

*à Florence : Palazzo Pitti (Vierge à l’Enfant entourée de huit saints, entre 1520 et 1530)

*à Londres : National Gallery (L’Adoration des mages, vers 1497)

*à Madrid : Musée Thyssen-Bornemisza (Christ ressucité, vers 1488-1490)

*à Milan : Pinacoteca Ambrosiana (Nativité avec des saints, vers 1483-1485 ; Le Christ mort devant le Mont Calvaire, fresque, vers 1490 ; La Madone des Tours ou Triptyque de saint Michel, vers 1497-1498) ; Pinacoteca di Brera (Vierge à l’Enfant ; Crucifixion, entre 1501 et 1505 ; Vierge à l’Enfant avec des anges, fresque, vers 1508) ; Castello Sforzesco, Civico Museo d’Arte antica (Noli me tangere, fresque)

*à New-York : Metropolitan Museum of Art (Vierge à l’Enfant, vers 1520-1530)

par Benjamin Couilleaux
Article mis en ligne le 8 avril 2005

[1] L’art et la spiritualité germaniques de la même époque, au contraire, privilégient les thèmes doloristes, centrés sur la Passion du Christ tel que Crucifixion et Pietà.

[2] Pour se rendre compte de la fidélité de d’Oggiono au modèle léonardesque, on pourra admirer sa copie de la fameuse Cène au musée national de la Renaissance à Écouen (Val-d’Oise).

[3] L’œuvre avait déjà été exposée, lors de la XXIIème biennale des antiquaires, au Carrousel du Louvre, du 18 au 28 septembre.

[4] Contemporaine, la Pietà de Michel-Ange réduit le schéma iconographique à sa forme minimale, où Marie pleure sur ses genoux le corps de son fils.

[5] Un détail iconographique troublant évoque pareillement les audaces de Léonard : aucun saint personnage ne possède d’auréole, trait incongru à cette époque qui se manifeste dès la célèbre Vierge aux rochers en 1483 chez Léonard. Doit-on y voir une possible influence sur Bramantino ?

[6] Certains spécialistes arguent un hypothétique voyage dans la ville éternelle avant celui connu en 1508, pour expliquer cette connaissance précise de la grande architecture « à l’antique ».

[7] La fidélité à l’emploi strict des ordres antiques est pourtant quelque peu bâtarde : la colonne est bien toscane, mais là où on attendrait une frise sans décors se trouve une alternance de métopes aveugles et triglyphes, correspondant à la frise de l’ordre dorique.

Informations pratiques :
 thème : La Pietà Artaria de Bramantino
 dates : jusqu’au 16 avril 2005
 lieu : galerie Sarti, 137 rue du Faubourg Saint-Honoré, 75008 Paris (métro Saint-Philippe-du-Roule)
 tarifs : entreé libre
 horaires : mardi au vendredi : de 10h00 à 13h00 et de 14h00 à 19h00, Samedi : de 10h00 à 13h00 et de 14h00 à 18h00
 renseignements : site web->http://www.sarti-gallery.com/