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Turner and Venice

Exposition au Musée Correr à Venise du 4 septembre 2004 au 23 janvier 2005

Peintre du paysage, J.M.W. Turner fut l’un des plus éblouissants représentants de sa génération. Peintre prolifique, qui nous est bien connu au travers du legs de son fonds d’atelier, il fut présenté comme un précurseur de l’impressionisme pour sa maîtrise des jeux de lumière, en particulier sur l’eau. Le Museo Correr, en partenariat avec la Tate Gallery, propose une exposition des oeuvres de J.M.W. Turner sur Venise. Important rassemblement des aquarelles de l’auteur, cet évènement propose également de magnifiques huiles saturées de lumière. Cette rencontre de la ville des eaux mortes et d’un peintre artiste des lumières s’avère un moment riche, qui permet de comprendre la démarche artistique de l’artiste à la poursuite de son oeuvre.


(JPEG) Turner connut la gloire de bonne heure. Et peut-être la prospérité qui découla de cette précoce reconnaissance de son génie lui permit-elle de s’affranchir de certaines normes sociales, et d’ignorer les commandes, mais elle ne détourna pas l’homme du désir de composer, au-delà de multiples oeuvres, un grand dessein artistique à la poursuite d’une représentation, toute entière abandonnée à la lumière. À partir de 1802, et de la paix d’Amiens, les sujets de la couronne britannique peuvent de nouveau aller et venir en Europe. C’est l’occasion pour Turner, qui est encore loin du faîte de sa gloire, d’aller par l’Europe, et de visiter en particulier le Louvre où Napoléon a rassemblé nombre d’oeuvres des maîtres italiens. L’exposition Turner and Venice insiste sur ce passage, et présente plusieurs huiles de Turner, fort différentes des paysages que l’on se représente à son évocation. Il s’agit de sujets religieux et mythologiques, dont l’inspiration tiendrait à la rencontre de Turner avec les toiles des maîtres vénitiens que furent Tintoret, Titien et Véronèse. Incise intéressante au milieu des vues et représentations de Venise, cette salle propose cependant des toiles qui sont d’un intérêt tout relatif, sinon pour montrer que toute la puissance créatrice de Turner n’est pas dans la représentation, mais dans l’extrapolation.

(JPEG)Apparent paradoxe que de postuler une pareille chose à propos d’un peintre paysagiste. Mais s’il est une chose que révèlent ces différentes oeuvres rassemblées à Venise, c’est bien que Turner s’intéresse moins au réel qu’aux potentialités de celui-ci. Toute sa recherche se situe dans les halos saturés de lumière qui occupent une grande partie de ses huiles. Ceux-ci estompent les formes, font fusionner les palais et les canaux dans un cordon de pure lumière où l’oeil peine à distinguer des contours. Mais laisse toutefois deviner, au milieu de cet éblouissement, des formes estompées par l’éclat. Turner sur-représente : il ne se contente pas de peindre une scène, il peint ce qui pourrait être l’intensité d’un moment. Il sait donner vie à la situation représentée, son tableau ne se limite pas à reproduire avec fidélité un paysage, il recrée l’émotion de l’individu face au spectacle de Venise. En cela, on peut dire que Turner anticipe sur le romantisme, et donne à la nature une âme. Mais il devance également la crise que rencontrera, près d’un siècle plus tard, la peinture confrontée à la naissance de la photographie, soudain obligée d’interroger la pertinence de la représentation fidèle : il pousse son art au-delà du trait, dans une aventure personnelle qui explore les formes lumineuses, les reflets, les éclats, et qui déconcerte l’oeil bien plus que ne le fait la nature elle-même. Il montre tout à la fois la nature, et le travail d’une imagination autour du paysage. Et cette exposition Turner and Venice permet particulièrement bien d’en prendre conscience.

(JPEG)À Venise, Turner n’a passé que quatre semaines, réparties sur trois visites, en 1819, en 1833 et en 1840. Il a présenté, entre 1833 et 1846 un total de 35 huiles de Venises. Mais à sa mort, on a retrouvé pas moins de dix cahiers de croquis contenant des centaines de vues de Venise, ainsi qu’un important groupe d’aquarelles, qui forme actuellement le fonds principal de cette exposition. Effectuer des croquis, ou de rapides aquarelles, permet à Turner ne pas perdre de temps lors de ses brefs séjours, et de multiplier des études qui lui serviront plus tard à réaliser des huiles de plus grande ampleur.

Dans l’enfilade des salles, deux retiennent particulièrement l’attention. La première présente un ensemble d’études sur la Venise nocturne. Certaines aquarelles sont réalisées sur des supports sépia ou gris, qui accentuent des effets particuliers et déconcertants. Cette partie de l’exposition est d’ailleurs présentée sous un éclairage réduit, focalisé sur les seules oeuvres, et baigne le spectateur dans le climat feutré de la ville en pleine nuit. Les travaux sur la Venise d’après le coucher du soleil ne furent pas révélés du vivant de Turner, puisqu’il n’exposa aucune oeuvre sur ce thème devant ses contemporains. (JPEG)Toutefois, il a laissé de nombreuses études sur les transformations de Venise sous la lumière de la lune. Celles-ci sont variées. Un certain nombre sont des scènes d’intérieur, mais d’autres représentent le campanile de la place San Marco nimbé de la lumière violente et crue d’un éclair, ou encore Venise bariolée par un feu d’artifice, comme c’est le cas pour l’oeuvre la plus saisissante de cette partie de l’exposition : une Étude d’un feu d’artifice, réalisée sur un carton brun-gris, datant de 1840, qui se fait remarquer par une couleur qui fait irruption dans les teintes monotones de la ville endormie.

(JPEG)La seconde salle qui mérite le plus d’attention concerne encore le séjour de 1840 : il s’agit d’une série de vues réalisées depuis les fenêtres de la chambre de Turner à l’hôtel Europa où il séjournait alors. Celles de la vue est se signalent par le campanile sur la gauche de la composition, puis de gauche à droite, par le palais des Doges, et San Giorgio Maggiore. On peut ainsi voir de nombreuses aquarelles qui sont des essais autour de cette vue au moment du lever et du coucher du soleil. La vue nord représente le campanile à droite, et révèle la masse claire de San Stefano au premier plan. Au cours de ce séjour de 1840, où il ne cesse de travailler, émerveillant les autres peintres présents, Turner consacrera aussi un temps important au Grand Canal, dont il ne réalise pas moins de 100 croquis, et des aquarelles auxquelles une grande salle est consacrée, précédent une huile qui représente la vue depuis le perron de l’hôtel Europa.

(JPEG)Autre curiosité dans ce périple vénitien à la rencontre du génie anglais : un détour par le peintre Ippolito Caffi, qui réalise des peintures de Venise vers 1840. Il est intéressant d’observer que son style s’appuie également sur de puissants jeux de lumières, soit par de violents contrastes (Sera di Carnevale de 1860), ou alors par d’habiles glissements comme pour son superbe Neve et nebbia de 1842, qui représente une insolite Venise hivernale. Le trait de Caffi est beaucoup plus précis que celui de Turner, sa lumière, si elle est utilisée, n’est pas diffractée comme dans les halos turneriens, et finalement il se révèle comme un utile contrepoint pour comprendre le génie de Turner. Assimilé à un précurseur de l’impressionisme parce qu’il s’appuie sur des jeux de lumières et néglige la perfection formelle du trait des classiques (auxquels il vouait cependant une grande admiration, puisqu’il se reconnaissait Wilson, Poussin ou Claude comme inspirations), Turner est un peintre qui n’est pas en rupture avec son époque. Les toiles de Caffi, ou encore celle de Marlowe située au début de l’exposition, juxtaposée à une huile resplendissante de Turner, permettent de s’en rendre compte. Le Marlowe, qui date de 1795-1797, représente la cathédrale San Paolo et le Grand Canal, et repose sur un jeu de lumière qui oppose la masse sombre de la cathédrale en arrière plan, aux maisons banales et aux pêcheurs, mis en avant par la lumière vive qui tombe sur eux. Le Turner date de 1833, il représente le pont des soupirs et le palais des Doges, et propose également un jeu qui oppose les palais et bâtiments officiels, aux felouques et quais populaires du premier plan. Cependant, le duo est bien plus subtil, et ne se contente pas de révéler une opposition primaire entre deux mondes soulignée par une focalisation de la lumière : c’est par une fusion entre le ciel et la Venise officielle, en arrière-plan, que Turner créé une opposition entre les deux mondes qui repose sur la précision de la représenation des barques populaires au premier plan, et la noyade dans un halo flou du palais des doges et du pont. Turner, comme le montrent les études menées sur son oeuvre depuis les années 1980, est un peintre qui participe pleinement de l’évolution artistique de son temps. S’il s’éteint isolé du monde, ou s’il se piqua de racheter certaines de ses toiles qu’il avait vendues à ses débuts, Turner n’est pas pour autant un marginal. Il suit un itinéraire bien à lui, ancré dans le contexte artistique de son époque, et qui aboutit à des peintures de plus en plus abstraites vers la fin de sa vie.

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Sur ce point, il est révélateur de comparer l’huile précédemment citée, réalisée en 1833, et la dernière salle de l’exposition qui propose plusieurs huiles de 1846 (Vers le bal, Le Retour du bal, ou encore la voile flamboyante du "Soleil de Venise" allant vers la mer). Le souci du détail, et la représentation encore réaliste des monuments prestigieux de Venise cède la place à des toiles saturées de lumière, où seuls quelques motifs se dégagent d’un halo doré qui heurte l’oeil, et noie les détails dans un éclaboussement qui ravit ou qui heurte, mais qui ne peut laisser indifférent.

Idéale illustration du génie de Turner, cette exposition est également l’occasion de découvrir une Venise mise à nu par un observateur amoureux et attentif, qui en réveille les lumières secrètes.

par Pierre Raphaël
Article mis en ligne le 1er novembre 2004

Informations pratiques :
- artiste : Turner
- dates : du 4 septembre 2004 au 23 janvier 2005
- lieu : Museo Correr, San Marco 52, 30124 Venezia, Italie (entrée pour le public : Piazza San Marco, Ala Napoleonica, Scalone monumentale)
- tarifs : 9€ pour une entrée plein tarif, et 6,5€ pour les tarifs réduits
- renseignements : tel ++39041 2405211 et fax ++39041 5200935. mail : mkt.musei@comune.venezia.it
- Le site internet de l’exposition