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Calvin et Hobbes, de Bill Watterson

Calvin et Hobbes, bande dessinée de l’américain Bill Watterson, donne le ton dès le départ, en affublant un enfant de 6 ans et son tigre en peluche du nom de deux philosophes des XVIème et XVIIème siècles. Si la croyance de Jean Calvin en la prédestination de l’homme vient expliquer l’exubérance, l’ impulsivité du personnage, cela n’empêche pas ce dernier de se présenter au lecteur sous des apparences nombreuses, issues de sa propre imagination. Hobbes, tigre à l’existence énigmatique (peluche pour l’entourage, animal vivant pour Calvin), pratique la méditation et l’étirement extensif. La théorie De l’action du corps en mouvement, du penseur éponyme, s’illustre dans les bondissements répétés sur son frère de réflexion, Calvin : une véritable amitié, qui constitue le coeur des 21 albums de la série.


Calvin est, à l’origine, le petit frère d’un personnage de BD du même auteur. A la demande d’un éditeur, Watterson a été amené à se concentrer sur lui, désormais héros d’une série largement répandue : traduite dans une quarantaine de langues, elle était, avant que l’auteur n’y mette fin en 1995, publiée dans 2400 journaux à travers le Monde, et remporta de nombreux prix, aux États-Unis (Le grand prix de la National Cartoonist Society en 1986), comme à l’étranger (en 1992, entre autres, l’ Alph’ Art du meilleur album étranger à Angoulême). Pour comprendre les raison d’un tel succès, il suffit de se plonger dans un album de Calvin et Hobbes. Se plonger, c’est bien le terme qu’il convient d’employer : si le monde dans lequel vit Calvin, un village américain anonyme, dont on repère vite les personnages principaux (Calvin et ses parents, Hobbes, quelques camarades de classe), n’a rien de surprenant, l’imagination des protagonistes en fait un univers adapté à leur soif d’aventures extrêmes -qu’elles soient imaginaires ou non.

L’intérêt du personnage de Calvin, c’est le décalage entre l’innocence supposée de l’enfant de 6 ans et le ton cynique, l’intelligence percutante qu’on lui découvre. Mais, à la différence d’une Mafalda (surtout dans ses débuts), ce décalage ne sert pas de tremplin contestataire à l’auteur : Calvin n’est pas une marionnette. On ne l’entendra jamais remettre en question les positions politiques ou philosophiques des adultes qui l’entourent, ou faire référence à un élément qui le positionnerait définitivement comme un enfant-savant. Bill Watterson fait un choix décisif en choisissant de lui donner un caractère plus impulsif, généreux et léger, sans se priver de souligner sa lucidité et son cynisme : il évite ainsi de recourir, au long de tous les albums, au même ressort comique qui consisterait à rappeler la supériorité de Calvin sur ses camarades et sur les adultes. En ce sens comme en d’autres, il penche largement du côté de Charles M.Schulz et des Peanuts, une source d’inspiration évidente, d’ailleurs avouée, de la série. Watterson trouve entre Quino et Schulz sa "troisième voie", entre la contestation du premier et l’affection pour le monde tendre et protégé des enfants, du second : un va-et-vient constant entre l’imaginaire et le quotidien de son jeune héros.

Imaginaire, mais vrai

(JPEG)Si l’imaginaire enfantin est souvent illustré dans les bandes dessinées qui mettent en scène des personnages de cet âge, par le biais de leurs rêveries et de leurs désillusions, Calvin est présenté comme le lien entre un monde routinier, banal, souvent décevant pour le héros -sans pour autant être dénué de tendresse- et un univers fantastique, dans lequel Calvin apparaît sous les traits de Spiff le spationaute, Balle traçante le détective privé, ou encore Hyperman, le super-héros. Cette multiplicité des personnages, qui illustre la diversité des humeurs du héros et des situations auxquelles il est confronté, fait de son intériorité le centre de la série, utilisant au maximum les possibilités offertes par le format de la bande dessinée. Chacune de ces individualités fictionnelles évolue dans un univers propre : alors que Spiff se retrouve souvent menacé par des Zorgs (entendre des monstres) sur des planètes reculées, Balle Traçante, coiffé d’un feutre, enquête dans des villes sombres et menaçantes au fond desquelles il croise malfrats patibulaires et autres femmes fatales, offrant ainsi un bel hommage au film noir. Hyperman, super-héros parfois lassé par la défense de la veuve et l’orphelin, réalise les rêves de puissance du jeune Calvin. Il arrive également que celui-ci, réagissant à une situation, parte dans un délire imaginatif que l’auteur nous fait pénétrer : les jouets deviennent de vrais avions, et le choc, orchestré par lui, un véritable crash dont il se plait à décrire l’agonie des victimes - Calvin aime l’humour noir. La transition entre l’imaginaire et le réel se fait en légèreté, en une ou deux cases de BD, la routine acquérant alors une dimension personnelle, souvent épique.

Ce décalage est illustré en permanence à travers le personnage d’Hobbes, tigre en peluche pour les uns, véritable félin rugissant pour Calvin. On est souvent interpellé par les conséquences de cette divergence de perception, ce qui ne fait que renforcer la profondeur donné au héros de la série ; lorsqu’on voit Calvin aider Hobbes à sortir de la machine à laver, en comparant sa condition d’enfant soumis à l’autorité de ses parents en matière d’hygiène quotidienne, et celle de son compagnon de pensée, émancipé de toute contrainte scolaire ou éducative, par exemple. Hobbes est plus qu’un élément de l’environnement de Calvin : partageant avec lui la tête de l’affiche, il est présenté comme un personnage plus complémentaire au héros que secondaire par rapport à celui-ci. En effet, se distinguant des diverses apparences prises par Calvin, Hobbes a sa propre image, et son propre comportement : il est différencié de Calvin, et agit sur lui, sur le plan physique (on ne compte plus les écorchures consécutives aux mêlées de Calvinball) mais aussi et surtout sur le plan "moral". C’est souvent en présence d’Hobbes que Calvin se livre à des méditations, tantôt fantasques, tantôt lucides et approfondies, sur les allures déroutantes du Monde dans lequel il vit. Watterson joue avec habileté sur les points de vue : seul avec Hobbes, Calvin le voit, et le lecteur également, comme un tigre vivant et animé. Dès qu’un tiers, parent ou camarade, entre dans le champ, le tigre redevient peluche : une manière délicate de rappeler que par méconnaissance de l’autre, ou excès de pragmatisme -retrouvé dans l’aspect terre à terre des parents (le passage à l’âge adulte, souvent présenté comme l’"apprentissage de la vie", ne serait-il finalement qu’une déshumanisation ?)-on risque de passer à côté de la part de poésie enfouie en chacun : Calvin a beau demander à ses parents d’embrasser Hobbes avant de dormir, ceux-ci sont loin d’imaginer qu’ils reconnaissent ainsi la "part de rêve" de leur enfant. Une façon percutante aussi de dénoncer notre environnement paperassier et étouffant, méprisant l’excentricité, pourtant synonyme d’humanité et de vie. Il y a des trésors partout comme le dit le titre de l’un des albums. Reste à les trouver, et il n’y a rien d’étonnant à ce que Calvin fasse de cette quête l’objet ultime son existence.

Le ronronnant mammifère manifestant à maintes reprises l’étendue de sa sagesse, il ne se prive pas non plus de dévoiler la tendresse qui l’unit au bondissant, mais néanmoins humain, Calvin : si l’imaginaire est parfois menaçant (voir les épisodes des "les monstres sous le lit"), s’il sert souvent d’espace pour exagérer les traits de caractère des contemporains du personnage principal, il peut aussi bien se révéler réconfortant. C’est aussi un éloge de l’amitié, et de l’échange, auquel se livre Watterson, comme source d’enrichissement mutuel des personnages.

Calvin, un enfant "comme les autres"...

Watterson "assume" pleinement la spécificité de son jeune héros : en dévoilant une galerie de personnages imaginaires, tous issus de la culture américaine à laquelle un enfant comme Calvin pourrait avoir accès, il se place à son échelle, et si les répliques de Calvin sont le plus souvent cyniques, désabusées, lucides, en particulier lorsqu’il est confronté à d’autres enfants de son âge, Calvin n’apparaît jamais comme un enfant "surdoué". Lorsqu’il est "démoli" par Moe, un camarade légèrement bagarreur, c’est rarement après l’avoir humilié devant l’école entière, même si ses camarades l’ont élu "le garçon de l’école qui a le plus de chance de passer à la télévision". Calvin fait de Moe une description qui illustre sa lucidité - "Moe, la terreur du coin. Pas futé mais formé à l’école de la rue. Ce qui signifie qu’il sait dans quelle rue il habite."- et son humour. Pour autant, cette opposition entre la force brute et l’intelligence du héros ne fait pas de lui un génie ou la star absolue de son milieu. Il est souvent considéré comme un enfant bizarre, exubérant au possible, voire dérangé, mais le regard des autres sur Calvin est porté à l’image de façon subtile. Si Calvin se distingue par rapport à ses camarades, ceux-ci n’apparaissent pas comme la Conjuration des Imbéciles pour autant : ils sont souvent plus raisonnables que lui. Simplement, le lecteur saisit immédiatement la profondeur et les pensées du personnage principal en ce qu’il est sans arrêt présenté sous des formes issues de son imaginaire. Ce mécanisme induit une sorte de complicité avec Calvin, qui apparaît moins superficiel que les autres, effet d’ailleurs renforcé par l’auteur, qui ne s’attache pas à la description de ceux-ci. Tout au plus en donne-t-il le nom.

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Calvin se présente, en famille, comme un "petit monstre". Il refuse d’avaler une nourriture inconnue (celle-ci finissant souvent par engloutir l’enfant), de prendre son bain, d’accueillir la baby-sitter -ennemie jurée- comme il se doit, ou encore, d’aller à l’école le matin. Il ne manque jamais une occasion pour faire rater les rares réunions de famille, et oblige souvent ses parents à se réveiller en pleine nuit pour évacuer les monstres du placard. On l’aura compris, Calvin est un enfant "normal". En cela, il réalise, souvent avec surprise, les atouts d’une maman, lorsque celle-ci se trouve disposée à lui apporter une tartine devant la cheminée. De la même façon, il passe ses journées à inventer des pièges destinés à sa camarade et voisine Susie, évitant par-là même de lui avouer ses sentiments... Certes, la famille de Calvin ne correspond pas aux standards américains. On voit plus souvent ses parents lire que regarder la télévision, et comme le personnage principal, tenir des propos sarcastiques et lucides sur les extravagances de leur fils, et les incohérences de leur environnement. Mais précisément, ces traits de caractères, communs avec leur enfant, vont dans le sens d’un certain "réalisme" : Calvin n’est pas présenté comme un surdoué isolé, sans aucun lien avec son milieu, qui pourrait montrer sa supériorité, sans que celle-ci soit expliquée. Calvin est donc un enfant, comme les autres.

L’art de l’auteur

Le lien - et liant - entre les deux facettes du personnage, son imaginaire et sa condition normale, est assuré par le talent de dessinateur de Bill Watterson. Si ses albums sont souvent coloriés (comme ils étaient dessinés à l’origine par l’auteur et publiés dans la presse), leur qualité graphique première se retrouve d’abord dans les planches en noir et blanc de la série. En quelques traits, comme le faisaient Schulz ou Quino, mais avec plus de détails, l’auteur définit l’attitude, la moue des personnages. Il excelle dans la précision du dessin, qui, sans se faire trop lourd, parvient à donner aux personnages un réalisme teinté d’une touche cartoonnesque bienvenue, notamment lorsque Calvin grimace et se contorsionne. L’auteur peut donc différencier deux attitudes voisines, et mettre à la disposition de son personnage une palette extrêmement variée, ce qui contribue à figurer sa complexité. Cette qualité du trait se retrouve dans le dessin de tous les intervenants, qui sont, pour la plupart, moins travaillées que celle de Calvin, mais tout aussi saisissantes de minutie. L’anatomie de Hobbes, félin accro au bâillement prolongé et au bondissement surprise, est parfaitement maîtrisée par ce qu’il convient d’appeler un artiste. L’environnement réel, rendu le plus souvent sous son aspect le plus froid et anonyme possible, ne fait que renforcer le message de l’auteur. Parmi les épisodes, certains sont emprunts de poésie et de calme bucolique, d’autres purement esthétiques : en gros plan, on y voit des personnages en plein mouvement, emportés par une dynamique, un souffle, accompagnés d’interjections ou d’onomatopées. Cette intervention de la vitesse au cœur de saynètes le plus souvent fixes, ou immobiles, nourrit les albums d’une volonté de dépasser le carcan de la case, qui impose un découpage strict de l’action. Un découpage que l’auteur sait dépasser, mais également utiliser, pour accentuer des effets de surprise et des mécanismes narratifs, en insistant avec subtilité sur le poids des répliques.

Là où Watterson brille, c’est dans la dynamique de son dessin, dynamique qu’il parvient à communiquer à ses planches. On passe sans aucune lourdeur de la chambre de Calvin, de sa salle de classe, à une planète désertique, envahie de zorgs, et l’enchaînement narratif entre le petit village quotidien et l’immensité des décors fantastiques se fait sans anicroches. Watterson montre l’étendue de son talent et de ses références, lorsque, illustrant un épisode de Balle Tracante le détective, il plonge la bande dessinée dans l’ambiance des plus purs films noirs, en utilisant le noir et blanc et jouant sur les ombres et lumières. S’inspirant de codes cinématographiques, il reproduit alors les personnages et angles de vues types du genre, ce qui, aussi bien dans le cas de scènes fantastiques, policières, que catastrophes, permet d’introduire le personnage dans des univers qui ont leur propre cohérence, et dont Calvin est le créateur.

En sublimant l’imaginaire de son héros, sans en faire un génie, Watterson offre un regard respectueux sur l’enfance, refusant d’en faire une période d’innocence naïve en la teintant de profondeur et de tendresse. Ses sarcasmes, sa lucidité, montrent qu’il reconnaît à cette époque de la vie, où l’imagination joue un rôle fondamental et parfois envahissant, une réelle densité, et l’illustration, talentueuse et fluide, qu’il dévoile de celle-ci, renseigne sur son talent.

par Antoine Soubrier
Article mis en ligne le 6 décembre 2004


- Auteur : Bill Watterson (scénario, dessin, couleur)
- Editeur : Hors Collection (version française), 24 albums vendus à 10 Euros -le dernier à paraitre prochainement- et un recueil d’inédits/ Warner Books pour les versions anglaises, format différent (plus petit, plus pratique, mais de moins bonne qualité), pour des prix variables, environ 12 Euros. Différentes compilations disponibles chez d’autres éditeurs, mais toutes reprennent plus ou moins les mêmes strips.