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De Cape et de Crocs : Le Mystère de l’île étrange

Des risques d’une écriture trop libre

Que dire du scénario de De Cape et de Crocs ? Deux choses déjà, apparemment contradictoires. Tout d’abord, la trame principale est assez traditionnelle, puisqu’il ne s’agit après tout que d’une simple chasse au trésor. Toutefois, péripéties, entremêlement des fils narratifs et retournements de situations sont autant de contrepoints à cette trame très classique. Et même plus : les deux vont finalement de pair, puisque la simplicité du fil directeur sert justement les rebondissements et autres artifices de narration, qui, par contre, n’auraient pu s’accommoder d’une histoire compliquée. En d’autres termes, l’histoire apparaît parfois comme une simple toile de fond aux « péripéties et pantalonnades des héros ». Toutefois, dès le tome 3, la narration peine sous le poids des digressions.


Alain Ayroles déclare avoir plus de 70 scénarios de jeu de rôle à son actif et avoue avoir appris de cet exercice une vraie rigueur dans la construction de ses histoires. Il conseille même aux jeunes scénaristes de s’essayer à ce travail on ne peut plus formateur ; les joueurs sont toujours susceptibles de déceler les failles d’une intrigue ou de contourner les obstacles apparents mis en avant par le maître du jeu et celui-ci doit, si ce n’est tout avoir prévu, du moins construit un cadre assez stable pour pouvoir réagir promptement. Les réactions à ses scénarios lui ont en outre permis de saisir ce qui amène le rire, le suspense, et surtout l’attention du joueur, bref ce qui fonctionne ou pas dans un récit. Enfin, la nécessité d’une interactivité et d’une visualisation par les joueurs des situations peut finalement s’apparenter à la nécessaire connivence entre le scénariste, son dessinateur et ses lecteurs en bande dessinée. Ayroles le souligne lui-même « le jeu de rôle est une forme de narration interactive, tandis que la bande dessinée est une narration fermée. » Néanmoins, la narration de De Cape et de Crocs semble parfois s’apparenter à une partie de jeu de rôles, tant les imprévus sont nombreux et tant la tâche du scénariste se complique au fur et à mesure des tomes.

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Ayroles reconnaît que, par rapport à la rigueur qu’il s’est imposée dans le récit et la construction de Garulfo, De Cape et de Crocs est beaucoup plus décousu, car c’est un récit d’aventures ouvert. Sans contrainte d’unité de temps ou d’action, le scénariste peut emmener ses héros dans des directions sans cesse renouvelées, ce qui laisse alors une large place à l’inattendu. Tout découle de l’inspiration revendiquée des principes de la Commedia dell’Arte. Ayroles connaît les grandes lignes de son histoire, le début et la fin ainsi que les quelques passages obligés, mais les espaces intermédiaires sont libres et il les remplit à sa guise, guidé par son envie d’humour ou d’épopée. Chaque détail de la scène précédente peut être l’occasion d’une scène imprévue. Ainsi, les pirates, qui font leur apparition dans le tome 2, ne devaient au départ faire l’objet que d’une courte scène et rester principalement centrés sur le capitaine Boone. Toutefois Ayroles s’est attaché à ces personnages qui lui semblaient drôles et intéressants à développer. Il leur a donc donné un rôle plus important et l’histoire s’en est trouvée rallongée. Toutefois, le danger de la liberté ainsi générée, souvent source du comique de situation, c’est un cheminement à l’aveuglette qui peut mener dans deux impasses : l’incompréhension du lecteur et/ou la perte de vue de l’objectif donc du rythme. L’histoire risque alors d’être un peu délayée. Ayroles d’avouer : « Lorsque j’arrive en fin d’album, la panique me gagne : je dois parfois faire des pieds et des mains pour terminer un volume sur un suspense, un coup de théâtre, une charnière du récit. »

Il s’est donc retrouvé dans une impasse avec le tome 4, à force d’extrapolations et de situations annexes. De Cape et de Crocs, qui devait originellement faire 4 ou 5 tomes (autant que d’actes dans les pièces classiques) en fera 9 au final. Dans Le Mystère de l’île étrange, l’histoire acquiert un rythme moins trépident. La déception des lecteurs n’a pas manqué de s’exprimer à ce sujet, certains accusant les motifs commerciaux des auteurs ou des éditeurs ; d’autres encore ont suggéré que diviser la série en deux cycles aurait été préférable pour ne pas essouffler le lecteur. Voyons là, malgré quelques arguments assez fondés, la tendance habituelle des lecteurs devant une série, tant qu’elle n’est pas terminée, à préférer les premiers volumes, qui sont ceux des moments de découverte, à ceux du milieu qui ne bénéficient plus de cet élan d’émerveillement et pas encore du souffle romanesque qui préside à la conclusion de toute histoire ni de la nostalgie d’un ensemble terminé. Ces albums de transition sont de ce fait plus souvent exposés à l’âpreté de la lecture et aux risques d’erreurs, longueurs et autres incohérences...

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Surgit donc une dichotomie entre deux premiers tomes rapides, incisifs et explosifs, et les deux suivants, qui seraient plus lents et moins brillants. Il est vrai que le tome 4 (et le tome 3 dans une moindre mesure) a moins de souffle. Loin de tomber dans une morne routine, la série conserve ses qualités. En effet, l’action du tome 4 n’est pas une véritable pause, mais les scènes sont moins nombreuses et plus longues. Le tome 4 marque également une légère tendance à se contenter d’un humour purement autoréférentiel. En outre, le côté aventure prend le dessus sur la farce de cape et d’épée. L’aspect délirant de l’histoire s’accentue, après une première partie plus littéraire. En outre, les personnages secondaires sont déjà tous apparus, sauf le savant Bombastus qui est le seul nouveau-né d’importance des tomes 3 et 4 ; les scènes de prises et pertes de contrôle des différents navires sont peut-être un peu trop nombreuses... Dans les tomes 1 et 2, au contraire, univers, humour, personnages (avec leurs spécificités et quelle spécificité !), tout est nouveau. Il faut cependant prendre la série comme un tout. Après l’explosion de l’action dans les premiers tomes, Ayroles est dans l’obligation de rassembler les fils narratifs qu’il a éparpillé dans tout son univers, de réunir en un ou deux lieux tous ses personnages, en un mot de prendre un nouveau départ, ce qu’il fait en partie, de manière remarquable, avec la scène très réussie qui clôt le quatrième tome. Cela l’oblige à une narration plus linéaire et plus explicative, donc peut-être plus ennuyeuse, moins fluide. Ce qui faisait le prix des autres albums, c’était l’imbrication jouissive des fils narratifs, très proche de l’imbroglio théâtral, dont la série se veut un reflet. Ici, les différents éléments moteurs sont disjoints, ce qui pousse le scénariste à revenir à une structure plus classique de découverte progressive. Pour la première fois, Ayroles s’en remet à des artifices scénaristiques assez gros. Aussi la dernière planche du tome 4 est-elle décevante, car peu réaliste. On voit mal comment le Raïs et Eusèbe auraient pu échapper, sans la moindre égratignure, de l’explosion d’une Sainte-Barbe, dans le ventre du léviathan, tout cela pour se retrouver sur les traces de leurs compagnons. Au final, aucune réponse n’est apportée, et si nous étions mauvaise langue, nous affirmerions qu’Ayroles, conscient de ce manque de tenue relatif, a cru devoir se rattraper avec sa pièce rimée, au demeurant fort plaisante.

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Ce tome 4 est donc très clairement un album de transition, dont le scénariste sait toutefois profiter pour approfondir la personnalité et la consistance de ses deux personnages principaux. Ayroles jure bien de s’en tenir désormais à une trame plus stricte, tout en essayant de conserver l’esprit d’improvisation qui constitue une partie de l’identité de la série, dans la veine de la Commedia dell’Arte. C’est finalement toute la question du juste équilibre, qu’il a réussi jusque là à conserver, qui est en jeu, entre les nécessités du récit et le côté explosif et jubilatoire de la série. Gageons qu’Ayroles l’a bien compris, lui qui met ses propres difficultés en abyme dans la fin du tome 4 où ses personnages doivent relever la gageure de jouer sur le champ une farce improvisée sur un canevas des plus sommaires. D’ailleurs le tome 5 renoue avec un rythme plus soutenu et de nouvelles promesses narrative émergent, en particulier avec la figure de la sœur de Monsieur, qui cristallise sur sa personne un certain nombre d’interrogations. Enfin dans le tome 4 se laisse deviner une histoire nettement moins conventionnelle, ce que conforte le récit du tome 5, lequel s’engage résolument dans la voix du merveilleux et ce choix tranché permet à la série de reprendre un puissant souffle onirique.

par Matthieu-Paul Ergo
Article mis en ligne le 15 août 2004