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Donjon, époque Crépuscule

Terra Amata a cessé de tourner. La planète est désormais séparée en 2 parties : d’un côté la face exposée au soleil, un désert brûlant et invivable, et de l’autre une nuit perpétuelle et glacée. Fuyant ces conditions extrêmes, la population s’est rassemblée sur une mince bande de terre entre nuit et jour, sur laquelle règne sans partage le Grand Khan, un canard noir doté d’énormes pouvoirs et portant à son côté une épée familière. C’est lui qui a stoppé la course de la planète, pour éviter que celle-ci n’explose, et depuis, un véritable culte lui est voué. Les adeptes se sacrifient pour donner au Grand Khan la puissance nécessaire pour garder Terra Amata immobile. Pendant ce temps, le Roi poussière, un vieux dragon aveugle retenu prisonnier dans sa demeure, sent sa mort approcher. Il décide alors d’entreprendre un dernier voyage pour le cimetière des dragons, guidé par une petite chauve-souris nommée Pipistrelle.


Crépuscule tranche fortement avec les autres époques de Donjon, par son ambiance particulièrement sombre et ses personnages vieux et usés, à l’instar de la planète qui les abrite. Une planète qui devait mourir naturellement, mais qui se retrouve, par la volonté du Grand Khan, réduite à une vie artificielle et potentiellement infinie. De fait, la population de Terra Amata a sombré dans la résignation, abandonnant tout espoir. Le pouvoir qui confère au Grand Khan sa capacité à empêcher un énorme cataclysme étouffe d’emblée toute velléité de révolte. Après tout, il est autant un sauveur qu’un oppresseur, et celui qui tenterait de le renverser risquerait de compromettre le futur de la terre qui le nourrit. Dans ce contexte, la religion joue un rôle central dans le récit, et ce, de plusieurs manières. En opposant Marvin (le Roi poussière) et Herbert (le Grand Khan), c’est la foi contre l’adoration, le changement contre l’immobilisme, la nature contre l’humain que les auteurs mettent en exergue. Cette opposition franche ouvre en outre un questionnement sur la nature même du Divin.

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Dans Crépuscule, la civilisation a apparemment achevé sa régression commencée à l’époque Potron-Minet. Au lieu du melting pot d’Antipolis, nous trouvons maintenant plusieurs petites communautés ne se mélangeant que très peu (le village des Kochaques, le duché de Vaucanson, Zootamauxime bien sûr, communauté de lapins xénophobes qui n’a jamais autant paru à sa place que dans cette époque), à l’exception notable du Donjon, devenu la place forte du Grand Khan et appelé maintenant la "Forteresse de la Géhenne". A l’intérieur de ces murs se croisent une foule hétéroclite de monstres n’ayant pour seul point commun que d’être sous l’autorité du Grand Khan. Au dehors, l’obscurantisme règne, créé et encouragé par le seigneur du Donjon. L’élite intellectuelle est formée à présent de shamans dont les pouvoirs magiques proviennent des esprits et de la nature. Nous sommes manifestement à la fin d’un cycle, mais cette fin tarde, à cause de l’immobilisation de la planête. Les peuples survivent, dans la crainte constante du cataclysme.

Les deux premiers tomes de Crépuscule sont marqués par l’opposition exacerbée de deux personnages, deux anciens amis dont les chemins ont divergé avec le temps. D’un côté Herbert, qui a finalement "accompli" la quête de l’Epée du Destin et a rassemblé les sept objets du Destin. Ce faisant, il est devenu le réceptacle de quelque chose de maléfique et mystérieux, l’Entité sombre. C’est elle qui permet à Herbert de maintenir la cohésion de Terra Amata et il a utilisé ce pouvoir pour créer un véritable culte de sa personne, qui repose uniquement sur la peur de la population. Peur de l’inconnu, peur du changement et de la mort. Pour garder le status-quo, les fidèles se sacrifient, et meurent en masse. Le Grand Khan lui-même est prisonnier de cette crainte, et préfère massacrer ses sujets et servir de réceptacle au "Mal", selon ses propres termes plutôt que d’être confronté à la destruction de la planête. La tromperie est double. Les fidèles du Grand Khan adorent un faux martyre, une simple coquille, et lui-même se prend à croire à sa supercherie et révise l’Histoire afin qu’elle colle à ce qu’il croit être. Le dialogue du tome 102 entre Herbert et Marvin l’illustre parfaitement :

Herbert : J’ai patiemment rassemblé les sept objets du Destin. Ce fut le but de ma vie : parcourir le monde pour quérir ces sept artefacts dont la puissance conjuguée m’autorise à accueillir en moi la noirceur du monde(...). J’ai réussi à empêcher la planète de tourner, et ainsi je lui évite la désagrégation.

Marvin : Tu es un couillon et un menteur, Herbert. Je te rappelle que tu n’as jamais parcouru le monde pour les objets du Destin... Tu t’en fichais même pas mal.

H :Ne blasphème pas.

M : À cause d’imbéciles qui voulaient ton épée, d’autres objets du Destin te sont tombés tout cuits dans les bras. Et plus tu en avais, plus ça attirait les cons alors vient pas me chanter Ramona avec le but de ta vie. Le but de ta vie, c’était de rigoler avec les copains, et si tu veux mon avis, tu devrais arrêter de croire que le monde tient sur tes épaules.

Herbert n’est qu’un outil, consentant et convaincu, manipulé par l’Entité sombre, qui elle-même ne peut être qu’une émanation de l’humain. En effet, celle-ci est appelée aussi "la noirceur du monde" ou "le Mal", il s’agit donc d’une projection morale, notion humaine par excellence, qui se nourrit des âmes tourmentées. Doté de pouvoirs se rapprochant de ceux d’un dieu, Herbert est un fanatique, qui a réussi à faire partager sa peur à toute une population soumise à quelque chose qu’elle a elle-même créée.

Pour sa part, Marvin, devenu le Roi poussière, n’utilise pas la coercition. Il ne cherche à convaincre personne. Ses deux "disciples", Pipistrelle et Marvin Rouge [1], le suivent parce qu’ils pensent que celui-ci pourra répondre aux questions qu’ils se posent sur leur vie : Pipistrelle se demande si elle peut rejoindre ses parents, morts il y a quelques temps, et Marvin rouge se cherche lui-même en tentant de découvrir qui est son illustre homonyme. Face aux artifices (les sept objets du Destin, présentant chacun un pouvoir différent, l’Entité sombre, et bien sûr le mensonge qu’est son culte) de son ancien ami, Marvin oppose une nudité presque absolue, un dénuement extrême symbolisé par son infirmité et le fait qu’il se soit arraché la peau. Il ne cherche pas à soumettre la nature, mais à l’écouter. Il représente le stade ultime de la régression de la civilisation, un être simple, en harmonie avec son environnement. Son voyage vers le cimetière des Dragons a des allures de pèlerinage, une sorte de marche purificatrice avant d’atteindre un état de grâce, représenté par une mort qui lui est refusée. Marvin est destiné à s’opposer à Herbert, que cela lui plaise ou non, et sa marche vers la mort est en fait une épreuve. En montrant qu’il ne la craint pas et qu’il l’accepte au contraire comme l’une des étapes de la vie, il devient l’alternative à l’immobilisme sans fin et sans espoir du Grand Khan.

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Avec l’époque Crépuscule, Donjon se révèle comme une série morale, qui prend son sens avec le tome 103, Armaggedon, où l’on assiste à l’ultime bataille entre le bien et le mal. Si certaines références bibliques pouvaient nous avoir échappé dans les albums précédents, celui-ci nous plonge en pleine Apocalypse, par son titre, bien entendu, qui fait allusion à la plaine où aura lieu la bataille finale entre les armées de Dieu et celles de la Bête, mais surtout par un prologue de 6 pages qui se démarque fortement du reste de la série par l’emploi presque exclusif de récitatifs au lieu de phylactères. Un narrateur extérieur raconte le combat entre le Grand Khan et le Roi poussière, et alors que la série se focalisait avant tout sur les personnages, voilà qu’avec ce passage raconté l’accent est mis sur les événements eux-mêmes. L’impression en est renforcée par un choix de cadrage très différent de ceux du reste de la série, avec un contraste entre plans très serrés, qui s’attardent sur une partie précise de l’anatomie d’un personnage (quand Marvin invoque l’armée de dragons morts, on ne voit de son visage que sa bouche), et plus larges, qui montrent la globalité de l’action et l’insignifiance de Marvin, seul contre une armée. Encore une fois, ce qui importe ici est ce qui se passe, et l’inéluctabilité de la situation. Marvin et Herbert sont arrivés au point de non-retour. La suite montre une prophétie en train de se réaliser, implacable et irréversible. La symbolique est très forte ici : Marvin paraît plus impuissant que jamais, seul, nu et sans bras. Herbert, lui, est au faîte de sa puissance. Pourtant, les indices donnés par les auteurs précédemment sont sans équivoque : cette bataille, c’est le Roi poussière qui la remportera avec l’aide d’une armée de dragons morts, comme l’Agneau et les 144000 juifs contribuèrent à vaincre la Bête et ses disciples dans l’Apocalypse de Saint Jean [2].

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Il ne peut donc ici y avoir qu’une seule issue. Toute chose est mortelle, y compris la planète. Elle doit donc mourir, et le Grand Khan doit être défait. Cette bataille entre bien et mal est aussi celle de la nature contre l’artifice, et non celle de la vie contre la mort, la vie ne se concevant que par rapport à la mort, en continuité de celle-ci. De fait, la destruction de Terra Amata n’est qu’un passage vers quelque chose d’autre, une nouvelle vie avec des codes différents.

Il serait faux de croire que les multiples références aux religions chrétienne et juive dans Donjon tiennent du prosélytisme dissimulé de la part des auteurs, et surtout de Joann Sfar, qui a abordé ce sujet de front dans nombre de ses livres. Sfar ne s’attache pas à Dieu lui-même, mais à une vision du monde simple et pastorale, proche de la nature. Une aspiration à l’harmonie intérieure bien illustrée par ce dialogue entre un Shaïtan et deux pélerins à Jérusalem, puis nuancée par une autre conversation entre ce même Shaïtan et un prêtre catholique dans une église, dans le deuxième tome de Professeur Bell :

Pélerin (p.23) : La preuve la plus éclatante du génie divin n’est pas dans les miracles, elle réside au contraire dans le quotidien.(...) Nous devons remercier le Saint-Béni-Soit-Il non seulement pour ses miracles mais aussi pour les lois qui régissent la marche ordinaire des choses : la poussée d’Archimède, les lois de Newton, voilà la toute puissance de Dieu. Dieu n’est pas seulement le verbe créateur, il est surtout l’expression des diverses modalités de l’Etre. Nous baignons tous dans Dieu. Il est à la fois les choses et le vide qui sépare les choses.

(...) (p.24-25) Shaïtan : Tu comprends rien, toi ! Je te parle du Diable, avec ses cornes et ses sabots. S’il entre ici pour se confesser, tu le fous dehors ou quoi ? Prêtre : Le Diable est un concept, mon fils Shaîtan : Tu veux dire qu’il n’existe pas ? Prêtre : Oh non ! Mais si un être s’imaginait incarner à lui seul ce que symbolise cette notion, il me semble qu’il aurait plus besoin d’un aliéniste que d’un confesseur, mon fils.

Par le dialogue avec le prêtre, Sfar rappelle que la route menant à cet idéal décrit par le pélerin est longue et semée d’embûches, l’homme abritant Dieu et le Diable en lui par la présence du libre-arbitre, qu’Herbert renie dans Donjon Crépuscule, victime qu’il est de sa peur. C’est du libre-arbitre que tout découle. Herbert fuit, car il est effrayant, puis se rend compte que cette fuite est illusoire, et laisse finalement les choses se dérouler selon leur cours naturel. Marvin l’accueille complètement en décidant d’entamer sa route vers la mort dans le tome 1, puis en choisissant de s’opposer au Grand Khan. Finalement, le nouveau monde créé par l’explosion de Terra Amata est totalement régi par le libre-arbitre, comme le montre l’impuissance des habitants de Divinascopus [3] à prédire l’avenir. La prescience et le destin sont vus comme des entraves et Marvin, en battant le Grand Khan par la force même de ses principes, les détruit par la même occasion.

Avec la présence de l’époque Crépuscule, Donjon atteint une cohérence que l’on avait un certain mal à déceler avant, l’album Armaggedon représentant le faîte d’un édifice thématique, entamé dans Potron-Minet, et la base d’un autre dans un monde vierge, dont l’ordre et les valeurs resteront à créer et à définir sur les cendres du précédent.

par Olivier Tropin
Article mis en ligne le 29 mai 2005

[1] Marvin Rouge est un lapin de Zootamauxime. La tradition veut que chaque lapin rouge de ce village soit nommé Marvin, en mémoire du Marvin qui a détruit le village il y a des années de cela. Ce lapin est ensuite banni.

[2] 14 :1 Puis voici que l’Agneau apparut à mes yeux ; il se tenait sur le mont Sion, avec cent quarante-quatre milliers de gens portants inscrits sur le front leur nom et le nom de son Père. (2) Et j’entendis un bruit venant du ciel, comme le mugissement des grandes eaux ou le grondement d’un orage violent, et ce bruit me faisait songer à des joueurs de harpe touchant de leurs instruments ; (3) ils chantent un cantique nouveau devant le trône et devant les quatre Vivants et les Vieillards. Et nul ne pouvait apprendre le cantique, hormis les cent quarante-quatre milliers, les rachetés à la terre. (4) Ceux-là, ils ne se sont pas souillés avec des femmes, ils sont vierges ; ceux-là suivent l’Agneau partout où il va ; ceux-là ont été rachetés d’entre les hommes comme prémices pour Dieu et pour l’Agneau. (5) Jamais leur bouche ne connut le mensonge : ils sont immaculés...

[3] une ville emplie de devins

Bibliographie chronologique de l’époque Crépuscule, incluant les Monsters se rapportant à cette époque :

- 101 : Le Cimetierre des Dragons
- 102 : Le Volcan des Vaucanson
- 103 : Armaggedon
- 103 : Donjon Monsters 3 : La Carte Majeure (Andréas)
- 103 : Donjon Monsters 4 : Le Noir Seigneur (Blanquet)
- 104 : Le Dojo du Lagon (Kérascoët)
- 105 : Les Nouveaux Centurions (Kérascoët)

Pages Web :

- la Bible en ligne
- Etude sur l’Apocalypse