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Entretien avec Alain Ayroles

Alain Ayroles est un créateur doublement rare. Plutôt que de multiplier à l’envi les projets, ce joaillier du verbe et du rythme préfère polir ses œuvres (en conséquence : deux séries seulement en dix ans). En outre, c’est un auteur qui a choisi avec une vraie humilité de s’exprimer à travers le divertissement grand-public (nombre d’auteurs actuellement plébiscités par la presse généraliste ont débuté dans les marges valorisantes de la BD alternative). Brassant avec subtilité un intertexte culturel classique d’une grande richesse, la fantaisie pénétrante et raffinée de son travail de scénariste sur De cape et de crocs méritait amplement d’être questionnée, ici de manière quelque peu approfondie.


Vous avez souvent évoqué la liberté qu’engendrait l’aspect feuilletonesque de la série. Les deux régimes de narration qui co-existent dans De Cape et de Crocs débouchent finalement sur un basculement de contrat de lecture, me semble-t-il. Cette hétérogénéité ne risque-t-elle pas de susciter une confusion chez le lecteur ?

Certes au départ on démarre sur quelque chose de très théâtral, avec une mise en abyme comme il est courant d’en faire au 17ème siècle, puisqu’on trouve le procédé de manière récurrente dans les pièces de l’époque ; dans L’impromptu de Versailles de Molière par exemple. Rostand, dans son Cyrano de Bergerac, fait aussi un clin d’œil à cette tradition en ouvrant sa pièce sur une représentation. Je voulais faire un premier album éminemment théâtral, mais c’est vrai qu’à partir du moment où le récit quitte Venise, il y a rupture de lieu et émergence d’une autre logique, qui a plus à voir avec l’aventure maritime et la mythologie des récits de piraterie, comme le Hollandais Volant par exemple. Jusqu’au tome 5, je n’ai pas eu l’impression d’une hétérogénéité gênante. La scène s’élargissant, comme vous l’avez justement noté, j’avais plutôt l’impression d’avoir encore et toujours du théâtre, mais pimenté d’aventure, sachant que le traitement de cette dernière était de toute manière théâtral. Pour moi, la chasse au trésor du tome 4 relevait un peu du passage obligé ; les codes du récit de pirates venaient se greffer sur un thème théâtral, avec là aussi la mise en abîme d’une pièce dans la pièce et l’exploration de l’envers du décor : répétition, coulisses, machinerie... Il y a des tomes où le côté théâtral domine, d’autres où c’est l’aventure qui prend le pas sur le reste, sans que je le décide au préalable. Mais plus j’avance dans le récit, plus il m’est difficile d’improviser. Là où il y a une véritable rupture, c’est à la moitié du tome 6 ; quand les héros partent à cheval vers les grands espaces, je signifie clairement qu’on s’achemine vers quelque chose de plus cinématographique, et c’est d’ailleurs pourquoi on n’y trouve pas de scène chorale comme dans les autres albums. Cela va aller crescendo dans le tome 7, même si j’y ai opté pour une structure moins linéaire. Par la suite, le tome 8 va vraiment évacuer le théâtre pour basculer dans l’épique et la fantasy, avec son lot de batailles, et le tome 9 renouera enfin avec les chassés-croisés amoureux. Ce qui me sert de point d’ancrage quand j’écris, c’est que les protagonistes doivent toujours, même en pleine fantasy, se comporter comme des personnages de théâtre.

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Pourquoi dès lors basculer vers la fantasy ? Quelle place assignez-vous à l’Histoire ?

Avec le sixième tome, j’entre dans une autre logique, qui est celle des récits de voyages imaginaires plus ou moins philosophiques, caractéristiques des 17ème et 18ème siècles. A partir du moment où les personnages partent pour le royaume de la Lune, la série s’inscrit dans la continuité des récits à la Cyrano - le vrai ! -, à la Gulliver, à la Micromégas ; c’est une ouverture de l’imaginaire. Le brassage d’éléments historiques concourt à l’ambiance. Mais je ne voulais pas d’un cadre médiéval, ni futuriste, car le lecteur devait immédiatement percevoir qu’il s’agissait d’une lune du 17ème siècle. Quand on lit des récits de voyage de l’époque, ou même des gravures, il est frappant de constater comment les hommes de ce siècle avaient une vision européano-centrée de l’autre. Je tenais donc par souci de cohérence à ce que notre Lune s’inscrive dans la vision occidentale 17ème de l’exotisme. Mais je ne cherche pas non plus à tout prix l’exactitude historique, même si j’y puise de plus en plus de références. Au départ, j’avais des connaissances basiques sur l’époque, la documentation n’était pas mon souci premier. D’ailleurs, la datation du récit est volontairement flottante : quand Eusèbe lit le carnet de bord dans le tome 3, il dit : « en ce trente et unième jour du mois d’août de l’an de grâce seize cent gna gna gna... », et on n’en saura pas plus ! C’est un 17ème siècle qui brasse à la fois une période Louis XIII, et une période Louis XIV, car nous étions intéressés tant par l’ambiance de cape et d’épée que par Molière. Pour revenir au processus de création du royaume de la Lune, très tôt Jean-Luc et moi, nous nous sommes demandé à quoi pourraient bien ressembler les Sélénites. A partir du moment où nous avions des héros animaliers au milieu d’humains, la question se posait de savoir comment rendre les Sélénites bizarres. C’était un peu délicat... Finalement, nous avons pris le parti de leur donner figure humaine, ce qui est cohérent avec ce que je disais de la vision du 17ème. Nous voulions aussi une grande variété de paysages différents, du désert au bayou, afin de suggérer l’idée de planète assez vaste, et pour trancher avec cette approche du space opera type Star Wars, où une planète se résume toujours à une ville ou un type de climat. Ici, il m’a fallu tenter d’éviter le syndrome de la « visite guidée », qui est un des dangers courants de la fantasy, où le récit est alourdi par la présentation de l’univers.

Pourquoi quitter le cadre référentiel du 17ème avec les anachronismes de la décoration Sélénite ? N’était-ce pas vous qui disiez vous refuser à ce type d’approche facile de l’humour ?...

Alors... Oui, j’en ai entendu parler de ces Apéricubes ! Il y a un certain nombre de gens que ça a choqué cette intrusion de références modernes à l’intérieur du palais royal. Moi je n’ai pas l’impression que ça casse la cohérence de DCDC parce que bon, s’il y a des lampes à bulle, elles sont quand même sur des pieds baroques, et s’il y a des tableaux d’Andy Wharol ce sont des pots de soupe, et non des boîtes ! En fait, à la base je voulais juste donner l’idée de civilisation high-tech pour l’époque, ce n’était pas dans le but de faire un gag. Je voulais que le lecteur ressente un sentiment de décalage. Par exemple, j’ai puisé dans Jules Verne l’architecture aux armatures métalliques de la Sérénissime, pour donner une idée de futurisme sans basculer dans la pure science-fiction... Et puis tout ça c’est aussi un clin d’œil à Cosmos 99 !... En fait, on est aux confins de la fantasy et de la hard science ! (rires)

Comment vous est venue l’idée des instruments vivants ?

C’est le croisement improbable de deux influences : Jérôme Bosch et le Muppet Show.

A propos de cette civilisation Sélénite, vous êtes amené à dévoiler un discours politique. Il ressort de la conversation avec Colin, une société très positivée, diamétralement opposée à la nôtre. Vous semblez particulièrement chérir ce procédé de la naïveté ironique, qui était déjà utilisé à plein dans Garulfo...

Oui, mais c’est aussi un procédé qui est courant dans les récits de voyage du 16ème, 17ème et 18ème siècles, tels que L’autre monde de Cyrano, La cité du soleil de Campanella, ou l’Utopie de Thomas More... On en revient au Candide de Voltaire. Mais qui y a t’il à raconter si tout le monde est beau et gentil, me direz-vous ? Un tel système ne recèle-t-il pas des failles ? Attendez-vous à une petite surprise...

Dans le tome 6, vous semblez vous désintéresser complètement de la question du trésor. N’agissez-vous pas avec vos lecteurs comme le prince Jean qui leurre les protagonistes en leur agitant sous le nez une histoire de trésor, alors que le cœur véritable de votre histoire est ailleurs ?

Le trésor est un prétexte pour les Sélénites, pour les héros, pour les auteurs, pour les lecteurs, pour tout le monde en fait ! Car après tout, pourquoi Armand et Lope vont-ils courir après cet hypothétique trésor ? Pas par soif de l’or, même s’ils ont des difficultés financières au début du récit. Ce qui les meut c’est l’Aventure, le plaisir de la Quête, quelle qu’elle soit. Même pour Kader, le trésor n’est pas une fin en soi. Dès le départ, j’avais prévu qu’il y aurait des enjeux successifs, certains d’entre eux, comme le trésor, n’étant que des faux-semblants...

A propos des personnages, vous avez évoqué dans de précédents entretiens que le thème du masque était au cœur de la série. Ce qui frappe dans le tome 6, c’est la manière que vous avez de leur faire remarquer par eux-mêmes la nature des relations qu’ils entretiennent entre eux. Cherchez-vous à densifier leur psychologie ?

Oui, c’était prévu dès le départ d’avoir des personnages en deux dimensions avec des psychologies sommaires ; archétypes théâtraux, réminiscences symboliques de fables. J’avais l’intention de partir d’une couleur très archétypale, et progressivement de la nuancer par petites teintes. Evidemment, comme il y a beaucoup de péripéties, on ne peut pas être éminemment psychologique, mais au fur et à mesure du récit, je dévoile d’autres facettes des personnages. Par exemple, dans le tome 6, pour la première fois Eusèbe pointe la relative injustice du rapport maître-valet qu’il entretient avec les autres ; indirectement, on le devine roturier...

Au contraire de don Lope, dont vous épinglez l’intolérance envers Eusèbe dans ce même tome 6, Armand Raynal de Maupertuis apparaît comme un personnage sans histoire (dans les deux sens du terme : sans passé et sans problèmes)...

On en saura plus sur le passé d’Armand dans les prochains tomes - si les événements lui laissent assez de répit pour évoquer ses souvenirs. D’origine huguenote, il est athée, cultivé, curieux des choses de son temps ; c’est un libre-penseur, un libertin, au sens 17ème du terme. Lope est quant à lui empreint d’une raideur qui correspond au cliché de l’Espagnol à cette époque, guerrier austère et très pieux. La fragilité kawaï d’Eusèbe a certainement tendance à l’exaspérer par moments.

(JPEG) Le caractère relativement stable et peu complexifié des protagonistes n’est-il pas un frein pour improviser à partir de leurs réactions ?

Au contraire, leur caractère archétypal me permet de savoir, face à une situation inattendue, quelle réaction leur faire adopter. Je peux donc laisser libre cours à mon imagination : la logique des réactions des personnages offre des points de repère et assure la cohérence du récit, même lorsque celui-ci vire à l’absurde. Si on développe un récit intimiste avec des personnalités complexes, finalement les personnages vont pouvoir tout faire ; on pourra toujours trouver une explication a posteriori, leur comportement pourra toujours être justifiable car on aura suffisamment d’éléments pour se dire « ah oui mais peut-être qu’il a fait ça parce que... » A l’opposé, avec des personnages assez simples, le moindre faux-pas sera flagrant. Si un personnage archétypal agit de manière inattendue, ce doit être intentionnel et maîtrisé. C’est le moyen d’épaissir son caractère, de donner à voir d’autres facettes d’une personnalité présentée au début comme monolithique. Cette espèce de cliché de dire que les personnages acquièrent une vie propre ; c’est vrai ! Les personnages ont leur propre caractère, et il ne faut pas leur faire dire ou faire n’importe quoi ; or il y a des moments où leur logique interne va les faire zigzaguer là où j’aimerais qu’ils aillent en ligne droite. Dans DCDC, les nécessités du récit passent après la cohérence, la « vie » des personnages, et le caractère indocile de certains d’entre eux m’oblige parfois à faire des pieds et des mains pour remettre l’histoire sur les rails.

Kader est lié au trésor. Logiquement, vous le mettez en retrait. Mais on avait déjà pu sentir un « amollissement » de sa caractérisation, le terrible Mahométan des deux premiers tomes, se transformant en bon père justicier. Par ailleurs, vous êtes fluctuant avec Mendoza, que vous montrez tantôt implacable (tomes 1, 2, 5, 6), tantôt ridicule (tomes 3 et 4). Ce travail de caractérisation flottant signifie-t-il que certains de vos personnages vous lassent ou vous agacent ?

(rires) Non, non, pas du tout ! C’est vrai qu’il y a des personnages qu’on ne peut pas toujours tenir, mais concernant Mendoza, je suis un peu étonné par ce que vous dites...Certes, j’écorne parfois sa stature de grand méchant en le ridiculisant un peu, mais je n’ai pas eu l’impression de « sortir » du personnage. DCDC, ça va, ça vient ; il y a des personnages qui sont relégués parfois au second plan. Par exemple, Kader, depuis plusieurs tomes est devenu une sorte de second rôle, mais il reviendra sur le devant de la scène prochainement, et s’il apparaît au départ comme un pirate sanguinaire c’est tout simplement parce que nous ne le connaissons pas encore véritablement, c’est une appréciation extérieure. Bon, il y a trop de protagonistes pour que je m’attarde sur chacun d’entre eux à chaque acte. Par exemple, Cénile, qui était un peu passé à la trappe, reprend de l’importance dans le tome 7, et dans le tome 8 il sera au meilleur de sa forme.

La nature ouverte du récit vous fait-elle aborder chaque nouvel acte comme un enjeu particulier, tant du point de vue interne de votre création (travail sur vos propres codes), que d’un point de vue externe (travail formel sur le médium) ?

Le côté ouvert aux quatre vents de DCDC me permet d’expérimenter, alors que pour Garulfo le découpage longtemps prévu à l’avance m’interdisait une telle approche. A chaque fois que je démarre un nouvel album, je suis donc à l’affût pour faire quelque chose d’un peu relevé. (JPEG)Avant tout pour me faire plaisir, me mettre en danger en me plaçant devant un défi, pour ne pas tomber dans la routine. Il y a pas mal de gageures dans DCDC. Une de celles qui m’a le plus mobilisé c’est le découpage quasi-improvisé de la farce finale du tome 4, car je suis réellement parti sans filet ! J’avais annoncé la couleur quand Hermine dit : « il va falloir être drôle ! », mais j’avais une marge de manœuvre très réduite parce que Jean-Luc me talonnait au niveau des planches (une fois qu’une planche est finie, il est hors de question de la lui faire refaire), si bien qu’on travaillait quasiment en temps réel, et je peux vous dire que je me suis arraché les cheveux pour retomber sur mes pieds ! De manière générale, j’adore mettre en scène des actions parallèles dont le rythme va crescendo jusqu’à un final où tous les protagonistes se retrouvent dans un tableau collectif. Mais de telles scènes exigent beaucoup de cases et ne font guère avancer le récit. Par ailleurs, j’essaye toujours de développer une sorte de recherche un peu conceptuelle sur le médium. Par exemple, la grande digression de Sabado ; le lecteur ne s’attend pas forcément à être confronté en bande-dessinée à un personnage secondaire qui raconte l’histoire de sa vie, il peut trouver ça incongru... Mais les structures à tiroirs, l’histoire dans l’histoire, des personnages qui racontent des choses qui n’ont rien à voir avec l’intrigue principale, c’est un principe narratif qu’on retrouve souvent dans les romans du 17ème siècle ; on l’a déjà chez Cervantès par exemple. Et moi ça m’intéressait d’actualiser cette tradition. Toujours dans le tome 4, j’avais trouvé un gag rigolo avec les perroquets, mais en y réfléchissant, j’ai décidé de monter tout ça d’un cran en déclinant le comique de répétition non plus dans le seul dialogue, mais aussi dans le découpage, en créant une page-miroir, strictement identique jusque dans la composition des cases avec la page où se déroulent les événements que les perroquets miment. Bon, évidemment ça « crame » une planche... Le critère qui prime pour moi c’est la discrétion de la recherche formelle - des références aussi d’ailleurs - le propos n’étant pas de faire quelque chose d’ouvertement conceptuel. C’est pourquoi il y a certaines idées d’expérimentations auxquelles j’ai renoncées. Par exemple dans le tome 2, j’avais prévu une scène où les pirates cherchaient Eusèbe dans leur bateau, et je voulais faire une vue en coupe du galion, avec les différentes pièces. Je voulais jouer sur l’idée de la séparation des cases - car en bande-dessinée l’espace blanc entre les cases vaut comme un espace temporel - et mettre en place une séparation qui soit à la fois temporelle et géographique, c’est-à-dire que les bordures des cases correspondaient aux cloisons des différentes pièces, ce qui faisait que chaque case était une unité d’espace-temps. A partir de là, il y avait des raccourcis géographiques et temporels, avec l’utilisation de trappes d’une case à l’autre, qui jouaient avec le sens de lecture... C’était conceptuellement très riche, mais ça prenait une double-page ; ça aurait cassé le rythme, et ça se serait trop affiché comme un exercice de style gratuit. Dans le tome 6, il y a un exercice de style, mais qui est discret ; personne ne l’a relevé pour l’instant, tout du moins personne ne me l’a fait remarquer. Lorsque les héros arrivent en vue de la lune, que l’attraction s’inverse et qu’ils commencent à tomber, j’ai ordonné mon découpage selon une symétrie axiale centrée sur Eusèbe. Les deux strips de part et d’autre sont inversés, et ce qui est intéressant ici, c’est que même si on ne décèle pas cette figure de style, j’espère que le lecteur ressent la sensation de rotation liée à la chute dont il est question dans le récit. Ici la forme sert le fond de manière pertinente je crois.

Lors du long discours de Sabado, tome 4, vous ne faites jamais de cases de représentation mentale. Serait-ce incohérent dans De Cape et de Crocs ?

La logique théâtrale de DCDC impose des contraintes : elle m’interdit par exemple l’usage de flashes-back et de « bulles de pensée ». Si je me permets quelques entorses cinématographiques (travellings, visions subjectives), j’essaie de rester fidèle à une certaine cohérence dans l’utilisation des outils narratifs. De même, nous restreignons au maximum l’usage des codes graphiques figurant les émotions (gouttes de sueur, spirales au dessus de la tête, etc.), préférant nous reposer sur le « jeu d’acteur » des personnages. Cela crée parfois de sérieuses difficultés, notamment avec des personnages comme celui du caillou qui n’a pas d’yeux, pas de bouche, pas de bras, et un jeu très intériorisé !

Pourquoi avez-vous cessé dès le tome 3 d’identifier différemment les alexandrins (longueur du vers respecté, phylactères rectangulaires) ?

L’alexandrin pose problème, parce que douze pieds c’est tout de même très long. Désormais je le coupe à l’hémistiche par souci de dynamisme dans la composition des cases, mais aussi pour avoir la possibilité d’écrire de vrais dialogues rimés. Les vers sont moins déclamés et plus intégrés à l’action. Cela me donne la possibilité de fluidifier les combats notamment. Par exemple, dans le tome 3 quand Armand se bat contre les pirates, il termine par un « quand claquera sur vous la porte des enfers ! », qui trouve son écho visuel dans la trappe de la cale se refermant sur les pirates. Cela ne serait pas possible avec des phylactères rectangulaires, statiques et déclamatoires où les vers ne seraient pas dissociés. C’est seulement dans un second temps que je me suis aperçu que la frontière entre prose et poésie s’estompait, les bulles normales ayant tendance à rendre les alexandrins moins identifiables. Mais cela ne me dérange pas, bien au contraire : je me réjouis à l’idée du lecteur qui découvre lors d’une deuxième lecture un alexandrin qui lui avait échappé à la première.

Il y a quelque chose de particulièrement unique dans De Cape et de Crocs, c’est l’utilisation ludique des pages de garde. Chez vous, c’est un véritable prolongement de la fiction. Le plaisir des cartes, des toponymes, crée un horizon fantasmatique pour le lecteur. Comment vous est venu cette idée de modifier les pages de garde à chaque nouveau tome ?

Eh bien depuis le début il était prévu de faire des cartes différentes (dans le tome 4, ça ne change pas pour la simple et bonne raison que les personnages s’attardent sur l’archipel - les Sélénites devaient initialement partir à la fin de ce tome). Je place dans ces cartes des idées tirées de mes notes, que le caractère improvisé du récit ne me permettra pas forcément d’utiliser. Elles sont là au cas où... Et même si je ne parviens pas à développer ces idées, elles ont l’avantage d’élargir l’univers de la série en prolongeant « hors-champ » le monde dans lequel évoluent les héros. Par exemple, dans la carte du royaume de la Lune, il y a plusieurs toponymes qui ne peuvent être actuellement compris, mais qui prendront tout leur sens dans le tome 7... Les cartes ajoutent à la cohérence, à la crédibilité de l’univers. Une façon de dire : « ce que nous vous racontons-là est vraiment arrivé... quelque part. » Cette approche n’est pas le propre de Tolkien ; dans les premières éditions de l’Utopia de Thomas More, il y a une carte de l’île d’Utopie par exemple. Plus spécifiquement, les cartes sont une manière de ne pas rompre avec l’imaginaire du récit de piraterie, en perpétuant le versant maritime, ici bien sûr transposé avec les bateaux à roues.

Théâtre, littérature, science, musique, vous semblez vouloir aussi y totaliser les arts...

Le croquis de Bombastus à la manière de Léonard de Vinci, dans les pages de garde du tome 5, est là pour évoquer le souci d’universalité propre aux humanistes de l’époque. DCDC baigne de toute façon dans la transversalité culturelle : on y trouve des références « nobles », théâtrales, picturales ou littéraires, qui côtoient des clins d’œil au « vulgaire », cinéma, BD... et même jeux vidéos !

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Le travail de scénariste de Jean-Luc Masbou sur L’Ombre de l’échafaud, a-t-il modifié d’une quelconque manière votre façon de collaborer ?

Non, ça n’a pas changé notre collaboration, si ce n’est que ça la fluidifie encore un peu plus. En tant que scénaristes, Jean-Luc et moi travaillons de la même manière : il fournit à Cerqueira des découpages graphiques assez poussés, comme ceux que je lui fais parvenir. Il comprend donc mieux certaines de mes exigences... et voit aussi mieux lorsque j’outrepasse mes fonctions !

Les changements de technique graphique marquent-ils une volonté scénaristique ?

Non. Jean-Luc réagit à mes indications par la technique qui lui paraît la plus appropriée. Par exemple, si je lui dis que je veux un « ciel délavé » pour telle scène, un traitement aquarellé s’imposera de lui-même. Par ailleurs, il ne travaille pas les scènes de jour et de nuit de la même façon ; de nuit il va travailler en épaisseur. Il lui arrive aussi de s’amuser à imiter le style d’un peintre en rapport avec l’ambiance, comme dans les scènes vénitiennes du tome 3 qu’il a choisi de traiter à la manière de Félix Ziem et William Turner.

Vous intervenez quand même dans la mise en couleurs ?

Là encore, les changements d’ambiance doivent servir le récit. C’est pourquoi je lui indique de temps en temps des sortes de didascalies. Par exemple, pour les teintes rouge monochrome de la course-poursuite avant l’envol des Sélénites, tome 5, je lui ai demandé de me faire une « ambiance sous-marin », tout comme pour l’ambiance verte de la salle de contrôle du parlement sélénite, tome 6. Dans ce même album, pour le carnaval, je lui ai demandé des teintes infernales, et quand Eusèbe rencontre le caillou, je lui ai demandé une ambiance « à la Alien ». Après, c’est Jean-Luc qui va chercher dans sa palette, et choisir ou non d’encrer la case. En dehors de ces indications narratives, je ne me permettrais en aucun cas de lui suggérer quoi que ce soit : Jean-luc possède une maîtrise de la couleur qui me dépasse complètement ! Je suis souvent surpris par le résultat final : il ose parfois des teintes très inattendues, mais qui fonctionnent et finissent invariablement par me séduire. Ses couleurs ont un je-ne-sais-quoi de magique, un pouvoir d’attraction très fort, et j’ai toujours beaucoup de plaisir à découvrir ses planches originales. Jean-Luc travaille en couleurs directes, à l’acrylique, et même si la reproduction dans les albums est en général très fidèle, elle trahit toujours un peu la magnificence de ses originaux.

Depuis le tome 4, vous semblez par moment vouloir densifier la narration avec des planches aux cases nombreuses...

Oui, là on en revient au sempiternel problème du format de 46 planches, vieux standard franco-belge qui commence à dater mais que l’industrie de la BD fait perdurer. Du temps de Charlier, on pouvait se permettre d’avoir des planches avec des petites cases et d’énormes pavés de texte. Aujourd’hui les lecteurs ne le supporteraient pas. Les dessinateurs non plus ! Sur le cinquième Garulfo, Bruno Maïorana s’était plaint du trop grand nombre de cases. J’étais allé jusqu’à découper des planches en 17 vignettes ! Depuis, je me suis fixé une limite de douze cases par page. Au delà, la planche est saturée. Si ça ne rentre pas en douze, je simplifie l’action ou en reporte une partie sur la page suivante. En BD, on est constamment soumis à une contrainte spatiale que connaissent peu les autres formes d’art narratif. Texte et dessin doivent rentrer dans une case qui doit rentrer dans la page qui doit rentrer dans l’album... On est obligé d’aller à l’essentiel. Mais qu’est-ce qui est essentiel ? L’action ? L’ambiance ? La psychologie ?... Je suis constamment confronté à des choix cornéliens ! Mangas et romans graphiques, avec leur pagination libre, offrent plus de liberté ; mais DCDC, avec son dessin « à grand spectacle » serait irréalisable dans de tels formats, pour des raisons éditoriales d’une part, mais surtout à cause de la vitesse d’exécution des planches. Nous mettons en moyenne un an et demi pour réaliser un album de 46 pages. Il y aurait bien sûr la possibilité d’augmenter légèrement la pagination, jusqu’à 54 pages - un cahier d’impression supplémentaire. Pour ce genre de choses, les éditeurs se font tirer l’oreille sur des premiers albums. Après, sur des séries qui marchent, ils acceptent plus facilement - sur le dernier Garulfo, j’ai « gratté » deux pages -, seulement le problème c’est qu’à partir du moment où on est entré dans une logique rythmique, tout particulièrement dans une série feuilletonesque comme DCDC, il est problématique de sortir de ce cadre. Parce que 54 pages, ça casse le tempo des albums, tant dans la narration que dans la parution (les huit pages supplémentaires, il faut les faire !). C’est à cause de cette contrainte du manque de place, que je dois toujours jongler, me dépasser pour finir en beauté un album, et c’est finalement très stimulant.

Le tome 5 et ses fins à répétition n’est-il pas dès lors un exemple de jonglerie qui tourne mal ?

Personnellement, je trouvais assez amusant et inattendu de faire une fin au milieu de l’album. Et puis il aurait été pour le coup malhonnête d’allonger la sauce sous le simple prétexte de faire coïncider la fin du tome avec le départ des Sélénites, non ?!

De manière générale, on constate que les méchants sont toujours punis dans vos œuvres (voir le discours édifiant du grand veneur juste avant de se faire prendre dans le piège à loup, tome 2 de Garulfo). Est-ce une morale personnelle que de faire de la BD optimiste ?

Oui, d’une certaine manière. On pourrait me reprocher de sombrer dans la facilité en adoptant un ton consensuel, « bien-pensant ». On m’a dit une fois qu’en essayant de faire avec Garulfo un Candide contemporain, j’enfonçais des portes ouvertes. Ouvertes ? On est en droit de se le demander lorsqu’on entend par exemple le discours des thuriféraires du libéralisme économique : « Le Marché est bon, laissons faire le Marché et tout sera pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles » ; maître Pangloss n’est pas mort ! De même, le message humaniste de DCDC n’est peut-être pas si consensuel qu’il y parait : de nombreuses BD véhiculent - parfois sous une forme novatrice qui ne le laisserait pas supposer a priori - un propos extrêmement réactionnaire. Garulfo et DCDC ne sont pas ce qu’on pourrait appeler des BD « à message » : ce sont d’honnêtes divertissements. Honnêtes à tous les sens du terme, y compris dans le reflet de mes convictions.(JPEG)

Contrairement à un auteur comme David B. chez qui la référence livresque vient au premier plan, vous semblez vouloir faire passer « en contrebande » si j’ose dire, des éléments de culture classique auprès d’un public plus ou moins jeune, qui n’a pas forcément fait ses humanités, et ne les fera peut-être jamais. C’est une démarche importante pour vous ?

Paradoxalement, DCDC est un récit où l’imaginaire du lecteur est finalement très encadré par le découpage. Je ne joue pas sur le registre du non-dit car ce n’est pas dans la logique de l’aventure que j’ai mise en place. Par contre, s’il est un point sur lequel le lecteur n’est pas pris par la main, c’est bien face aux références précises et au vocabulaire spécifique, parfois un peu ardu, dont j’émaille ma narration. Ces références, placées de manière à ne pas gêner le cours du récit, ne sont jamais contextualisées car je me refuse au didactisme des notes de bas de page. D’ailleurs je pense avoir été très clair avec ça ; dans le tome 2, quand les héros se barricadent dans la cambuse, Armand utilise le terme Limes dans sa tirade, et Eusèbe lui demande ce que ça veut dire. Là je fais dire au renard « prononcez limès, Eusèbe », sans qu’il lui donne la réponse pour autant. C’est évidemment une invitation transparente faite au lecteur pour qu’il aille de lui-même ouvrir un dictionnaire. D’une certaine manière, je fais de la vulgarisation, en essayant de susciter l’envie de la découverte. Ce n’est pas nouveau ; il y a un gars du 16ème siècle, qui s’appelle Rabelais et qui parle de géants qui pètent, ce qui ne l’empêche pas de railler les dogmes et les superstitions, et de donner accès au plus grand nombre, de manière ludique, à la culture savante de son époque.

Justement, lors de la gigantomachie carnavalesque, tome 6, l’influence de Rabelais est d’évidence avec le « Fais ce que voudras » gravé sur l’andouille géante. Qu’allez-vous puiser chez cet auteur ?

La figure du géant rabelaisien est indissociable du carnaval, ce qui souligne le comique subversif - et là encore, toujours d’actualité - de l’auteur. Lors du carnaval sélénite, le colosse qu’affronte à coups d’andouille le géant gargantuesque n’est autre que le Léviathan de Hobbes (son aspect évoque la gravure qui figure au frontispice de la première édition de cet ouvrage). Hobbes, comme Platon, More ou Campanella, propose un système qui cherche à imposer le bonheur aux gens et porte en lui les germes du totalitarisme. Rabelais, lui, brosse dans son Abbaye de Thélème une utopie beaucoup plus sympathique : un monde où des gens éduqués, responsables et respectueux d’autrui n’ont d’autre consigne que de faire ce qu’ils veulent !

Scarron ne serait-il pas aussi une de vos influences souterraines (notamment au niveau du mélange des registres humoristiques) ?

Scarron fait partie du corpus 17ème dans lequel je puise mon inspiration. Don Lope a certainement croisé en Espagne l’hidalgo de la Précaution inutile...

De cape et de crocs, par son apologie de la curiosité intellectuelle, pourrait donc être caractérisée comme une BD d’honnête homme ?

Oui, au sens 18ème du terme. Au 17ème, l’honnête homme c’est celui qui doit savoir danser, converser, être élégant, spirituel, mais ce côté brillant ne vise qu’à épater la galerie. C’est un mondain, qui n’est pas tout à fait le libertin libre-penseur, et pas encore le philosophe des Lumières. Mais la notion évolue à la fin du 17ème. Ce siècle est un siècle bigarré, fait de diversité ; c’est ce que j’ai voulu retranscrire dans DCDC.

Et quels sont vos projets ?

Jean-Luc a déjà bien avancé sur le tome 7 de DCDC, dont je suis en train de terminer le scénario. Garulfo est bel est bien fini, puisque j’ai entamé une nouvelle série avec Bruno Maïorana : une histoire de vampires qui se déroule dans l’Angleterre victorienne. Je me suis aussi remis au dessin sur un vieux projet : une BD d’heroic fantasy décalée, une sorte de road movie médiéval. Ce récit devrait être moins structuré, plus ouvert que mes autres scénarios, mais j’y procéderai, comme avec Garulfo pour le conte de fées, à un dynamitage de genre. Un dynamitage respectueux.

Un grand merci à vous Alain Ayroles.

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Merci à Matthieu-Paul Ergo pour ses suggestions lors de l’élaboration de l’entretien.


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par Alaric P.
Article mis en ligne le 12 juin 2005