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Entretien avec Christophe Blain

A propos d’Isaac le Pirate

Avec La Capitale, quatrième tome d’Isaac le pirate, on assiste à une concentration du propos de Christophe Blain : les thèmes s’élargissent et se clarifient. Une bonne occasion pour rencontrer l’auteur, et tenter d’en savoir plus...


Ce qui frappe d’abord dans Isaac le pirate, c’est la mobilité de la narration, qui ne s’interdit aucune bifurcation...

L’inattendu c’est tout à fait ce que j’aime dans les histoires. Intuitivement j’ai intégré ça dans ma façon de raconter mes propres histoires.

Comment procédez-vous techniquement ? Partez-vous d’un canevas très précis ou êtes-vous dans une logique d’improvisation ?

C’est un dosage des deux. Certaines situations sont prévues assez longtemps à l’avance, mais il y a aussi des évènements qui sont de véritables surprises pour moi. Les choses que j’ai prévues depuis un certain temps, parfois je les abandonne parce qu’elles ne me plaisent plus, parce que j’en ai marre, je connais trop l’histoire en fait. Je sais globalement où je veux en venir, j’ai l’intuition du chemin que je vais suivre, mais surtout pas de certitudes sur ce que je vais raconter ! Le plus agréable c’est vraiment quand je me surprends et que j’y crois : là je suis ravi ! D’autant plus qu’il y a des chances pour que ça surprenne aussi le lecteur. En fait, la trame je ne la connais pas, je la découvre et c’est ça qui me passionne. Et puis j’essaie de ne pas trop penser au fonctionnement de tout ça, pour me laisser plus de liberté justement.

Vous ne vous dites donc jamais « tiens, le lecteur va s’attendre à ça, prenons-en le contre-pied » ? Par exemple dans la présentation un brin démystificatrice de la piraterie ?

Au départ, j’avais prévu de faire ce bouquin pour dessiner des scènes d’abordage, c’était ma première idée. Puis je me suis aperçu en fait que j’avais envie d’explorer autre chose. Bon, je me suis quand même octroyé des scènes spectaculaires qui m’ont amusé ; j’aime manœuvrer dans un cadre épique et y intégrer de l’intimité... C’est pas seulement pour surprendre le lecteur, c’est aussi pour m’étonner moi-même. Si j’ai un scénario cadenassé, que je n’ai plus qu’à remplir des cases, ça ne m’intrigue plus. D’ailleurs, quand on a du mal à écrire une scène qu’on trouvait bien depuis longtemps, c’est qu’en fait elle ne nous intéresse pas. Dans ces cas là on raconte autre chose et on s’aperçoit que ce qu’on avait projeté, on l’oublie très vite.

Qu’est-ce qui vous guide dans l’improvisation alors ? Ce sont les caractères des personnages ?

Oui, ça fait partie des choses qui me guident. En même temps, les personnages, je les amène à vivre un certain nombre d’expériences mais parfois c’est le contraire ! Bon, c’est toujours moi qui dirige, mais certaines de leur motivations me sont parfois obscures. C’est après coup qu’on se persuade que tout est prévu, on dégage une logique d’ensemble.

Vous avez l’impression que vos personnages ont une vie propre ?

La chose la plus exaltante quand on est auteur, c’est d’arriver à cet espèce de paradoxe qui est très difficile à expliquer : quand les personnages prennent leur autonomie, c’est-à-dire qu’au bout d’un moment, vous ne vous posez plus vraiment la question de leurs motivations, vous avez l’impression que ça se déroule devant vous. J’aime retrouver cette excitation... Parfois ils me font rire ! Isaac me fait vraiment rire. Parfois je suis d’accord avec lui, d’autres fois, non. Voilà, c’est ça que je recherche. Et je trouve fascinant le fait qu’il y ait chez mon personnage principal un tas de choses qui m’échappent.

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Un autre élément qui frappe dans la série c’est l’importance du sexe. Ce mélange du désir de créer et du désir sexuel chez Isaac, c’est une philosophie de vie - la bohême - ou la poursuite d’une chimère ?

Je n’apporterai pas de réponse à ça. Effectivement c’est une des questions auxquelles se trouve confronté Isaac, mais si je compte donner des éléments de réponse, ce sera par la suite. Donc patience...

Dans le tome 3, à travers l’amitié de Jacques et Isaac, vous sembliez suggérer une connivence entre les êtres de la marge (l’artiste et l’individu louche). Ce thème est mis en avant dans le tome 4, notamment à travers les propos à la fois aveuglés (p. 16) et lucides (p. 38) du père d’Isaac, mais aussi et bien sûr par les nouvelles fréquentations du peintre, et sa nouvelle tendance à la cleptomanie. Ce qui nous interroge, c’est qu’Isaac ne semble pas se positionner moralement face aux actes très contestables de ses fréquentations (quand il découvre que Jacques a torturé Daillousse, t. 3, ou lorsqu’il participe au règlement de compte dans la crypte, t. 4)...

Ah, cette question de la violence m’importe, mais c’est une chose que je ne conceptualise pas trop au préalable... Cela affleure naturellement. En fait, je ne vois pas tellement comment Isaac pourrait échapper à cette question là, en vivant les aventures qui sont les siennes, avec les gens qu’il côtoie. Je me demande comment il va réagir, et parfois je me surprends moi même avec ses réactions. En l’occurrence, ça ne lui pose aucun problème moral de voir que Jacques a brisé les doigts de Daillousse, qui est quand même un abominable salaud. Et puis Jacques et lui sont alors en situation de survie. C’est ambigu. Voilà. Isaac me surprend. Je suis pas toujours d’accord avec lui. Pour le reste, je m’interroge sur les conditions de vie des gangsters du XVIIIème siècle, peu importe que ce soit véridique ou pas.

(JPEG)Vous avez fait de même avec les pirates en questionnant la réalité de leur "métier".

Oui, parce que j’aime bien cet aspect des choses... J’aime bien les gens qui ont une compétence particulière. Le geste artisanal, ça m’a toujours un peu fasciné, et d’ailleurs dans le tome 4 je mets en avant le métier de charpentier de Jacques. Quand j’étais au pôle sud, en Antarctique pour mes reportages, ou quand j’étais avec les marins, je leur posais énormément de questions. Je suis fasciné par les gens qui ne font pas le même métier que moi. Je me pose beaucoup de questions très curieuses sur la façon dont ils procèdent pour faire ce qu’ils ont à faire. Comment un type devant son ordinateur peut-il arriver à faire un programme ? Comment peut-on trier le courrier aussi rapidement pour le distribuer quand on est facteur ? Comment peut-on piloter un avion ? C’est hallucinant ! Quand je vois quelqu’un faire quelque chose que je ne sais pas faire, cela me paraît un peu magique, ça a un côté tour de passe-passe.

Dans le tome 4, on commence à se dire qu’Isaac est peut-être quelqu’un d’un peu faible ; il se laisse entraîner (l’effet comique p. 31-32)...

Peut-être bien, oui... L’histoire est en cours, je ne peux pas en parler. Par contre, je suis très intéressé, sincèrement, par l’interprétation que vous faites. Les questions que vous vous posez, c’est ce que j’aime provoquer chez le lecteur, spontanément.

Vous semblez vouloir insister sur la judaïté d’Isaac. Si l’on se réfère à une interview que vous avez donnée pour BdParadisio (où vous parliez de votre influence mutuelle avec Joann Sfar), peut-on y voir un clin d’œil à Joann, dans l’oeuvre duquel la judaïté joue un rôle non négligeable ?

Et bien oui, au départ c’était un peu une boutade de ma part. J’ai créé un personnage qui lui ressemblait un petit peu, et qui s’en est écarté immédiatement. Isaac n’est pas du tout Joann, et pas plus une transcription romanesque d’une personne de mon entourage. Je ne sais pas vraiment qui est Isaac... Mes personnages sont plus ou moins imprégnés des gens que j’ai pu rencontrer à droite et à gauche. Par exemple, quand j’ai fait Le réducteur de vitesse, beaucoup de personnages ont été inspirés par de vraies personnes, tandis que d’autres étaient carrément des concepts à qui je donnais plus ou moins de personnalité. Et puis il y avait les individus qui n’avaient rien à voir avec la marine, que j’ai fait agir comme je les ai vu faire dans des circonstances très différentes. J’ai mis mon voisin du dessous par exemple, qui est tapissier. Je lui ai fais jouer un rôle très important dans le sous-marin, parce qu’il s’intégrait bien dans cet univers là. Si les personnages secondaires ont tendance à être des modèles assez définis, pour les personnages principaux, dont les motivations doivent être plus précises, c’est forcément plus complexe. Je vais leur donner à la fois un peu de ma personnalité, des emprunts à des gens que je connais ou que j’ai pu observer, et des traits qui me sont complètement étrangers. Je pense que c’est la façon de procéder des gens qui écrivent des histoires. La création de personnage c’est quelque chose d’assez captivant...

Mais tout de même, dans le nouvel album vous mettez des bulles en hébreu. N’est-ce vraiment qu’une boutade ?

Non, il y a là quelque chose... En fait, sans que j’aie vraiment réussi à me l’expliquer, je me suis rendu compte que j’étais atteint d’une espèce de... sémitisme littéraire ! Parmi les artistes que j’aime le plus, il se trouve qu’il y a énormément d’auteurs juifs. Woody Allen ou Ernst Lubitsch par exemple. En littérature, Philip Roth, Albert Cohen, ou Isaac Bashevis Singer sont des auteurs dont les histoires m’ont à chaque fois énormément marqué. Je me retrouve dans le style de Lubitsch. Quand je vois un film de Woody Allen, je trouve ça vraiment irrésistible...

Y a t’il un changement de perspective entre le premier cycle et le second, avec la fin des aventures maritimes ?

Ah non, il n’y a pas de cycle ! Pour moi c’est la même histoire. Dargaud a cru bon de présenter ça comme un cycle tout simplement parce qu’il y a eu un temps d’arrêt entre le troisième et le quatrième album, mais pour moi le récit ne s’est jamais conclu. En fait, les circonstances ont fait que j’ai produit le quatrième album moins vite que les autres. Entre temps j’ai évolué, et inévitablement j’ai envie d’amener de nouvelles choses. Alors oui, j’ai mis de côté les aventures de pirates... mais pas complètement finalement. Jacques est toujours caractérisé comme ça. J’y reviens à travers le récit de son passé, mais aussi par la façon dont les voleurs le perçoivent. Mais la notion de cycle, propre à la BD, je m’en fous !

Dans le tome 4, à propos du long flash-back de Jacques, vous donnez d’abord toute son importance au texte (qui excède en information ce qui est montré) puis à l’image (disparition de tout texte). Que vouliez-vous exprimer par ce procédé ?

Je fais raconter des histoires par mes personnages, et je choisis de montrer ce qu’ils racontent : c’est beaucoup plus vivant et ça permet plusieurs niveaux de lecture. Est-ce que ce qu’on voit est le souvenir qu’ils en ont ? Est-ce que c’est ce qu’ils veulent faire passer à leurs copains ? Ou est-ce que ce sont ce que leurs copains ont dans la tête ? Jacques est-il objectif ? Il a emporté ses auditeurs dans son histoire et finalement il n’y a plus besoin de l’entendre parler. L’image suffit. Eventuellement on peut dire que Jacques devient plus allusif aussi. Je pourrais en dire plus, mais je n’ai pas envie, je trouve intéressant de ménager un mystère entre le premier degré de mon intention et la réception du lecteur.

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Dans le tome 4, quand Isaac montre ses travaux au salon (p. 24), est-ce une mise en abyme ironique de la réception de votre série (notamment les petites réticences au niveau du dessin) ?

Non, parce que je suis assez déconnecté de ce genre de trucs. C’est plus lié à d’autres souvenirs personnels, qui n’ont pas trait au milieu de la bande-dessinée. C’est plutôt un mélange de profs, entre autres...

Savez-vous déjà combien de tomes fera la série ?

Vous verrez bien ! Vis-à-vis du lecteur, je crois que c’est mieux de pas trop en dire, ne pas réduire les possibilités de lecture. Peut-être que j’en parlerais plus facilement si la série était terminée, et si elle se vendait à plusieurs centaines de millions d’exemplaires (rires) !

Quels sont vos projets ?

Actuellement, le tome 2 de Socrate le demi-chien, que je réalise avec Joann, ce qui est encore très différent, et puis le tome 5 d’Isaac bien sûr ! Là je suis assez mobilisé sur la série, je me suis bien remis dedans avec le tome 4, et j’ai envie de savoir ce qui va se passer ! Je peux même vous dire que j’en suis à la page 25 du tome 5. Voilà, je trouve pas ça très agréable pour le lecteur de devoir attendre entre les albums. J’espère vraiment le finir au plus tôt.

Un grand merci à vous Christophe Blain.


Vous pouvez lire une critique analytique des trois premiers tomes d’Isaac le pirate ici-même

Et commenter cet entretien sur le forum consacré à Christophe Blain


Le site général des éditions Dargaud

Le site dédié à la collection Poisson-pilote, destinée à faire la jonction entre la Bd d’auteur et le grand-public.

Le site officieux de Christophe Blain. Un peu chiche en contenu, il ne semble pas être remis régulièrement à jour.

Retranscription : Morgane Perrolier

par Alaric P.
Article mis en ligne le 3 juillet 2004