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Garulfo

Analyse d’une réussite indubitable

Batracien et ambitieux, Garulfo rêve de devenir humain. Excédé par sa condition de grenouille, il décide un jour de prendre les choses en main et de trouver quelque fée qui exaucera ses vœux. Mais, c’est une sorcière qu’il rencontre et une fois humain, le rêve vire bien vite au cauchemar. Sa candeur et sa croyance en la bonté de l’homme l’amènent en effet à nombre de désillusions et il n’aspire bientôt plus qu’à retrouver son apparence initiale.


(JPEG)On l’aura deviné, Garulfo est un conte de fée où se retrouvent les désormais si rares preux, princesses, chevaliers noirs, dragons, ogres, sorcières, chats bottés, poucets... Mais Garulfo, c’est aussi un conte philosophique, puisqu’il pose de nombreuses questions, sans forcément y apporter de trop dogmatiques réponses. Toujours joyeux, mais parfois cynique, l’univers de la série a su conquérir de nombreux lecteurs qui lui ont fait une place à part dans leur bibliothèque. Le succès est en effet au rendez-vous depuis le début et le moins qu’on puisse dire est qu’il est très largement mérité pour ce mélange habile d’humour, d’aventures, de philosophie et d’humanité.

Conte et merveilleux se croisent dans cette excellente série pour un résultat tout à fait détonnant ; à croire que trois bonnes fées se sont penchées sur les plumes de ses créateurs, Alain Ayroles, scénariste de la toute aussi excellente série De Cape et de Crocs, le dessinateur Bruno Maïorana et le coloriste Thierry Leprévost. Initialement, Garulfo est une courte histoire en deux tomes, De Mares en Châteaux, paru en janvier 1995 dans la collection Terres de Légendes, chez Delcourt, et De Mal en Pis, sorti avril 1996. Toutefois, le succès des deux premiers volumes et l’envie des auteurs de continuer leur collaboration ont donné naissance à un second cycle. On aurait alors pu craindre une reprise artificielle du scénario dans le troisième volume, mais c’est une véritable trouvaille narrative, parfaitement cohérente, qui relance les aventures du sympathique Garulfo, dans Le Prince aux deux visages, en mai 1997. Suivent L’Ogre aux yeux de cristal, en septembre 1998 et Preux et Prouesses, en janvier 2000. La série vient de trouver une fin, définitive semble-t-il, avec La Belle et les Bêtes, sorti en juin 2002.

Le scénario, une fantaisie contrôlée

Qu’on évoque De Cape et de Crocs ou Garulfo, c’est à un scénario exceptionnel qu’il faut s’attendre et derrière ces scénarii, un seul homme, Alain Ayroles. S’inspirant des frères Grimm ou de Charles Perrault, celui qui est décidément un des meilleurs scénaristes actuels construit dans Garulfo une histoire qui tient du conte de fée mais sait aussi parfois s’en détacher avec bonheur. Ayroles part d’une construction très carrée et se sert d’une trame détaillée ; le conte, genre qui nécessite une mécanique bien rôdée, n’en est que mieux servi et Ayroles confie ses « satisfactions d’horloger ravi. » Toutefois, il sait également laisser son histoire reprendre son souffle et permettre ainsi à l’univers de prendre de la profondeur, à la psychologie des personnages de s’étoffer et à Maïorana de dessiner des cases moins touffues et plus à sa convenance. C’est donc avec brio qu’Alain Ayroles s’approprie le genre du conte, classique s’il en est, pour construire une histoire originale et drôle. Cependant cette appropriation va au-delà de l’envie de l’auteur de construire une histoire dans un univers féerique proche des contes traditionnels. Il y a, comme dans le cas du théâtre ou de l’histoire pour De Cape et de Crocs, une véritable mise en abîme du conte qui est univers, trame et prétexte de l’histoire, mais aussi ressort dramatique ; ainsi, dès le début, Garulfo cherche à devenir homme car il a entendu de la bouche de la duègne d’Héphylie quelque récit où une jeune fille transforme une grenouille en prince charmant en lui déposant un baiser sur les lèvres.

(JPEG)(JPEG)A la différence de séries qui sont encore en cours et pour lesquelles l’analyse du scénario peut parfois tourner aux supputations, Garulfo est désormais terminé et forme un ensemble cohérent sur lequel il est possible de porter un regard global. Les deux premiers tomes forment un petit conte qui fonctionne de manière indépendante et contient en germe tout ce qui sera développé dans les quatre volumes suivants. La narration y est vive et pleine de fraîcheur, jouant sur les attentes du lecteur en rapport avec les ficelles attendues dans un conte. Le découpage des scènes est particulièrement réussi et Ayroles joue en permanence sur les craintes du lecteur devant les dangers qui menacent Garulfo... Il ne se prive pas de laisser ses héros dans une fâcheuse posture et le lecteur dans une insoutenable attente pour passer à une autre partie du récit. C’est qu’il est passé maître dans l’art de l’imbroglio des fils narratifs (l’énigmatique planche 1 du tome 2 qui ne prend sens qu’à la fin de l’album). Ensuite, la véritable trouvaille du troisième tome permet un redémarrage logique de l’histoire. Garulfo et Héphylie voient leur destin se croiser à nouveau autour d’un nouveau venu, le prince Romulad, cynique, manipulateur méprisant, acerbe, en un mot l’antithèse de Garulfo avec qui pourtant, il partage bien plus qu’un voyage. Dans L’Ogre aux yeux de cristal, le volume suivant, Ayroles rompt avec les rencontres entre Héphylie et Garulfo, toujours sources de rire pour introduire deux nouveaux personnages, l’Ogre et Bernardeau, petit lutin cher au public, mais aussi pour mieux installer le duo Romuald-Garulfo. En outre, la poésie introduite par la relation entre la frêle Héphylie et l’Ogre peut satisfaire l’âme du conteur. Face à cette profusion de nouveautés, le tome suivant est plus discret, puisqu’il se situe dans la lignée des précédents. Il en est en quelque sorte le point d’aboutissement de nombre de fils narratifs. Il y a moins de révélations, mais l’absence de surprise n’est qu’apparente. Ayroles se sert du tournoi, proclamé depuis trois tomes, pour jouer sur les attentes du lecteur dans son déroulement. Le lecteur anticipe la victoire de Garulfo, ou tout du moins à une sortie honorable, mais Ayroles créé une narration jubilatoire autour des moyens qui amèneront à cette conclusion attendue. Enfin, le dernier tome clôt en beauté, comme il se doit, la série des Garulfo. Ayroles sacrifie à la happy-end traditionnelle où tous les personnages se retrouvent dans un seul lieu pour que tout s’arrange. Tout cela se termine donc par un mariage et quelques petites naissances. Mais, même si Ayroles, en choisissant le conte de fée, s’était ménagé cette porte de sortie toute trouvée avec une fin heureuse quasi-obligée, la réussite est encore une fois au- rendez-vous.

Le principe de base de l’histoire (le conte de fée) permet une réflexion sur l’homme et le monde qui rappelle les contes voltairiens. En effet, la découverte de la société par une grenouille et toute la naïveté qui est la sienne sont exploitées de manière très fine dans la perspective d’une réflexion sur la place de chacun dans une société violente et pervertie, sur les raisons qui poussent l’homme à continuer à vivre... Toutefois, le côté moral et réflexif ne prend jamais le dessus et toujours l’humour garde sa place. Dans le deuxième cycle, après que Garulfo a été dégoûté de l’humanité et des vices qui la corrompent depuis des siècles, il est condamné à subir une nouvelle fois l’expérience, mais cette fois en tandem avec un humain qui a pris sa place dans son corps de batracien. Les deux personnages, grenouille et homme, se complètent et leur compréhension du monde, radicalement différente, s’enrichit l’une de l’autre. La critique des hommes, de leurs vices, la découverte candide d’un monde peu reluisant, tout rappelle bel et bien, mais sans prétention, Voltaire et l’humanisme des Lumières.

Toutefois, malgré les difficultés, ses illusions perdues et les personnages immoraux auxquels il est confronté, Garuflo ne se départit jamais de son optimisme. L’univers de la série est pourtant dur, puisqu’on y meurt vraiment, ce qui donne quelques partis pris osés comme la mort violente du canard Fulbert qu’on retrouve sur un plat. Cependant, si Garulfo ne manque pas de personnages violents et négatifs comme la sorcière aigrie et misanthrope, ce n’est pas un conte désabusé. Le récit reste toujours joyeux et les désillusions ne sont là que pour amener les héros vers le bonheur, les personnages négatifs servent à équilibrer l’optimisme à tout crin du héros éponyme de la série. En outre, la happy-end - justifiée par le parti pris du conte de fée - clôt l’ensemble sur une note optimiste, ce qui permet de garder l’histoire dans l’optique qui a toujours été la sienne, entre humour et gravité.

On l’a dit à plusieurs reprises, l’humour et le côté joyeux sont le pendant du conte philosophique. La magie propre à l’univers des contes de fée joue pour une bonne part dans la lumière qui éclaire toute l’histoire, à commencer par le personnage de Garulfo. Les codes du conte de fée qu’Ayroles reprend à son compte sont parfois détournés pour créer le rire. Cependant l’humour ne tourne jamais à la parodie. Il ne s’agit pas pour Ayroles d’emprunter les ficelles du conte de fée, de la démonter et de s’en moquer. Sa reconstruction du genre est d’autant plus réussie qu’il le respecte suffisamment pour pouvoir s’en détacher par moments, mais aussi pour en garder la magie. Toutes les émotions sont donc présentes, du rire aux larmes. On touche ici à un des points forts d’Alain Ayroles, sa capacité à se servir de genres établis pour recréer un univers qui lui est propre tout en restant extrêmement logique dans chaque situation, chaque personnage, chaque ressort narratif. L’humour ne tranche jamais sur le sérieux des réflexions morales ou les rebondissements dramatiques. Ayroles réussit donc à créer un comique de situation ou de personnage parfaitement intégré à l’univers des contes de fée. On peut par exemple citer le caractère irascible de la grenouille à partir du tome 3 ou les préoccupations du roi quant au nombre de chevaliers présents à son tournoi, dans les tomes 5 et 6.

Le rire vient aussi très souvent des dialogues. Ces derniers sont la plupart du temps écrits dans un français littéraire, sont même parfois rimés, mais laissent également la place, de temps en temps, à des tirades décalées dans leur style de langue, leur vocabulaire ou leur contenu. Il convient donc de souligner les qualités de dialoguiste d’Alain Ayroles, qui jongle habilement avec les niveaux de langues en fonction de ses personnages, alternant la langue soutenue des protagonistes de haut rang et le langage parlé des paysans ou les éclats orduriers d’un personnage ou d’un autre. Chaque personnage acquiert de ce fait une personnalité propre au travers du jeu sur la langue.

Un des autres plaisirs qu’Ayroles se plaît aussi à créer chez le lecteur tient à son utilisation de références éclectiques. Les allusions au Petit Poucet ou au Chat Botté sont évidentes, mais il convient également de relever celles aux Monty Python, en particulier à leur Sacré Graal. Il n’a donc pas peur de « coucher avec toutes les Muses », ce qui lui permet de donner une fluidité particulière à son récit tout en provoquant un réel plaisir de reconnaissance chez le lecteur. Fluidité et allégresse du scénario viennent en grande partie de cet art du mélange.

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Dessins et couleurs, la symbiose entre le scénario et les illustrations

Dans Garulfo, une grande partie de ce qui vient d’être dit sur le scénario est également vrai pour le dessin et les couleurs. Ces deux derniers aspects sont particulièrement réussis en ce qu’eux aussi rendent parfaitement compte de l’ambiance conte de fée, servent à merveille l’humour des personnages et des situations... De manière générale le dessin est de très bonne qualité, toujours incisif, toujours précis et agréable. Maïorana varie beaucoup le contenu de ses cases ; certaines sont très touffues et complexes car capitales dans le déroulement de la narration tandis que d’autres sont plus légères et aérées, correspondant à des scènes de pause permettant de ne pas étouffer le lecteur. Ainsi le tome 5 contient une remarquable poursuite entre le lutin et un renard (planche 33). Or tout est réussi les scènes les plus chargées, comme les remarquables vues aériennes des villes ou des châteaux (planche 20 du tome 1) ou les scènes comportant un nombre incroyable de personnages (case 4 de la planche 5 du tome 5), mais aussi des scènes presque vides comme celles de l’ogre dans son château (planches 13 à 16 du tome 4), jusqu’à des scènes dont le dessin est très naïf de manière à renforcer certains effets narratifs ou comiques. C’est donc d’une réelle générosité graphique dont Maïorana sait fait preuve avec talent, dans ces six albums.(JPEG)

(JPEG)Non content d’être cet excellent dessinateur, Bruno Maïorana excelle également dans la mise en espace et en action de ses personnages. Il est certain que son expérience dans le dessin animé lui donne des atouts de poids dans cette partie de son travail. La moindre scène d’action, le moindre mouvement est pour lui l’occasion d’animer, au sens presque strict du terme, l’inertie du papier (les planches 26 à 29 dans le tome 6). De ce fait, chevaliers, ogres, joutes, courses-poursuites sont d’autant plus réussies et justifiées. Bref, la gestion des personnages et de leur environnement est des plus réussies, empruntant pour cela au cinéma ou à la photo avec effets de traveling, changements de plans... Cette maîtrise du mouvement se marie parfaitement avec le découpage très réussi qui ne cesse de jouer sur le suspens permanent. Les scènes sont nombreuses où le lecteur est tenu en haleine, au sein d’un album ou à la fin d’un tome, par une menace qui vient de surgir derrière nos héros.

Une autre réussite de Bruno Maïorana tient aux personnages. Garulfo tout d’abord, puis Romuald, sous leur apparence batracienne, sont des plus réussis. Le talent lui permet de donner vie et personnalité au travers de visages différents à une petite grenouille ; le défi était de taille ! Par ailleurs, aucun des personnages n’est épargné par les expressions et les déformations du visage que leur impose Maïorana, s’inspirant peut-être des cartoons américains. L’humour de Garulfo qui est en grande partie le fruit des dialogues d’Ayroles, tire du dessin une seconde force, celle du comique visuel, les deux se complétant à merveille.

Mais le dessin, s’il sait être drôle et cruel avec certains personnages et entraîner ces derniers dans des scènes d’action époustouflantes, ce qui semble assez naturel sous la plume de Maïorana, sait aussi se forcer à plus de douceur dès que le personnage d’Héphylie entre en scène. Le dessin de Maïorana ne semble pas incliner naturellement vers cette rondeur, cette tendresse nécessaire pour rendre la beauté de la jeune princesse, incliné qu’il est vers des traits anguleux, secs et brisés. Pourtant, le soin tout particulier apporté à la princesse fait de ce personnage une des plus belle réussites, puisque Héphylie est resplendissante. Chaque détail compte, depuis les coiffures, sur lesquelles les auteurs avouent s’être longuement interrogés (remarquez qu’elle en change souvent : hennin, cheveux en vrac, coiffures très travaillées...), jusqu’aux expressions de tendresse, d’amusement, d’espièglerie et de peur.

Les couleurs enfin méritent elles aussi un coup de chapeau, accrocheuses, vivantes, parfaitement en accord avec l’univers et le conte de fée. Elles jouent parfaitement leur rôle, tant au niveau de la mise en relief des illustrations que dans la narration ou dans l’instauration de cette atmosphère si réussie dans Garulfo. La succession ininterrompue d’ambiances colorées différentes suit le rythme trépident imposé par Ayroles dans sa narration.

Et ils vécurent heureux...

Garulfo fait donc bel et bien partie des réussites du moment que tout à chacun prendra plaisir à lire ou relire. Les qualités d’Alain Ayroles, accompagné par deux compères tout aussi doués, permettent à la série de prendre une saveur particulière dans la production actuelle. Sérieux, drôle et tendre, conte philosophique, farce et conte de fée, Garulfo est décidément à mettre entre toutes les mains, d’autant que son caractère achevé peut désormais séduire ceux qui détestent les séries toujours en cours, impatients qu’ils sont d’en connaître la fin.


Bibliographie des auteurs :

Garulfo (Delcourt)

T1 : De mares en châteaux (1995)

T2 : De mal en pis (1996)

T3 : Le prince aux deux visages (1997)

T4 : L’ogre aux yeux de cristal (1998)

T5 : Preux et prouesse (2000)

T6 : La belle et les bêtes (2002)

De cape et de crocs (Delcourt - Dessin de Masbou)

T1 : Le secret du Janissaire (1995)

T2 : Pavillon noir ! (1997)

T3 : L’archipel du danger (1998)

T4 : Le mystère de l’île étrange (2000)

T5 : Jean sans lune (2002)

T6 : Luna incognita (2004)

Le site des Editions Delcourt

par Matthieu-Paul Ergo
Article mis en ligne le 28 février 2005