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Le jeu video est-il une forme d’art ?

RPG Maker, ou la petite enfance du 11ème art

D’un point de vue artistique, le jeu video est paradoxal : tout en présentant une interactivité unique du destinataire avec le médium, son contenu est plus rigide et se prêterait a priori moins à cette action d’interprétation et d’assimilation qui constitue le coeur de l’art. C’est quand il touche à l’abstrait, quand il puise dans les énergies créatrices et la pulsion de vie du joueur pour alimenter l’expérience de jeu elle-même que le jeu video prend toute sa force artistique.


Le jeu vidéo est-il une forme d’art ? Il ne l’est certainement pas, si par là on veut dire "dans l’absolu". Mais selon ce critère, des medias artistiques aussi reconnus que le cinéma ou la sculpture ne sont pas intrinsèquement art non plus. Ne parlons dès lors pas d’Art, mais d’art. Non pas d’absolu, mais, dans la mesure du possible, de concret, d’humain.

(JPEG)On connaît l’origine de l’équivoque. D’un ars latin (dont le sens premier est "arrangement") et d’une technè grecque au sens, très proche, de "métier, habileté, connaissance technique", l’on est arrivé, par l’évolution sémantique classique, à la vision littéraire d’un "art" transcendant, opposée à la définition scientifique d’une "technique" simple et utilitiaire. D’où les difficultés rencontrées par les philosophes de l’art dans la recherche d’une définition précise de celui-ci. Ainsi, l’on passe d’une définition négative, soit toute activité humaine créatrice, à l’exclusion des actions directement liées à la survie et à la reproduction, à une vision de l’art fondée sur l’esthétique. Or, fonder la définition de l’art sur l’esthétisme, c’est la soumettre irrémédiablement à la subjectivité. C’est la définition de Tolstoï qui, me semble-t-il, permet le mieux de dépasser ce dilemme de l’esthétique : pour lui,

"l’art est l’activité humaine par laquelle une personne peut, volontairement, et au moyen de signes extérieurs, communiquer à d’autres les sensations et les sentiments qu’elle éprouve elle-même".

Il paraît donc impératif d’appréhender l’art en tant que degré supérieur du langage : comme tout langage, il est correspondance entre un signifiant et un signifié, véhicule de la transmission toute relative de pensées d’un individu à un autre. Le propre de l’art sera d’abord de chercher à traduire des pensées qui ne sont pas toujours conçues en tant que telles, non encadrées, dominées : pour schématiser, des sentiments. Ensuite, l’art se distinguera par son utilisation d’un medium plus approprié que les langages conventionnels pour traduire ce signifié particulier, ce qui se traduit souvent par un degré d’excentricité. Si l’intuition joue un rôle important dans la perception artistique, je ne crois pas pour autant qu’il faille retenir pour autant la distinction kantienne entre art et langage. Il me semblerait plus juste de prendre l’intuition (qui n’est pas par ailleurs absente de la compréhension des langages classiques) comme composante particulièrement importante de la compréhension d’un signifié particulièrement complexe.

(PNG)C’est dans ce sens qu’il apparaît que le jeu vidéo peut être une "forme d’art", c’est à dire le médium d’une communication d’ordre artistique. Il s’agit bien sûr d’un genre particulièrement limité à l’heure actuelle, pour des raisons d’ordres technique et structurel que nul ne saurait ignorer. Cependant, ces limites sont aujourd’hui en voie de s’effacer. Beaucoup ont souligné la synthèse d’éléments clairement artistiques qu’effectue le jeu vidéo, ses possibilités narratives, son potentiel affectif et son influence sur l’inconscient. Analysons ici quant à nous la portée artistique d’un logiciel complètement libre et gratuit, RPG Maker, qui contribue grandement à "libérer" le médium de ses limites et à concrétiser son potentiel artistique.


Qu’est-ce que ce RPG Maker ? Il s’agit d’un programme, somme toute assez simple, mettant à la disposition de tout un chacun les ressources techniques permettant de créer souverainement un jeu vidéo "de rôle" (ou "RPG", Role-Playing Game) avec la boîte à outils pour créer tous les éléments qui constituent les jeux du genre : construction d’un monde, développement des personnages et des personnalités, déroulement d’un scénario auquel le joueur prend une part active.

Sur le plan graphique, les ressources de base correspondent à la norme dans l’industrie du jeu vidéo d’il y a 5 ou 6 ans. Le créateur n’est en aucun cas contraint de s’y limiter, car l’on peut facilement introduire des décors "3D" élaborés grâce à des programmes spécialisés (eux aussi plutôt facile d’accès), des scènes cinématiques, de nouveaux sprites (la représentation graphique des personnages) ou éléments de décor...

La musique est entièrement orchestrée par le créateur, la seule contrainte étant le format MIDI. Ainsi, l’on peut composer ses propres musiques ou encore convertir un MP3 au format MIDI, le choix se faisant en fonction de la nature, du "feeling" de la scène en question. Ceci donne souvent lieu à de véritables montages, l’action étant calculée pour coller avec précision au rythme de la Sur le plan de la programmation, le créateur vraiment motivé pourra sans problème s’approprier les systèmes à la base du jeu et les modeler à sa guise. Toutefois, le système de base est tout à fait convenable en soi.

(PNG) Le jeu conserve par ailleurs tous les attributs d’un RPG : scènes de combat, gestion du développement du personnage, phases de puzzle (petits casse-têtes), énigmes à résoudre... Loin de soustraire au caractère artistique du tout, il me semble que la permanence de cette nature profonde de jeu y ajoute un degré d’immersion qui ne fait que renforcer la force du signifié. Ainsi, le ludisme, que l’on reproche souvent au jeu vidéo pour lui nier sa dimension artistique, semble être au contraire un atout pour la représentation artistique du jeu vidéo qui en a l’ambition.

Quels sont les apports de ce nouvel outil en termes artistiques ? La contribution principale d’une telle mise à disposition du médium pour l’individu est d’annuler une des critiques principales adressées jusqu’à présent au jeu vidéo : celle d’être exclusivement l’oeuvre de groupes de créateurs professionnels, au sein de grandes compagnies, sans véritable vision ou intention artistiques directrices et avec des finalités purement commerciales.

(PNG) A présent, l’on pourrait dire avec raison que le jeu vidéo se prête mieux à l’expression effective d’une vision individuelle que le court métrage, par exemple, dont la qualité de la communication est fonction de la réussite du jeu des acteurs (s’il y en a, bien sûr), dont les conditions techniques d’accès sont bien plus contraignantes. La comparaison est d’autant plus intéressante que, d’une part, les rôles de mise en scène, de montage et de scénarisation sont les mêmes dans les deux cas, et de l’autre, le niveau de création accessible à l’individu ne peut que se placer dans l’ombre de l’exploitation commerciale de masse du médium. La différence principale à l’heure actuelle étant que le potentiel du cinéma amateur fait néanmoins l’objet d’une reconnaissance sociale. Pourquoi refuser celle-ci au jeu vidéo ?

Il est vrai que le jeu vidéo reste entaché de ce biais condescendant qui en sape la crédibilité. Pour résumer, le jeu vidéo, "c’est pour les gosses". Un tel raisonnement est profondément remis en cause par l’arrivée massive en âge adulte de générations élevées au jeu vidéo, et qui continuent pour beaucoup à y jouer, mais sous des formes ayant elles aussi mûries.

(PNG) Enfin, la constitution de sous-groupes sociaux fondés sur ce médium n’a évidemment pas attendu la reconnaissance sociale généralisée. Il se pourrait même que ces sous-groupes en soient le moteur. En effet, des communautés se sont très rapidement créées, soit fédérant les amateurs d’un jeu particulier, soit regroupant les créateurs (ou "Makers") pour promouvoir l’information et les échanges. Rappelons que tout ceci est entièrement gratuit et bénévole, du programme de base à au produit fini. Ainsi, ce médium naissant dispose d’un grand degré de cette "pureté" artistique, et surtout anti-pécuniaire, que revendiquent certains, à tort ou à raison.

Notons qu’il s’agit d’un constat qui ne se limite en rien au RPG Maker. La majorité des grands jeux commerciaux donnent également lieu à, et promeuvent même, la constitution de communautés d’adeptes, soit directement en relation avec le jeu (équipes, astuces et strétégies, développement indépendant d’éléments de jeux programmés grace à des éditeurs fournis avec le jeu originel), soit autour de celui-ci (extension des premières communautés à d’autres domaines, forums de discussion, écriture de scénarios reprenant le monde du jeu, dessins...).


(PNG) Art social par excellence que ce jeu video qui, après les six arts traditionnels (l’architecture, la sculpture, la peinture, la musique, la gravure et le dessin), et les nouveaux arts ordinaux que sont le "sixième art" (la photographie), le "septième art" (le cinéma), le "huitième" (la télévision ou le jeu de l’acteur), le "neuvième" (la bande dessinée), ainsi que ce statut de "dixième art" disputé entre le modélisme ferroviaire et l’art numérique, pourrait bien venir se classer dans le relativement long terme comme "onzième art".

par Matthew Reardon
Article mis en ligne le 7 mars 2005

Prolonger la réflexion...

Pour juger vous-mêmes de ce potentiel artistique du jeu vidéo "fait maison", l’on ne saurait trop recommander l’excellente série The Way, de Lun Calsari, dont vous trouverez la page principale, la communauté de fans et les liens de téléchargement ici.

Pour ce qui est des aspects communautaires, vous pouvez consulter cette page, où se trouve une des plus grandes communautés d’une scène RPG Maker francophone qui affiche un retard flagrant à cet égard, et qui ne fait qu’attendre votre contribution.