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Le secret de l’Espadon

Jacobs joue aux soldats de plomb !

Premier opus de la série des Blake et Mortimer, Le secret de l’Espadon est une plongée dans un univers uchronique. Mélange de seconde guerre mondiale et de péril jaune, revu à la lumière d’un imaginaire riche, c’est un chef d’oeuvre de la BD classique.


Fresque plus qu’histoire, tout commence par La poursuite fantastique parue en 1950. Ce volume plante l’univers. Au coeur de l’Himmalaya, "L’Empire Jaune" s’apprête à envahir le monde depuis Lhassa, sa capitale. A l’autre bout de la planète, dans une ambiance digne des années 30, l’Angleterre ne réagit pas officiellement. En effet, diplomatie et ONU engluent le terrain. Mais à Scawfelle, gigantesque unise, le professeur Mortimer met au point l’Espadon, arme de risposte ultime qui devrait museler à jamais les vélléités de conquête de l’Empire Jaune. Par un de ses agents, le capitaine Francis Blake des services secrets, apprend que l’invasion est sur le point de débuter. Dès lors commence une folle course poursuite entre l’éminence grise de l’empereur Basam-Damdu, le cynique colonel Olrik et les héros. Ceux-ci tentent de rallier leur base secrète en emportant avec eux les plans de l’Espadon.(JPEG) L’aventure se poursuit avec L’évasion de Mortimer, paru trois ans après, qui relate comment Mortimer, ratrappé alors qu’il était sur le point d’arriver à la fameuse base du détroit d’Ormuz, est capturé par Olrik. Biaisant, le savant parvient à transmettre l’emplacement des plans à ses compagnons, puis à s’échapper. Et enfin, le dernier volet de cette saga SX-1 contre-attaque, conduit la série à son apothéose, avec l’affrontement direct entre la résistance et l’Empire Jaune, conflit résolu par l’achèvement de l’Espadon, arme ultime.

Uchronie pétrie d’histoire

Le point de rupture entre le passé que nous connaissons et l’univers de Blake et Mortimer se situe après la seconde guerre mondiale. La guerre froide n’oppose pas Russes et Américains, mais monde libre et Empire Jaune. Celui-ci est centré autour de Lhassa, capitale du Tibet, et arbore un drapeau qui n’est pas sans évoquer le soleil rayonnant du Japon en guerre. Les armes atomiques sont monnaie courante, même si elles restent terribles. D’ailleurs, la description de l’arsenal de Basam-Damdu qui débute le premier tome laisse peu d’équivoque sur la modernité affichée de ces armes de destruction. Aussi, nul équilibre de la terreur. C’est ce point qui permet à Jacobs de faire basculer l’histoire. Il souligne l’impuissance de l’ONU telle qu’on pouvait le connaître à l’époque, et les limites de la diplomatie qu’illustra le conflit de 1940, pour justifier l’entrée en guerre. (JPEG) La technique des Jaunes est celle des Allemands en 1940 : un Blitzkrieg, mais multiplié à l’échelle planétaire : une pluie de missiles guidés remplace les Stukas, et des planeurs remplis de soldats les colonnes de Panzers. En quelques pages, le monde libre est submergé.

Dès lors qu’Olrik et les siens arrivent à Scawfell, c’est en fini de l’histoire proprement dite. D’ailleurs, Jacobs le signale clairement en page 13, où une série de vignettes montre les grandes capitales du monde en flammes : Bombay, Rome, Paris, Londres. La flotte du Pacifique subit un nouveau Pearl-Harbour. Ce n’est pas le seul clin d’oeil de Jacobs à l’histoire récente, puisqu’il annonce que la nouvelle ligne Maginot a été brisée. L’aviation polonaise, comme le fit la cavalerie en 1939, résiste héroïquement, et que la R.A.F. livre une résistance héroïque au-dessus de la Manche.

La poursuite, qui dirige les héros vers le Moyen-Orient, les conduit dans un monde totalement à part de l’histoire. Il est le mélange d’une puissance asiatique occupante, et d’un monde arabe traditionnel, rempli de chevaux, sabres et fusils à un coup. La société traditionnelle, avec ses allégeances aux chefs y est toujours la règle, comme l’illustre le soulèvement de la ville consécutif à l’assassinat du Khan par les occupants.

Le point où l’histoire des héros renoue avec l’Histoire ne survient que lors de l’ultime épisode de la bataille. La base anglaise du détroit d’Ormuz, assiégée de toutes parts, qui se défend tant bien que mal, est comme une allégorie de l’Angleterre héroïque de 1940-41, qui s’arqueboutait sous les bombes allemandes comme un dernier îlot de démocratie face à l’Allemagne Nazie. (JPEG)

L’univers de Jacobs

C’est un monde, on vient de le voir, fortement influencé par l’histoire réelle. Cela ne se limite pas aux évènements. L’Empire jaune est un amalgamme des puissances de l’Axe. Il a les symboles du Japon, les stratégies de l’Allemagne, et de surcroît il est dirigé par un dictateur fou et mégalomane. Cependant, Jacobs, s’il est influencé par l’histoire récente, n’oublie pas qu’il écrit pour des adolescents. Aussi, le parallèle n’est pas poussé vers son horreur, et nul camps d’extermination ou de concentration n’apparaissent. On sait juste que les savants sont enfermés, mais les images ne les montrent que libres. Le parallèle est au contraire tiré vers son pendant humaniste et optimiste : dans les rangs de l’ennemi, certains ont les valeurs de liberté des héros. C’est le cas de l’officier qui est tué pour prévenir Blake de l’imminence de l’attaque. L’Empire jaune n’est pas uniforme, puisqu’un savant de Nankin rejoint les Anglais dans le dernier volume.

Cependant, le monde de Jacobs porte aussi les traces d’époques plus anciennes : le Makran Levy Corps, véritable armée coloniale de l’Angleterre, ou alors Olrik, éminence grise et conseiller technique européen des puissances asiatiques. Cela se retrouve aussi dans l’ambiance et l’atmosphère de la série, comme cela a été avancé dans l’article introductif. (JPEG) Mais c’est aussi le temps des armes futuriste. L’Espadon, certes, sorte de nouvelle bombe atomique dans l’équilibre des puissances. Son arrivée sur le champ de bataille supprime tout suspens. Les chasseurs stratosphériques, les artilleries lourdes, l’aile rouge d’Olrik, ou encore l’esthétique Golden rocket sont autant d’armes futuristes et décallées.

Contrairement aux volumes suivants des aventures de Blake et Mortimer, le rôle des héros est contrebalancé par l’enjeu historique et planétaire. Le point de vue n’est pas subjectif à Mortimer, il se déplace sur tout le front de l’action. Ce sont certes les plans de l’Espadon qui sont le point focal, mais l’univers est à lui seul un acteur plein, ne serait-ce que par sa capacité à s’abstraire du monde réel tout en douceur, pour renouer avec lui dans la dernière page.

Un jeu de guerre grandeur nature

Edgar Pierre Jacobs s’amuse. Comme un grand enfant, il a disposé ses petits soldats de plomb, les uns sont les méchants, organisés véritable puissance rouleau compresseur. Les autres sont les héros, qui ont comme seul espoir leur Espadon, et une base secrète pour entretenir leur espoir. Thèmes combien de fois rebattus par l’imaginaire de la guerre pour enfants, où les batailles sont des morceaux de bravoure ?

Mais dans cette partie convenue, il introduit de la variété et de l’orignalité. D’abord dans les rebondissements. Alors que tout semble perdu, ou gagné, la tendance s’inverse à chaque fois autour d’un détail. Ironie des situations, comme celle où le Makran Levy Corps en déroute abat l’avion qu’ont volé les héros, ironie du hasard quand Blake perd les plans à quelques centaines de mètres de l’entrée de la base, ce qui conduit à la capture de Mortimer. L’héroïsme des individus fait basculer la loi de l’histoire : héroïsme de Blake et Mortimer qui sauvent les plans de l’Espadon, mais aussi celui d’Olrik qui s’introduit dans la base par un plan audacieux, et où il se met en danger pour compromettre le succès de l’Espadon.

Entre contemplation et mouvement

Les textes recouvrent bien la vignette chez Jacobs. L’intrigue exige que l’on saisisse la géopolitique du temps, ou les enjeux d’une situation : les dialogues sont longs, et le dessin ne prend qu’une place minimum. La lecture fait partie de cet univers. L’univers de Jacobs est un monde rationnel, qui existe moins par ses décors que par son organisation ou ses règles. Il convient donc d’expliciter plus que de montrer. Pour autant, le mouvement et l’allure de l’histoire n’en pâtissent pas. Comme ce fut observé, les rebondissements sont multiples, et contribuent à entretenir la tension tout au long des trois tomes. (JPEG) Les scènes d’action sont remarquables. Souvent, il s’agit de faits d’armes, comme l’échappée du Golden rocket à travers la stratosphère, ou alors la capture de l’avion d’Olrik par les héros. Mais le paroxysme est atteint lors de l’attaque de la base secrète par les Jaunes. C’est un fort Alamo, qui se déploie en plusieurs vagues d’attaques, avec le terrible suspens du délais de trente heures exigé par Mortimer pour finir l’Espadon. Bien sûr, tout se termine bien, mais ce qui est important n’est pas tant le dénouement - très rapide une fois l’Espadon mis au point - mais bien le comment. Et il est orchestré d’une main de maître, avec un scénario parfaitement rôdé de bout en bout.

La contemplation fait oublier le jeu des regards. Les plans de l’Espadon sont le premier catalyseur narratif, puis Mortimer le second, enfin viennent Blake, Olrik, voire Nasir. Le passage de la narration entre ces différents points de vue ménage des zones d’ombre entre les évènements. Leur éclairage par la réunion des différents protagonistes est une source constante de relance de l’intrigue, et de surprise pour le lecteur.

Sous les dehors d’un jeu de guerre destiné aux adolescents, Jacbos développe en fait une subtile uchronie. A la caricature des forces en présence, il ajoute de la diversité et des subtilités. Devant un conflit mondial, il déplace son histoire vers l’héroïsme individuel, dont la réussite est lié au hasard tant qu’au courage. Au décors puissant et lourd des armes, il oppose la nuance d’une histoire où ruse, science et esprit triomphent. Le projet est donc, sous des dehors de réjouir, d’inviter à partager les valeurs de liberté, de tradition et de raison de ces honnètes hommes que sont Francis Blake et Philip Mortimer.


Golden Rocket, excellent site de référence sur tout ce qui concerne Edgar P. Jacobs et ses héros.

Le site officiel de Blake et Mortimer


par Pierre Raphaël
Article mis en ligne le 9 juin 2004

Dessinateur et Scénariste : Edgar P. Jacobs

Editeur : Les éditions du Lombard

Bande-dessinée en couleur, composée de Trois tomes

Année de publication : 1950

Genre : Aventures

Style : Ligne claire