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Le Sommet des dieux

Préparer l’ascension...

Fukamachi est journaliste passionné de montagne, qui suit les expéditions des alpinistes de renom. Conduit au Népal par l’une d’elle, il fait plusieurs rencontres : celle d’un appareil photo, qu’il soupçonne être celui que Mallory portait sur lui lors de sa tentative pour gravir l’Everest le 8 juin 1924, et celle d’un individu frustre qui s’avérera rapidement être une légende vivante de l’alpinisme japonais. En enquêtant sur l’un, il découvre l’autre. Et cette histoire le pousse à repartir sur la piste du premier. Mais le Sommet des dieux, ce sont aussi et surtout une suite de récits de montagne, héroïques et dérisoires. C’est l’image de l’homme, qui rampe le long des pentes de l’Olympe pour apercevoir les dieux... et qui parfois y parvient, mais jamais sans en payer le prix.


(JPEG) Les deux premiers tomes du Sommet des dieux, les seuls publiés en français à cette heure, forment un bloc. Ils contribuent à lancer l’intrigue, qui doit se développer sur cinq tomes. Leur narration se divise, semblable à un cours d’eau, qui contourne les obstacles pour se reformer en aval. Le cours tressé du Sommet des dieux retrouve une unité au terme de l’avant-dernier chapitre du second tome. Remarquables, parce que leur simplicité apparente recouvre des schémas narratifs subtils et délicats, imbriqués ou juxtaposés : tomes un et deux ne peuvent se comprendre l’un sans l’autre. Toute l’ampleur de l’oeuvre qu’est le Sommet des dieux ne se révèle pas dès le premier volume. Et si le second est pris sans avoir le premier présent à l’esprit, toute sa richesse ne se dégage pas. Comme les deux grandes figures qui les ornent, Hase et Habu, sont indiscociables d’après les mots mêmes de Fukamachi, le premier et le second tome du Sommet des dieux sont liés l’un de l’autre, et proposent en commun un premier temps, ou cycle, dans l’oeuvre entière.

Sont-ils isolés, ou irriguent-ils les volumes à suivre ? Il serait délicat de trancher sans avoir ceux-ci entre les mains. En attendant, de la richesse des deux premiers, on peut se délecter.

Un schéma narratif fait d’attentes, de latences et de relances

(JPEG)(JPEG)A première vue, le Sommet des dieux est une collection de palpitantes miniatures qui content l’escalade. Au travers de la figure remarquable de Habu Jôji, puis de celle non moins fascinante de Hase Tsueno, le lecteur est embarqué dans une succession de récits à fleur de paroie. La montagne vertigineuse, servie par le trait taniguchien au sommet de sa finesse, se révèle dans toute sa majesté. Les découpages sont bien réglés, alternant les plans contemplatifs, qui étalent sur une planche entière, voire un double page, toute la majesté des massifs ; et l’action, fluide, qui joue sur la succession de vignettes plus petites, dynamiques, et bien enchaînées.

La construction de ce premier cycle du Sommet des dieux joue d’une alternance similaire, entre la présentation d’un récit global, consacré à Habu et à l’appareil de Mallory, et une succession de récits d’escalades, qui sont autant de petites miniatures parfaitement réalisées au sein du grand oeuvre. Le choix d’un journaliste, qui investigue sur le passé d’Habu, permet au récit de prendre la structure d’une longue enquête, donc chaque indice, ou nouvel élément, se dévoile dans un récit d’escalade, ou lié à cette activité. Par ce moyen, petit à petit, Taniguchi introduit son lecteur à la fois à l’histoire qu’il construit, et à l’univers particulier de l’alpinisme. De compagnon de cordée en passionés d’alpinisme, Fukamachi rencontre des individus qui ont croisé Habu, ou son rival indirect Hase. À chaque fois, ou presque, ces témoignages sont prétexte à un éblouissement graphique à flanc de paroie. De l’Oni-Sura jusqu’aux Alpes européennes, on suit la progression d’Habu, jusqu’à rejoindre le point de départ du Sommet des dieux ; c’est à dire le mystère qui enveloppe la présence de l’alpiniste à Katmandou.

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Au fur et à mesure que se déploie le récit, on constate que son schéma narratif se décline sur trois routes parallèles : les récits d’escalade, premier degré de la narration, qui sont les motifs principaux. Cependant, leur vertu, au regard de la narration générale, est illustrative. Il s’agit de moments de bravoure, où Tanichuchi met en exergue toute sa science du découpage et du dessin. Ils sont aussi l’occasion de renseigner le lecteur sur les techniques d’alpinisme, les problèmes d’une expédition, ou d’introduire plusieurs éléments de l’histoire de la conquête des grands sommets. À travers ces récits, mais aussi par le biais des réflexions de Fukamachi, se dévoile le second degré de la narration : le récit de la rivalité indirecte entre Habu et Hase, que tout semble opposer, mais qui sont tout deux tenaillés par la passion des sommets vierges. Au fil des expéditions, le caractère de Habu, bourru, primesautier, mais également volontaire et généreux, se dévoile. A cet homme sombre, qui génère autour de lui malaise et répulsion, Hase oppose sa lumière et son élégance. Il ne rend rien à son aîné dans le courage et la détermination. A ce motif qui se déploie dans les récits d’escalades, mais aussi par les témoignages des hommes qui ont connu Habu et Hase, il faut ajouter un troisième niveau, celui de Fukamachi, pour qui cette enquête n’est pas un simple devoir professionnel. Il s’implique, et c’est guidé par des motifs troubles qu’il s’adonne à cette soif d’éclaircir le mystère Habu. Petit à petit, ses propres démons sont mis à jour. La figure de Fukamachi s’avère particulièrement intéressante. C’est lui qui joue le rôle de moteur narratif, intermédiaire entre le monde de la montagne, élevé et pur, auquel le lecteur est étranger, et le monde terrestre de l’ennui quotidien, et des angoisses existentielles de chacun, qu’il partage au travers de sa relation compliquée avec Kayoko. Cet effet est accentué par la simultanéité de la décision de Fukamachi de partir à l’assaut du mystère Habu - et donc pour le monde de la montagne - et sa rupture avec Kayoko, qui symbolise l’attachement aux compromissions et hésitations du quotidien. Un monde que refuse totalement un personnage comme Habu, et avec lequel Fukamachi doit couper tout lien avant de s’aventurer à sa suite. La progression intérieure de Fukamachi prépare donc le lecteur à la rencontre avec le projet que nourrit Habu, encore largement mystérieux au terme de ce tome deuxième.

Une enquête : de l’investigation à l’histoire

Car si ces deux tomes du Sommet des dieux musardent au fil des escalades, il n’en demeurent pas moins qu’ils sont une enquête autour du personnage d’Habu, dont Fukamachi écrit l’histoire, avant d’être capable de vivre lui-même sa propre histoire.

(JPEG)Préparée par des indices, l’enquête n’est pas uniquement focalisée sur la seule figure d’Habu. Elle s’invite au mystère de chaque ascension. Le schéma narratif de chacune d’elle introduit des pistes, généralement par des indices allusifs, parfois simplement graphiques. Ainsi, le départ de Fukamachi, qui décide d’aller renouer avec la montagne, est préparé par la vision où il se rêve qui chemine derrière Habu, ou encore par les pages couleurs du début de chaque volume, où il figure en tenue d’alpiniste. Quant à son histoire avec Kayoko, sa nature trouble et tourmentée est annoncée par la vision fugace qu’il a d’elle en rêve, alors qu’il se trouve encore au Népal, et qu’il hésite visiblement à s’en retourner au Japon, pour d’obscures raisons. Les différents récits de montagne adoptent une rhétorique similaire. Le résultat de l’expédition est annoncé plus ou moins clairement par le témoin qui s’apprête à contre son histoire. Parfois l’indice est le fait d’un premier narrateur, et la version entière du récit intervient postérieurement, comme c’est le cas pour la chute de Habu dans les Grandes Jorasses. En revanche, la nature exacte de ses actions lors de l’expédition sur l’Everest demeure tue jusqu’au dernier moment. Il arrive que le fin mot d’une ascension, comme celle que réalise Hase sur la dale de Jurarô, ne soit dévoilé qu’au terme de la narration.

Au travers de ces trois niveaux d’investigations que sont la recherche de la légende de l’alpinisme qu’est Habu, la recherche des récits de différentes aventures de montagne, et enfin la recherche du sens de sa propre existence par Fukamachi ; Taniguchi déploie avec talent les trois niveaux possibles de toute histoire.
- Tout d’abord l’histoire objective, celle de l’alpinisme, faite de premières, des légendes de la montange comme les "Tigres" [1].
- Ensuite, l’histoire au sens du récit : les chroniques d’ascensions, de l’Oni-Sura au K2, en passant par la progression d’Habu au Seikifukai.
- Et enfin, l’histoire intime, personnelle : celle que chacun écrit pour lui-même avec les choix qu’il pose pour son existence, et que Fukamachi est en train de mettre en oeuvre. Le mot "Histoire" qui à l’origine signifie "Enquête" [2] et Taniguchi, par une narration complexe, parvient à faire d’une enquête journalistique, un récit qui joue sur les différents niveaux possibles de l’histoire, de sa plus grande objectivité, à sa plus grande subjectivité.

(JPEG)L’enquête est, elle, double. D’une part, elle s’intéresse à la matière riche formée par les différents personnages. On ne soupçonne pas quels drames, et belles histoires, peuvent se nouer sous le surplomb d’une corniche. Dans la trame générale cette recherche de la vérité sur les hommes est matérialisée par l’énigme que constitue Habu, mais il est le prétexte pour investiguer les personnages d’Hase, de Kishi, de Ryôko, et plus encore, de Kayoko et Fukamachi. D’autre part, elle est en quête de la réalité dissimulée derrière les mystères et les légendes de l’alpinisme. Plus qu’un carnet de notes, c’est un appareil photo qui est recherché : il s’agit de trouver la pellicule des évènements et de la passer au révélateur. La métaphore photographique n’est pas gratuite : la photo doit être passée dans un bain de fixation avant de pouvoir être montrée au public, et c’est bien là l’enjeu que représente l’appareil photo de Mallory : dissiper les images floues et mouvantes de la légende, pour les remplacer par des images immobiles, celles du savoir révélé par l’enquête.

Ce double mouvement de l’enquête, à la recherche de l’histoire des hommes et de l’histoire des faits, est matérialisé par un effet d’écho dans la structure de l’oeuvre. Aux premières pages du volume un qui présentent l’ascension de Mallory en 1924, répondent, au terme du tome deux, une citation de Mallory et une illustration de son expédition. Au Fukamachi qui se refuse à quitter Katmandou, pertrubé par ses doutes, répond le Fukamachi de l’action, qui se dirige vers le Népal, cette fois non pour y fuir ses questions existentielles, mais pour leur apporter une réponse.

(JPEG)Ce cycle du Sommet des dieux ne fait que poser l’enquête : rien n’est refermé, car si l’on a appris qui était Habu, rien de ses intentions, ou de son lien avec l’appareil photo n’est révélé. De même que Fukamachi n’a rien réglé de la question du sens, sinon qu’il a pris la décision de l’affronter. Alors ces deux tomes ne sont-ils qu’un long détour, prélude uniquement divertissant, par rapport à l’intrigue principale ? Certes non. Ils sont la plongée nécessaire dans le passé pour comprendre les enjeux. L’enquête est oeuvre d’historien, et sans dissèquer le passé, il est impossible de tirer toute la richesse des logiques du présent. C’est ce que semblent dire ces deux tomes du Sommet des dieux. En outre, toute enquête commence par la collecte d’indices. Celle-ci ne fait pas exception à la règle. Des pistes et prospectives sont ouvertes sur les évolutions futures du Sommet des dieux. A la lumière des songes de Fukamachi, et de son entraînement à la montagne, on peut s’imaginer qu’il va suivre Habu dans l’ascension que celui-ci projette. Cette dernière pourrait bien être l’Everest par la face sud-ouest comme le subodore Fukamachi, mais cela n’est pas confirmé. Quel rôle va jouer Kishi Ryôko, la belle jeune femme qui a entretenu une relation avec Habu ? D’autant qu’elle ne laisse pas Fukamachi totalement indifférent... Autant de bribes qui s’échappent de la structure cohérente des deux premiers tomes, et qui se projettent vers une nouvelle étape dans la montée du Sommet des dieux : celle où l’on cesse de raconter et de ressasser pour enfin agir !

Enquête et histoire : voir au-delà de que tous ont retenu

L’historien a une démarche fondamentalement différente de celle du poète. Ce dernier utilise les légendes pour construire une fiction, mélange d’édification et de divertissement. L’historien cherche justement à établir les parts du mythe et du fait, et à retrouver, derrière la construction symbolique et l’image, ce qui a été. C’est en cela que l’histoire est enquête. Et c’est en cela que Fukamachi est l’hagiographe d’Habu.

(JPEG)Derrière la légende sulfureuse d’un homme aux actions désordonnées, qui irradiait une sombre aura, il découvre les logiques d’une psychée hors du commun. Pour le spectateur du commun, comme pour le lecteur du premier tome du Sommet des dieux, tout oppose Habu et Hase. D’ailleurs, Fukamachi lui-même est dupe de l’image sombre que projette le premier, et de la grâce lumineuse du second. Cependant, suite au récit de l’ascension de la dale de Jutarô, ou même dès celle de l’Everest, Fukamachi brise l’illusion de cette manichéenne opposition entre les deux hommes. Pourtant, dans le premier tome, tout contribue à entretenir cette impression d’opposition, à commencer par des vignettes et illustrations qui opposent les deux hommes dans des postures spectaculaires [3]. Mais finalement, Fukamachi réalise sa propre erreur (p 269, volume 2) : "Hase Tsueno et Habu Jôji, dans les tréfonds de leur âme, ces deux hommes abritaient des démons de la même espèce". L’un comme l’autre sont dévorés par la passion de la montagne, et seul le superficiel, à savoir leur style et leur personnaltié, les différencie. Mais ils sont des êtres qui ont une essence commune. Leur relation est à l’image de l’ascension de l’Everest à laquelle ils participent lors du volume deux : chacun emprunte un versant différent, mais les deux tendent au même but ; le sommet.

L’un et l’autre sont hantés par les premières ascensions. "Seules les premières comptaient" dira Hase, tandis que Habu, privé de son exploit sur l’Oni-Sura par son rival, n’a de cesse de le doubler sur les Grandes Jorasses en Europe. Or il est vrai que l’histoire ne retient que les noms de ceux qui défrichent pour la première fois, et dans certaines conditions, de nouveaux versants. Le récit de l’éditeur Iwahara, alpiniste anonyme bien que talentueux, est révélateur de cette loi impitoyable. Nul ne se souvient de lui, car il n’accomplit son exploit qu’en second. Et le premier tome du Sommet des dieux de montrer les alpinistes qui multiplient les victoires et gagnent les sommets. Hase accumule les premières, comme on enfile sur un collier les perles, à la fin du premier tome. Habu, lui, a aussi enchaîné sommet sur sommet pendant toute une partie du volume. Cette image de l’alpinisme n’est qu’un versant incomplet, c’est l’histoire des vainqueurs, ceux sur qui les blessures comme la perte de Kishi ne laissent pas de traces. Ces stigmates sont révélés au cours du second tome. C’est celui de la souffrance, transmise par la chute dans les Jorasses, la défaite d’Hase face au K2, ou encore la détresse d’Ang Tshering le sherpa. La montagne est dure et blesse dans leur chair ceux qui l’affrontent, Habu en fait durement l’expérience, et perd deux doigts dans les Grandes Jorasses. Les deux premiers volumes du Sommet des dieux sont, comme Hase et Habu, indiscociables. Ils présentent deux visions d’une réalité unique : la montagne. Celle où s’accomplissent les exploits, mais qui serait incomplète si la chair n’y était durement éprouvée. Aussi, c’est par leur complémentarité que ces deux premiers tomes réalisent, en bons compagnons de cordée, un magnifique début d’ascension vers le Sommet des dieux.

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par Pierre Raphaël
Article mis en ligne le 31 janvier 2005

[1] titre décerné aux sherpas héroïques qui accompagnèrent Mallory sur l’Everest en 1924, puis ensuite aux autres sherpas qui se distinguèrent dans les expéditions himalayennes

[2] L’Histoire, d’Hérodote, se traduit normalement Enquête, d’ailleurs la dernière édition de la bibliothèque de la pléiade a fait le choix de revenir à ce titre. Loin d’être une annecdote, cette titrologie révèle comment était perçu, à ses origines, le phénomène d’écriture de l’histoire.

[3] Ici, on pense en particulier à deux passage :
 p258 : sur la page, deux cases représentent les deux génies de l’escalade en action : en haut Habu est plongé dans l’ombre, et s’attaque laborieusement à la paroie, tandis qu’en bas, Hase est en pleine lumière, et a le geste auguste et le visage reposé.
 p 297 : confrontation entre les deux hommes


- Mangaka : Taniguchi Jirô
- Oeuvre originale : Baku Yumemakura
- Editeur : Kana - collection "Made in Japan"
- Deux tomes sont déjà publiés en français sur les cinq que compte la série
- Consultez la page "Made in Japan" du site de Kana