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Ping Pong

Ping pong, de Taiyou Matsumoto, est un manga de sport, comme son nom le laisse supposer, mais certainement pas n’importe lequel. Le dépassement de soi, le sacrifice à l’équipe et autres ficelles du genre érigées en règles ailleurs incontournables, sont ici prises à bras-le-corps dans une esthétique forte, fine et sans complaisance. En prenant le contre-pied des valeurs prônées par ce type de bande-dessinée, Matsumoto sort sans conteste du lot. Les cinq tomes qui composent ce manga atypique, volontiers critique sur certaines facettes de la société japonaise, sont d’ores et déjà une référence absolue du manga de sport.


Makoto Tsukimoto et Yukata Hoshino, surnommés Smile et Peko, sont deux amis d’enfance. Ils ont toujours plus ou moins tout fait ensemble, et ils ont tous deux commencé à jouer au ping pong... à l’initiative de Peko. L’un est expansif, un peu crâneur, ouvert et souriant, l’autre est introverti, effacé, taciturne, toujours éclipsé par son camarade, qu’il idéalise un peu. Une étoile et la Lune. Pourtant le rapport de forces va vite s’inverser, au fur et à mesure que Smile découvre son don pour le ping pong... (JPEG) Ces deux personnages aussi différents que le jour et la nuit représentent le coeur de Ping pong. Sous une trame tournant autour du tennis de table, Matsumoto nous livre deux personnalités à part, deux enfants perdus, qui vont chercher à se trouver tout au long du manga. Le ping pong, bien sûr, leur sera utile pour cela, mais de manière détournée. Là où la plupart des mangas montrent des héros s’épanouissant dans la compétition,(donc l’affrontement, le combat), et gagnant ainsi les faveurs de leur entraîneur, de leurs camarades, et accessoirement de la gent féminine, Matsumoto décrit deux personnages se construisant autour de l’amour du sport pour le sport. En recentrant ainsi son oeuvre, c’est un grand coup de pied dans les valeurs éducatives japonaises qu’il donne. Un coup de pied qui fait mouche, car parfaitement intégré à son récit et traité de manière plus mûre que dans ses ouvrages moins récents comme Printemps Bleu [1], et bénéficiant d’un dessin qui, s’il n’atteint pas encore les sommets de son dernier manga Number five [2], possède une puissance évocatrice et un dynamisme énormes.

Des personnages atypiques

A première vue, Peko et Smile ont tout des héros typiques d’un manga typique. Peko est un petit gars au visage ouvert et souriant, à l’air sympathique, énormément préoccupé par la nourriture et un peu lymphatique.(JPEG) Aspect important de son personnage, c’est un attaquant au ping pong, ce qui dénote un grand opportunisme, beaucoup de réactivité et de vitesse, et un tempérament frondeur. Volontiers crâneur et chambreur, il représente presque l’archétype du héros de shônen [3] : apparemment sûr de lui et de sa force, très ambitieux, et pour qui seule la victoire compte.
Smile représente le négatif de Peko, et a tout du compagnon de héros : grand, calme, réfléchi, probablement très intelligent, il ne se fait pas remarquer et a le look du premier de la classe, ou du salaryman en devenir : lunettes, cheveux bien coiffés... il représente une sorte de grand frère qui tempère Peko, tout en le protégeant, parfois de lui-même, ne volant jamais la vedette au "héros", un enfant doué mais pas trop, totalement sous l’influence du charisme de Peko.

La vérité est bien sûr plus compliquée que ça. Prisonniers inconscients d’une relation qui les étouffe, Peko et Smile vont avoir du mal à accepter la totale remise en cause des fondements de cette relation : Smile possède un don pour le ping pong, don qu’il bridait (JPEG)sans en avoir conscience pour ne pas renverser la supériorité de Peko dans le rapport de force qui cimentait leur relation. La réalité de ce don va faire craquer petit à petit ce rapport de forces, avant de le faire complètement exploser, bouleversant par la même occasion la manière dont ils considéraient leur existence. Un véritable électrochoc dont ils ne sortiront pas indemnes.

Le manga de sport détourné

Le héros qui se fait souffler la vedette par le "sidekick", voilà quelque chose que l’on n’a pas l’habitude de voir dans un manga de sport. Et ce n’est que le début : Matsumoto va s’attaquer à tous les principaux poncifs du genre, les mettre à bas et poser de nouvelles bases moins sclérosées pour faire passer son message.

Cette inversion des rapports de force va obliger les deux adolescents à montrer ce qu’ils sont réellement à l’intérieur, des enfants perdus et effrayés par la vie. La rage de vaincre de Peko s’avère n’être qu’une ambition d’écraser l’autre, pour le reste, il n’est plus qu’une coquille vide. Différentes défaites vont faire écrouler sous lui le monde qu’il connaissait et où il se sentait à l’aise, et l’obliger à se remettre complètement en question.

Smile lui, refuse de voir autre chose qu’un passe-temps dans le ping pong. Il se renferme encore plus dans un autisme volontaire, par peur, tout en laissant peu à peu éclater son talent. En conséquence, il prend une apparence de robot, de machine à gagner sans sentiment. Mais à l’intérieur, il y a toujours cet enfant qui a peur de l’extérieur, un peu différent des autres et souffre douleur continuel avant qu’il ne connaisse Peko. Il ne veut pas qu’on le remarque. Or son entraîneur, en le harcelant, l’oblige à aller contre ce désir, ce qui le conduira à se murer de plus en plus. Le sport pour Smile n’est pas un épanouissement, c’était un passe-temps, et cela devient une malédiction.

Mais le sport n’est pas une malédiction en lui-même, c’est plutôt l’idée de combat, d’affrontement, qui est à remettre en cause. Le premier tournant de Ping pong, le tournoi départemental, illustre complètement et violemment une idée toute simple, mais qui détonne des autres mangas sportifs : le sport, ce n’est pas la vie. Le sport accompagne la vie, peut influer sur l’épanouissement personnel de quelqu’un, mais ne constitue pas un motif de sacrifice. Se sacrifier pour le sport revient à vivre une vie vide, sans relief. Dans le tome 2, Matsumoto fait intervenir deux personnages du lycée Kaio, le lycée le plus fort du département.(JPEG) Ces personnages sont Sakuma, surnommé Démon, et Kazama, alias Dragon. Ces deux adolescents sont différents l’un de l’autre : Sakuma est un ancien camarade de Peko et Smile, et ne rêve que de battre enfin Peko. Quant à Kazama, il domine complètement le tennis de table lycéen. Sakuma paraît être un ressort classique du manga de sport (et du shônen en général, d’ailleurs), "celui-qui-veut-se-venger", mais son match contre Peko ne tient pas ses promesses. A première vue combat classique entre deux rivaux de toujours, ce match sent complètement le ridicule et la mesquinerie, avec les grimaces de Démon et la réaction disproportionnée de Péko à l’issue du match. Au lieu d’une démonstration de valeurs sensées galvaniser le lecteur, le combat tombe comme un soufflé raté, et laisse apparaître la petitesse de l’enjeu, une basse histoire de vengeance entre deux jeunes aux vues étroites. Sakuma a sacrifié plusieurs années de sa vie à s’entraîner pour un match sans réelle importance. Kazama, lui, n’a aucun rival. Il ne pense qu’au ping pong, à la performance, à son club. Archétype du champion japonais, il apparaît dans le livre comme un monstre inhumain, qui domine certes les autres, mais qui ne fait absolument rien d’autre. Kazama n’a pas de vie en dehors du tennis de table, et apparaît comme complètement isolé des autres de par son statut. Alors qu’il devrait être un modèle pour le lecteur, il ne fait que révéler l’humanité des autres, par rapport à sa propre inhumanité.

Ping pong est un manga où la gent féminine est pratiquement absente, à part Tamura, la tenancière du club favori de Peko, et la femme de l’entraîneur de Smile. Pourtant, dans un manga de sport, il y a toujours des jeunes filles, la plupart du temps tenant le rôle de potiche/groupie/amoureuse de service. Cela rend le héros plus important et accentue son rôle de modèle aux yeux du lecteur. Tout héros de manga de sport a une jeune fille à son côté qui le soutient, dont il est amoureux ou qui est amoureuse de lui, et dont les encouragements vont galvaniser sa soif de vaincre. Dans Ping pong, la seule apparition d’une lycéenne dure une planche (en trois tomes parus jusqu’à présent), et Matsumoto traite cette planche tellement différemment par rapport à d’habitude que le ridicule de la scène ne peut que nous sauter aux yeux : étoiles dans les yeux, la jeune fille envoie littéralement son petit ami au massacre en lui disant qu’elle le méprisera s’il fuit devant l’ennemi... le manga de sport traditionnel présente une logique de guerre, de combat, et de sacrifice de sa propre vie, ce qui est complètement à l’opposé des valeurs traditionnelles du sport.

Critique du système éducatif japonais

A travers sa dénonciation des valeurs prônées par les mangas sportifs, Matsumoto vise aussi directement la société japonaise, et plus particulièrement ici son système éducatif, étouffant et traumatisant pour des élèves un peu marginaux.

Dans Ping pong, l’école et l’enseignement en général sont a peine montrés, mais les rares fois où l’on voit Peko et Smile en classe se révèlent riches d’enseignement : Peko lit et interpelle Smile a propos d’un magazine en pleine classe, sans se faire rabrouer. L’entraîneur discute avec Smile en pleine interrogation d’anglais, lui dit que l’anglais au lycée ne sert à rien, Smile lui répond qu’il fait de l’anglais et du ping pong pour "passer le temps"... l’école n’est ici ni le lieu où l’on apprend, ni un lieu d’épanouissement, ni celui où l’on construit son avenir. ce n’est qu’une obligation sans réel but. L’école, contrairement à celle de Printemps bleu n’a même plus le statut de lieu de socialisation. Réduite dans Printemps Bleu à l’état de simple bâtiment que les enfants se sont complètement réaproprié et où ils se côtoient uniquement, elle n’est absolument plus rien dans Ping pong.(JPEG) Dans cette optique, le personnage de l’entraîneur joue un rôle important. Loin des professeurs au grand coeur qui cherchent avant tout à favoriser l’épanouissement de leurs élèves, celui-ci traque et harcèle littéralement Smile pour la performance ; pour qu’il se révèle et gagne, par n’importe quel moyen. Il projète ses désirs avortés de victoire en Smile. De ce fait, il est en partie responsable du changement de Smile en bête à concours dans le tome trois, et de personnage assez sympathique dans le premier tome, il devient complètement antipathique au troisième. Smile devient comme son entraîneur le souhaite non par obéissance ou pour ne pas le décevoir, mais pour qu’il arrête de le harceler.

Matsumoto présente donc une vision nihiliste de l’école et de ses élèves, mais contrairement à Printemps Bleu où il ne faisait qu’exposer un constat sans aucune lueur d’espoir, dans Ping pong il est devenu moins radical, plus optimiste, parce que les personnages de Peko et Smile ont la volonté de changer.

L’importance de la forme

les symboles

Matsumoto adore parsemer ses oeuvres de différents symboles, qui caractérisent plus ou moins ses personnages. Ainsi Peko (Hoshino) est-il symbolisé par une étoile (hoshi=étoile), et Smile (Tsukimoto) par un croissant de lune (Tsuki= la lune). Cela reflète bien ce à quoi ils aspirent, et ce qu’ils croient être. Peko n’a pas le talent d’une star, tout du moins pas encore, et(JPEG) le croissant de lune de Smile nous renseigne en même temps sur son potentiel (il n’a pas encore montré tout ce dont il était capable) et sur son état d’esprit tempéré et effacé. Leur surnom aussi est significatif : Peko est le nom de la mascotte d’une grande marque de sucreries au japon, qui symbolise la gourmandise. Le surnom de Smile lui a été donné parce qu’il ne sourit jamais.

Les personnages secondaires aussi ont droit à leur symbole : l’entraîneur de smile a pour emblème le papillon, pour la beauté de son jeu et le côté éphémère de sa carrière de joueur. Par conséquent, c’est aussi un signe de grande frustration. Sakuma est surnommé Démon (si on enlève le "S" de Sakuma, on obtient Akuma : démon), à cause de son sourire, probablement, mais aussi car il sera la bête noire de Peko. Quand à Ryûichi Kazama, il est Dragon (Ryû=dragon), c’est à dire quelqu’un d’extrèmement puissant. Tous ces symboles n’ont pas une énorme importance dans le manga, mais contribuent à créer une ambiance assez particulière, renforcée par le dessin unique de Matsumoto.

Le dessin

Ce que l’on retiendra avant tout du trait de Matsumoto, c’est sa puissance évocatrice : on a affaire à un dessin possédant beaucoup de caractère, immédiatement reconnaissable et qui "marque" le lecteur. De plus, il y a chez lui une justesse confondante dans les postures de ses personnages, et un dynamisme énorme qui ressort de ses planches, grâce à un découpage oscillant entre le classique et l’éclatement complet de la planche, et à des cadrages rappelant Otomo [4] par moments (beaucoup de gros plans des visages des personnages, changements très rapides de point de vue...). De plus, contrairement à beaucoup d’auteurs japonais d’aujourd’hui, il n’abuse pas des "tics" de dessins typiquement japonais, tels que les lignes de vitesse ou les trames, ce qui rend les scènes où il en utilise plus efficaces et marquantes. De même, Matsumoto est un des rares dessinateurs japonais a utiliser des aplats noirs, pour renforcer le côté dramatique d’une scène. pas de débauche d’effets, donc, mais des effets utilisés au bon moment, le paroxysme étant atteint pendant le match Kazama/Wenga Kon, où la puissance et la présence énorme de Kazama suinte littéralement des pages.

Ping pong, c’est la vie

En sortant le manga de sport d’un carcan étouffant et étriqué et en créant toute une ribambelle de personnages crédibles et complexes, le tout en arrivant à rendre passionnant un sport qui ne déchaîne habituellement pas les passions ; Matsumoto transcende le genre et signe un récit où transparaît une maturité de ton et de dessin, ainsi qu’une grande cohérence entre fond et forme. Ping pong, ce n’est pas une histoire sur le ping pong, c’est un récit d’apprentissage de la vie formidablement réussi.

par Olivier Tropin
Article mis en ligne le 1er juillet 2004

[1] recueil de nouvelles sur des lycéens paru aux éditions Tonkam

[2] paru chez Kana dans la collection Made in Japan

[3] manga pour jeunes garçons

[4] le créateur d’Akira, paru chez Glénat et de Domû, rêves d’enfants paru aux Humanoïdes associés


- titre : Ping pong, de Tayou Matsumoto
- éditeur : Delcourt/Akata, 2003 (1996-1998 au Japon)
- nombre de tomes : 5 tomes parus (série complète)
- genre : seinen sportif


- le site d’Akata
- le site des éditions delcourt
- un dossier très interessant sur le système éducatif japonais ainsi qu’une chronique de Printemps Bleu sur le site d’animeland