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Quino et Mafalda

Je ne saurais plus dire à quand remonte ma première rencontre avec Quino : il me semble bien que j’ai toujours eu des albums de Mafalda à la maison. Tout ce que je sais, c’est qu’encore maintenant, et chaque fois que je les relis, j’y découvre de nouvelles choses !


S’il est des repères que l’on peut qualifier de "stables" en Argentine, des "références" en quelque sorte, Joaquin Salvador Lavado, dit Quino, en est certainement un. Un pilier de l’humour, parfois tendre, parfois cynique. Un pilier de l’humour né en 1932, à une époque qui n’avait, elle, pas grand chose d’amusant. Mais le petit Joaquin dessine...

(JPEG)Il se fait d’abord connaître par ses histoires sans paroles, qu’il publie dès les années 1950. Mais c’est surtout en tant que père de Mafalda qu’il acquiert une renommée internationale : son héroïne, qu’il crée en 1954, continue de séduire ou d’agacer des centaines de milliers de lecteurs à travers le monde, et les recueils de Quino ont été traduits dans plus de treize langues !

L’histoire de Mafalda est celle d’une petite fille qui grandit dans une agglomération d’Argentine. C’est une enfant des classes moyennes. Son père est un employé comme tant d’autres, qui profite chaque année des congés payés pour emmener sa famille au bord de la mer (deux semaines, une seule lorsque les traites de l’auto s’avèrent trop lourdes). Elle a une mère au foyer, qui essuie les remarques cruelles que sa fille, "libérée", lui lance sans tellement s’en apercevoir. Enfin, un petit frère, baptisé Guille, ne tarde pas à naître.

L’histoire de Mafalda pourrait être très banale : une famille modèle des années 1960, une petite fille... mais quelle petite fille ! Et quel caractère ! Mafalda est une enfant terrible, plus curieuse que dix de son âge réunis, et qui se préoccupe d’histoires d’adultes. Elle écoute les informations à la radio (puis à la télévision lorsque son père finit par acheter le poste tant réclamé !), lit les journaux, parle politique... autant de comportements qui ne sont pas de son âge, mais malheur à qui osera le lui faire remarquer ! Mafalda veut comprendre le monde qui l’entoure, et ne se satisfait pas du discours évasif que lui tiennent les adultes. Elle fait alors preuve de toute la détermination nécessaire pour obtenir ses réponses. Tout y passe : la guerre froide, le Tiers-Monde, le Vietnam, les chinois, les armements nucléaires, l’environnement, les droits de l’enfant... et, inévitablement, les nerfs de son père, lequel ne tient le choc qu’à grands renforts de nervocalm.

Sur tous ces sujets brûlants, Mafalda se montre très critique, si bien que ses lecteurs la surnomment vite la "contestataire". Non-alignée, pacifiste, révoltée par les inégalités, Mafalda ne se fait pas de grandes illusions pour autant : la voilà donc condamnée au pessimisme. Or Quino ne veut pas d’une bande moralisatrice, il se considère comme un humoriste avant tout. D’ailleurs, comment pourrait-il faire de Mafalda une héroïne trop engagée, compte tenu des conditions de sa naissance ? Car à l’origine, Mafalda est un pur produit marketing commandé par la marque Mansfield, un personnage destiné à promouvoir des appareils électroménagers. Même si,la firme ayant renoncé à sa campagne, Mafalda mène une existence autonome, le "M" de son prénom, exigé par Mansfield, lui est resté. La fillette aurait alors beau jeu de donner des leçons aux adultes !

Ce n’est heureusement pas à ce rôle que Quino la destine. Et pour retrouver la légèreté des premières bandes, il entoure Mafalda d’amis de son âge : avec Felipe, Susanita, Manolito et les autres, la bande trouve un nouveau souffle. Les personnages qui désormais gravitent autour de Mafalda ont des profils très tranchés. Ainsi Felipe est un rêveur, tantôt poète, tantôt philosophe, qui s’identifie au cow-boy solitaire, son héros de bande dessinée préféré (un clin d’oeil de la part de Quino !). Susanita, elle, est la future mère au foyer, commère et mesquine, une caractérielle qui fait passer de sales quarts d’heure à toute la petite bande. Son souffre-douleur préféré, Manolito, est le fils de l’épicier du coin. Bon dernier à l’école, il a cependant un sens aigu des affaires ! Il voue un culte sans borne à l’argent, rêve de marcher dans les traces de Rockefeller, et en attendant mieux, ne manque pas une occasion de promouvoir la boutique Don Manolo. Plus tard apparaît Miguelito, le plus jeune de la bande après Guille. C’est un enfant plutôt naïf, égoïste sans excès, qui nous rappelle cette part de nous-mêmes, crédule et capricieuse, qui ne nous quitte jamais vraiment. Enfin Liberté, rencontrée pendant les vacances (évidemment !) est à la fois la plus âgée et la plus révoltée du groupe.

(JPEG)Quino va ainsi dessiner Mafalda pendant dix ans. Pendant dix ans, chaque jour, il devra trouver l’idée géniale. Quino ne cache pas qu’elle lui vient rarement avant trois ou quatre heures de l’après-midi. Il se dépêche alors de dessiner ses planches, pour courir les livrer. Mais où trouve-t-il l’inspiration, lui qui n’a pas d’enfant ? Au quotidien, il feuillette les journaux, observe autour de lui. Quant à l’oeuvre dans son ensemble, elle doit beaucoup au travail d’autres humoristes. Quino en considère plusieurs comme ses véritables maîtres. Ainsi Lino Palacio et Divito, argentins eux aussi, ont fortement influencé le trait de Quino, un trait simple qui fait néanmoins les personnages terriblement expressifs. L’état d’esprit qui règne dans les bandes vient tout droit d’Oski. Quino a beaucoup appris de Bosc et Chaval, notamment leur approche de l’absurde. Enfin le dessinateur se sent très proche de Sempé (qui est né la même année que lui !). Il partage son goût pour la poésie, pour un humour qui, plutôt que de déclencher le fou rire, fait sourire. Inviter à réfléchir, sans pour autant donner de leçon, voilà la constante qui revient chez Quino.

Reste l’influence majeure que curieusement, Quino n’évoque pas : celle de Charles M. Schulz, le père des "Peanuts". Pourtant, Mafalda lui doit beaucoup. Son format pour commencer : Schulz a popularisé la bande de quatre à cinq vignettes horizontales, qui, en imposant de le condenser, donne toute son intensité au gag. Ses personnages ensuite, aux caractères bien trempés, tout comme ceux de la bande de Charlie Brown : Felipe se rapproche de Linus comme Susanita s’apparente à Lucy. Mais le parallèle s’arrête là. Mafalda s’adresse aux adultes, ces mêmes adultes qui sont exclus du monde de Charlie Brown. Schulz n’a jamais voulu aborder les problèmes politiques, économiques et sociaux, les "Peanuts" racontent l’histoire d’enfants très protégés. Quino, lui, interroge, il exploite jusqu’au bout le regard extérieur et candide de l’enfant, le décalage entre sa naïveté, son innocence, et la résignation de ses aînés. "Comment peut-on être un adulte ?", doit se demander Mafalda...

Ce petit monde tourne bien, jusqu’à ce que Quino sente la veine s’épuiser. Il met alors un terme à l’aventure, pour se consacrer à d’autres dessins, plus cyniques. Mafalda s’est tue, certaines bandes ont vieilli. D’autres restent d’une surprenante fraîcheur : on ne saurait que trop les recommander ! Quant à Quino, il sévit encore, fort de l’expérience acquise...

par Emma D. Mauly
Article mis en ligne le 8 juin 2004