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Entretien avec Jean Habert, conservateur du patrimoine

"La couleur, c’est le signe même de la vie"

Ils sont chargés de la conservation des collections publiques des musées, aussi bien pour les étudier que pour consentir à leur prêt. Ils travaillent aussi efficacement que discrètement à protéger les biens patrimoniaux, assurant une mission pédagogique comme d’intérêt public. Ils ? Les conservateurs de musée, sans lesquels il n’y aurait pas tant de magistrales expositions ou d’évolutions muséographiques dans les institutions du monde entier. À l’occasion des manifestations en France autour de l’art vénitien du XVIème siècle, Artelio a rencontré l’un d’eux, et non des moindres : Jean Habert, conservateur en chef au département des peintures du Musée du Louvre, spécialiste de la peinture vénitienne de la Renaissance dont il a la charge. Il nous parle avec passion et rigueur de ce patrimoine unique avec ses charmes et son intérêt, mais aussi sa fragilité et ses limites.


Monsieur Habert, vous êtes actuellement conservateur au Louvre, plus particulièrement chargé de la peinture vénitienne du XVIème siècle. Qu’est-ce qui vous a amené à devenir un spécialiste de ce domaine de l’histoire de l’art ?

(JPEG)Au départ dans mes études, je me suis spécialisé plutôt en peinture italienne du XVIIème siècle. La peinture italienne m’a toujours intéressé, pour toutes sortes de circonstances : j’ai fait Science-Po et l’École du Louvre, où je n’avais pas vraiment l’idée d’ailleurs dans un premier temps de passer le concours des conservateurs, et c’est en faisant mes études que je me suis rendu compte que c’était peut-être à ma portée. Je dois dire que Science-Po m’a beaucoup aidé pour ça, m’apprenant à faire des synthèses, dont on a besoin : on est constamment en train de faire des synthèses de textes d’histoire de l’art épars...

Quand j’ai commencé l’École du Louvre au début des années 70, il y avait comme maintenant des cours de peinture étrangère : cette année-là c’était la peinture italienne du XVIIème siècle, avec également un cours de peinture française, du XVIIème siècle aussi d’ailleurs. J’ai hésité entre les deux, que j’ai suivis, et c’est finalement la peinture italienne qui m’a semblé la plus enthousiasmante ; la peinture française du XVIIème siècle venant de l’Italie, j’ai préféré aller à la source. Tous les peintres français du début du XVIIème sont passés par l’Italie : Rome, Venise aussi, mais surtout Rome ; j’ai donc choisi de me spécialiser à la source même de la peinture, en somme. Et il y avait un très bon professeur, il faut dire, Arnaud Brejon de Lavergnée, qui dirige actuellement le mobilier national, et possède un enthousiasme très communicatif : il était assez formidable d’assister à ses cours et de dialoguer avec lui, mais il s’agissait du XVIIème siècle. Par la suite, quand j’ai fait mes stages après le concours des conservateurs, et avant même de passer ce concours d’ailleurs, j’avais commencé à préparer un mémoire de l’École du Louvre, justement avec Arnauld Brejon de Lavergnée, lequel m’avait demandé de faire le catalogue des peintures italiennes du Musée des Beaux-Arts de Bordeaux. J’ai ainsi publié mon catalogue dans cette collection, l’inventaire des collections publiques françaises, éditée par la Réunion des Musées Nationaux. J’ai eu la chance d’avoir eu un très bon contact avec le conservateur de l’époque, madame Martin-Méry, et avec son successeur par la suite Philippe Le Leyzour, actuellement conservateur au Musée des Beaux-Arts de Tours.

Et alors il se trouve que, parmi les toiles italiennes du Musée des Beaux-Arts de Bordeaux, est conservé un petit noyau de tableaux italiens du XVIème siècle et notamment vénitiens, un Titien entre autres même s’il est en mauvais état (à moitié abîmé, mais très intéressant), un autre tableau de l’atelier de Titien...ce qui m’a amené, de fil en aiguille en quelque sorte, par comparaison, à m’intéresser à la peinture vénitienne. Suite à ça, l’École du Louvre m’avait déjà demandé de faire des cours d’histoire générale de l’art dans un domaine qui n’est pas du tout le même, l’art moderne historique et contemporain : à cette époque-là, il manquait quelqu’un pour l’enseigner et lorsqu’on m’a proposé j’ai dit « pourquoi pas ? » ; cela pouvait me permettre de potasser un pan que je connaissais peut-être un peu moins bien. Quoique selon la division du concours à l’époque, l’art contemporain était aussi compris dans ce qu’on préparait, enfin pour les Temps modernes : j’avais donc été amené à m’y intéresser et à relever ce challenge comme on dit en anglais...

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Un peu plus tard, l’École m’a demandé si j’étais intéressé pour faire un cours organique [cours de l’École du Louvre portant sur un domaine très spécialisé en histoire de l’art ou en archéologie, NDLR], et là ils souhaitaient un cours organique de peinture étrangère, plutôt italienne. Ils m’ont demandé ce que je préférais faire. Alors, en réfléchissant, je me suis dit : « tiens, je vais me consacrer à la peinture vénitienne du XVIème siècle, ça fait longtemps que ça n’a pas été enseigné, il y a beaucoup de choses à étudier ». C’était un domaine où d’ailleurs il n’y avait pas tellement de littérature en langue française : les grands ouvrages de cette époque (c’est presque encore vrai aujourd’hui quoiqu’on ait beaucoup progressé) étaient plutôt en italien évidemment, ou en anglais, voire en allemand aussi. Je me suis ainsi vraiment lancé dans cette série de cours organiques pendant quatre ans, à savoir un cours exhaustif sur Titien, qui a duré deux ans, ensuite un cours sur Véronèse, puis un sur Tintoret.

C’est donc ce qui m’a lancé dans le domaine de la peinture vénitienne. Ensuite, avec Philippe Le Leyzour, nous avons fait cette exposition Italie, sur un choix des meilleurs tableaux italiens de toutes les époques, du Musée des Beaux-Arts de Bordeaux ; et suite à ça, monsieur Rosenberg m’a demandé de venir au Louvre, où alors se profilait à l’horizon le projet de restauration des Noces de Cana, une énorme opération. Il avait donc besoin de quelqu’un s’intéressant à la peinture vénitienne pour piloter cette entrepise qui, je dois dire, a duré plusieurs années, a été très fatigante...Voilà pourquoi je m’intéresse à la peinture vénitienne du XVIème siècle. J’ai après continué ici au département à travailler sur cette partie de la collection, un peu moins travaillée par mes prédecesseurs, s’intéressant plutôt à Rome et à Florence à cause évidemment de la formidable collection de Léonard, de Raphaël, d’Andrea del Sarto, etc. Ça se comprend, puisqu’il s’agissait de la partie la plus connue de la collection italienne du XVIème siècle. Mais le Louvre avait toute cette série de Titien, quand même un certain nombre de Véronèse pas mal non plus, et qui méritaient d’être approfondis : depuis je travaille là-dessus, c’est vraiment passionnant, et il reste encore beaucoup à étudier.

Vous voulez donc dire qu’avant vous, il n’y avait pas vraiment de poste de conservateur spécifiquement chargé de la peinture vénitienne du XVIème siècle ?

Non, le poste était celui de la peinture italienne du XVIème siècle ; donc pour l’ensemble de la collection et avant moi, c’était madame Béguin qui s’occupait de cela. Et il a fallu la remplacer, d’autant qu’elle toute seule ne pouvait pas tout couvrir : vu la littérature gigantesque sur la Renaissance italienne, il très difficile pour une seule personne d’avoir une connaissance approfondie de tout ce domaine là. Rien que pour Léonard, il y aurait de quoi occuper une personne pendant toute sa vie ! Étant donné l’énormité de la littérature et le fait que le Louvre soit aussi le musée le plus riche en œuvres de Léonard aussi bien en peintures qu’en dessins, on pourrait avoir un centre d’études léonardesques facilement, si j’ose dire...On a quand même de la matière pour ça.

Justement, vous êtes chargé de collections comprenant une dizaine de Titien et aussi les Noces de Cana de Véronèse. Trouvez-vous pourtant qu’il y ait des manques assez criants concernant ces collections, au niveau de la peinture vénitienne du XVIème siècle ?

Oui, il y a un manque qu’a cherché justement à combler Denon lorsqu’il a commencé à enrichir le nouveau muséum central des arts devenu musée Napoléon, suite aux traités et aux victoires françaises à l’étranger : en général, une des clauses du traité autorisait toujours les Français à prélever un certain nombre d’œuvres d’art pour les centraliser à Paris avec cette idée que la capitale de la liberté (même au début du règne de Napoléon c’était le cas) devait aussi être un grand centre artistique, rassemblant tous les chefs-d’œuvre de l’humanité, pour servir d’exemple aux artistes contemporains. Une idée qui était même admise par les étrangers lorsque les idées généreuses de la Révolution prévalaient encore, puisque les premières conquêtes françaises à l’étranger étaient considérées comme des libérations et non pas comme des conquêtes. C’est ensuite avec Napoléon que cela a plutôt pris l’allure de conquêtes et réveillé ce qu’on appelle les nationalités en Europe, percevant les conquêtes françaises dorénavant non plus comme une libération mais comme une oppression en fait.

(JPEG)Mais jusque là cette idée, héritée des Lumières, avait été admise : réunir en un seul lieu tous les chefs-d’œuvre de l’humanité, idée qui a présidé justement à ces prélèvements à l’étranger. Or, dans le domaine de la peinture vénitienne du XVIème siècle, le goût traditionnel de l’Ancien Régime en France, bien représenté par les achats de Colbert et de Louis XIV, était plutôt pour le claccisisme. Aussi bien celui de l’Italie centrale que de Venise, donc Titien jeune, et tous les peintres de cette époque, disons du premiers tiers du XVIème siècle : ce qui a donné sa physionomie à la collection royale dans le domaine de la peinture vénitienne du XVIème siècle. Le goût du XVIIème siècle français, c’était, en somme, le classicisme chromatique de Venise. Résultat : au moment de la Révolution, Denon a constaté qu’il y avait des lacunes dans cette peinture vénitienne, et notamment pour la seconde moitié du XVIème siècle, du second Cinquecento comme disent les Italiens, c’est-à-dire le maniérisme ou du moins la façon dont il était compris et appliqué par les Vénitiens, essentiellement Véronèse et Tintoret.

Denon a donc essayé de combler cette lacune. Évidemment, il n’y est pas allé de main morte, puisqu’il avait saisi à peu près tous les grands banquets de Véronèse par exemple, etles avait fait venir à Paris : et c’est comme ça que Les Noces de Cana sont arrivées en France ; mais il n’y avait pas seulement ce tableau, ensuite resté au Louvre. En 1815 eurent lieu les restitutions, mais pour Les Noces de Cana on a procédé à un échange, étant donné l’énormité de la toile : les Autrichiens, alors maîtres de Venise, avaient hésité à entreprendre ce déménagement compliqué et donc avaient accepté un échange, en l’occurrence un tableau de Lebrun qui se trouve encore à Venise actuellement, mais qu’on ne voit pas parce qu’il est au conservatoire de musique de Venise, un grand et très beau Lebrun représentant un Repas chez Simon.

Dans ses désirs de montrer les chefs-d’œuvre de l’époque maniériste à Venise au XVIème siècle, Denon avait saisi entre autres choses ces grands banquets de Véronèse : il y avait les Noces de Cana, Le Repas chez Simon de San Sebastiano, Le Repas chez Lévi et ancienne Dernière Cène [ayant pris quelques libertés avec l’iconographie de la Cène, Véronèse s’était vu contraint de modifier son tableau après un rententissant procès de l’Inquisition, NDLR] actuellement à l’Accademia et qui venait de San Giovanni e Paolo, ainsi que Le Repas chez Simon de San Sebastiano aujourd’hui conservé à la Pinacothèque de la Brera à Milan. L’idée de Denon (mais elle n’a jamais vu le jour parce qu’il n’en a pas eu le temps et à cause de tous les bouleversements de l’Empire) était de réunir au Salon Carré du Louvre ces quatre grandes scènes de banquets de Véronèse : un projet grandiose, évidemment, jamais entièrement réalisé, mais dont le dernier souvenir a été jusqu’à la guerre de 1914 la présentation face à face dans le Salon Carré du Louvre, tribune des chefs-d’œuvre, des Noces de Cana traditionnellement, et du Repas chez Simon de Versailles, en fait déjà en France puisque c’était un cadeau de la République de Venise au roi Louis XIV.

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Un certain nombre de ces tableaux sont retournés à leur lieu d’origine. La France a quand même conservé Les Noces de Cana mais également les deux plafonds de Véronèse saisis au palais des Doges, le Saint Marc distribuant les couronnes aux vertus et le Jupiter foudroyant les Vices, qui sont les deux compartiments centraux des salles des dix [le conseil des dix était un collège politique vénitien, détenant une autorité en matière de justice, NDLR]. Pourquoi ? Parce qu’au moment des restitutions, ils n’étaient pas au Louvre : ils étaient montés en plafond à Versailles. Ils n’ont donc pas été restitués, parce que c’était là aussi trop compliqué ; on peut dire qu’ils n’ont pas été demandés. N’ont été restitués que les tableaux qui se trouvaient physiquement au Louvre, et généralement des tableaux exposés, et même certains des tableaux au Louvre, mais en réserves, ont échappé aux restitutions. En fait, les commissaires chargés de ces restitutions allaient contrôler dans les salles pour faire le point avec leur liste, en quelque sorte, par rapport à ce qu’ils trouvaient dans les salles du Louvre. Puis ils décrochaient et emballaient les œuvres pour les faire retourner à leur lieu d’origine. Et c’est comme ça aussi par exemple que le Paradis de Tintoret est arrivé, tableau qui est un autre exemple de maniérisme à la vénitienne, bien sûr. Il avait été saisi dans une collection particulière à Vérone, le palais Bevilacqua : il n’a pas été restitué non plus parce qu’il n’y avait plus de descendant de la maison Bevilacqua pour réclamer le tableau !

Actuellement, estimez-vous que la collection présente un panorama assez complet ou que des manques pourraient être comblés ?

(JPEG)Il manque quand même un grand Tintoret religieux, une de ces grandes machines qu’il serait magnifique d’avoir au Louvre. Comme je le montre dans l’exposition, le Paradis est quelque chose de très particulier, c’est-à-dire une esquisse peinte pour un concours. Ensuite, il y a la Suzanne et les Vieillards : un beau tableau quoiqu’un peu mineur dans l’œuvre de Tintoret ; évidemment le très bel Autoportrait de Tintoret, dans sa vieillesse, acquisition de la reine Marie-Antoinette avec le château de Saint-Cloud à la famille d’Orléans, l’achetant avec ce que la famille y avait laissé et entre autres ce merveilleux autoportrait, que nous avons la chance de conserver et qui est également montré à l’exposition. Disons que ce sont des choses intéressantes mais pas très représentatives de la carrière de Tintoret : il faudrait une grande machine religieuse par exemple.

Et ces lacunes-là pourraient être comblées par le marché de l’art ? Récemment, à l’automne 2005, une galerie parisienne proposait une esquisse de Titien...

Je ne vais pas m’amuser à faire l’expertise de cette esquisse, qui n’était pas inconnue et qui est certes belle, mais dont je doute qu’elle soit de Titien. De toute manière, elle n’aurait pas comblé cette autre lacune, vous avez raison, qu’est la vieillesse de Titien, la deuxième partie de sa carrière : une très grosse lacune du Louvre mais qui vient justement du goût du XVIIème siècle dont je parlais tout à l’heure. Une troisième lacune, c’est peut-être un grand Bassano religieux. Le Louvre a quelques Bassano assez représentatifs de la tendance pastorale biblique, ainsi que la grande Déposition assez belle. Là encore, les Bassano ont peint aussi d’importants tableaux religieux, dont manque le Louvre. Ou même un grand tableau de genre de Bassano également. Manque donc vraiment, en matière de peinture vénitienne, toute la seconde moitié du siècle. Pour Véronèse, grâce aux prélèvements voulus par Denon, cette lacune est assez bien comblée et ces grands tableaux de Véronèse sont quand même très emblématiques de la vie et de la culture vénitienne de la seconde moitié du siècle. Donc le Louvre n’est pas trop mal loti : quand on va dans la salle des États actuellement, la deuxième et plus grande moitié de la salle (celle où est présentée justement la peinture après 1540) est vraiment très frappante et démonstrative de la période à Venise. On y voit même un Titien assez beau, lui aussi prélevé par Denon : c’est le Couronnement d’épines, qui vient de Milan et est daté de 1540-1542.

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Cette lacune est donc en partie comblée, mais il faudrait toutefois quelques grandes œuvres religieuses vraiment représentatives de cette époque, aussi bien du Titien de l’« impressionnisme magique » comme on disait autrefois, la vieillesse de l’artiste qui a beaucoup influencé et inspiré les peintres vénitiens de la fin du XVIème siècle, comme Bassano lui-même ou ses fils, Palma le jeune, etc : effectivement, cela manque. Une grande œuvre religieuse de Tintoret, comme je disais, et même peut-être un tableau un peu significatif de Palma le jeune, lequel a eu une grande importance à Venise à la fin du siècle et au début du XVIIème siècle, pour pouvoir faire le lien avec la collection italienne du XVIIème et du XVIIIème siècle. Mais enfin ne nous plaignons pas trop, la peinture des collections du Louvre reste très belle.

Au contraire, on constate l’absence d’un grand artiste du début du XVIème siècle : Giorgione. Pensez-vous qu’un jour le Musée du Louvre pourra acquérir un Giorgione ou qu’apparemment le marché de l’art ne le permet pas ?

(JPEG)De fait, pour tous ces manques, il est difficile de penser qu’on va trouver quelque chose sur le marché de l’art. Giorgione, n’en parlons pas : d’abord, il reste de nos jours un artiste très discuté, et au point de vue des attributions, demeurent beaucoup de controverses. À mon avis, je ne pense pas. Mais il faut dire qu’au Louvre, cependant, nous avons ce Concert champêtre, lui-même discuté : au cours des siècles, il a flotté entre Giorgione et Titien [la majorité de la critique actuelle s’attache à le donner à Titien, mais certains spécialistes continuent à l’attribuer à Giorgione, NDLR], c’est un tableau très caractéristique de toute cette époque de la peinture vénitienne, l’extrême début du XVIème siècle : rien qu’avec ce tableau-là, même s’il est de Titien et pas de Giorgione, la tendance est très bien représentée. D’ailleurs, la partie de la salle où l’on montre tous les Titien et les peintres vénitiens avant 1540 sont regroupés autour de ce tableau, et cela marche très bien visuellement, me semble-t-il. Effectivement il manque un Giorgione incontesté au Louvre, mais il y a peu d’espoir d’en trouver.

En ce qui concerne la vieillesse de Titien, on ne trouvera pas non plus sur le marché de l’art. Une grande œuvre religieuse de Tintoret non plus, même Palma le jeune reste problématique : peu d’espoir, je crois, de remplir cette lacune. Il n’y a que Bassano, peut-être, dont on peut encore espérer trouver un grand tableau significatif, car encore beaucoup de ses œuvres sont dans les galeries et en mains privées. Mais à un prix encore très cher : même si Bassano est peut-être un peu moins côté que les trois autres grands maîtres de Venise, il reste extrêmement onéreux.

Avant le Louvre, vous avez travaillé notamment à Bordeaux, où se tient dans un premier temps cette exposition Splendeur de Venise qui regroupe des peintures des collections publiques. Quel a été votre rôle dans l’organisation de cette exposition ?

Je fais partie du comité scientifique, qui s’est réuni un certain nombre de fois et a fait des choix. L’idée de cette exposition est de montrer que tous les musées français en dehors du Louvre, en matière de peinture vénitienne du XVIème siècle, constituent une sorte de Louvre bis en fait : là encore, avec toujours des lacunes. Par exemple, il manque peut-être quelques très beaux Titien dans les collections de province, puisque ceux de la collection royale sont plutôt restés au Louvre (pas tous mais la plupart), et il est certain que ces Titien gagnent à être vus ensemble, car on peut voir au Louvre un vrai développement de la peinture vénitienne dans le premier tiers du siècle grâce à ces tableaux. Mais en province, les autres peintres sont assez bien représentés. C’est évidemment un Louvre complètement virtuel puisque ces œuvres sont éclatées entre tous les musées : le but était donc de les rassembler pour montrer qu’il y avait une grande richesse patrimoniale dans ce domaine dans toute la France une fois ces œuvres réunies.

(JPEG)Et je crois que c’est assez réussi parce que cette exposition a un certain succès, le catalogue aussi. De plus, entre membres du comité scientifique, nous nous sommes répartis le travail, en collaboration avec l’INHA [Institut National d’Histoire de l’Art, NLDR], car il s’agit d’une opération en lien avec le grand recensement très ambitieux qu’opère en ce moment l’INHA de toute la peinture italienne dans les collections publiques françaises, et pas seulement en province. Y compris le Louvre, les églises : une enquête extrêmement vaste, de longue haleine mais qui, lorsqu’elle aboutira, sera extrêmement utile à tous les chercheurs, vu qu’un certain nombre de tableaux restent mal connus à cause de la dispersion. La collection du Louvre est relativement bien connue, celles italiennes des grands musées des Beaux-Arts en province ont en général fait l’objet de catalogues raisonnés, cela commence donc à être connu. Mais dans les autres musées où ce travail n’a pas encore été fait et dans les églises, se trouvent encore pas mal de richesses et de trouvailles, ce que démontre aussi un peu Splendeur de Venise : quelques tableaux peu connus sont venus d’églises ou de musées qui n’ont pas de catalogues récents, permettant de redécouvrir un certain nombre d’œuvres. Les membres du comité scientifique se sont donc répartis le travail, j’ai traité la partie Bassano et Palma le jeune. Surtout Bassano, assez important, les collections publiques françaises étant relativement riches en Bassano.

Évidemment, il n’y a pas de secret : beaucoup de ces œuvres ont été envoyées par l’État lors de la fondation des grands musées des Beaux-Arts de province au début du XIXème siècle suite au décret Chaptal, premier fondement de ces collections vénitiennes de région. Ces collections se sont ensuite enrichies soit par des dons, soit même quelquefois par des achats. On a donc voulu montrer tout ce travail dans cette exposition, et en publiant ce catalogue qui est assez frappant dans ce domaine.

On voit qu’il y a beaucoup de manifestations autour de la peinture et du dessin vénitiens du XVIème siècle en France en 2006. Pourquoi y en a-t-il autant cette année ?

À mon avis, c’est le pur hasard.

C’est vrai qu’on a plutôt affaire en 2006 à des manifestations autour de Rembrandt ou de Cézanne...

Là, il n’y a pas d’anniversaire particulier, je ne vois pas à quoi cela pourrait vraiment faire allusion...Non, je crois que c’est le pur hasard, c’est assez curieux. En commençant par le Louvre, l’exposition Le Paradis de Tintoret avait en fait été programmée dans les années précédentes : mais ensuite pour des raisons X et Y, d’autres priorités ont surgi, il a donc fallu reculer la date finalement en 2006. Cela ne me gênait pas particulièrement, et il se trouve qu’on a obtenu un créneau pour faire l’exposition en 2006. Un premier hasard.

Splendeur de Venise, c’est un peu le hasard aussi. Cette exposition a ouvert en 2005 et continue en 2006, pour se terminer en juillet à Caen. Dans ce cas-là, le moment était le plus favorable pour avoir les prêts, car certains musées sont en travaux...Après avoir fait des sondages auprès de nos collègues des grands musées des Beaux-Arts, cette période était la plus favorable pour essuyer le moins de refus de prêts. Il faut dire que c’est un vrai sacrifice pour certains musées d’envoyer à cette exposition leurs chefs-d’œuvre vénitiens, souvent leurs chefs-d’œuvre tout court. Autant de choses non présentées dans leurs salles pendant ce temps, d’autant plus que l’exposition est itinérante, et une certaine déception peut-être pour leurs visiteurs : les musées ne sont donc pas toujours heureux de voir partir leurs chefs-d’œuvre envoyés dans une exposition itinérante de six mois. Mais nous avons eu la chance d’avoir beaucoup de compréhension de la part de nos collègues de province, car ils ont en effet bien senti l’importance scientifique de cette manifestation qui allait mieux faire connaître leurs collections ; certes, elle les privait pendant un certain temps, mais ensuite cela rendait certains de leurs tableaux mieux connus et donc susceptibles d’attirer les visiteurs par la suite. Une exposition programmée assez tardivement, on peut dire : enfin, suffisamment à l’avance pour que tout se passe bien, mais après qu’on ait pris connaissance des autres manifestations vénitiennes à l’étranger. Il n’y a pas de lien, c’est encore le hasard.

Et même les autres manifestations vénitiennes à l’étranger...À la fin de cette année, le Musée du Luxembourg va faire une exposition de portraits de Titien. Or, ce musée a une programmation très rapide et serrée, donc pas connue à l’avance. C’est aussi un peu le hasard s’ils font cette exposition fin 2006. Là encore, la date a changé : je crois qu’ils voulaient faire ça avant, déjà en 2005, mais pour des raisons qui leur sont propres ils n’ont pas pu, et l’exposition se retrouve elle aussi en 2006. Et comme ils sont en pool pour cette exposition avec Naples, Naples également en 2006 fait une exposition de portraits, pas seulement de Titien d’ailleurs : ils ont élargi aux portraits italiens du XVIème siècle. Mais elle était programmée il y a longtemps...c’est donc le hasard !

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Enfin, la grande exposition Washington/Vienne : je fais aussi partie du comité scientifique, et il n’y a aucune raison pour avoir retenu cette date. Simplement, là aussi, cette exposition était prévue depuis très longtemps par la National Gallery de Washington, car les Américains sont très méticuleux et préparent les choses longtemps à l’avance. Ensuite, l’idée de partenariat avec Vienne est arrivée assez vite, puisqu’il s’agit du musée conservant le plus de Giorgione sûrs et certains. Au départ l’exposition devait avoir lieu avant, mais pour des raisons qui sont propres à la National Gallery de Washington, elle n’a pu avoir lieu finalement qu’en 2006. Tout ça est donc le pur hasard, tout tombe en même temps en 2006, c’est curieux ! Mais il arrive assez souvent, tout d’un coup, on ne sait pas pourquoi, qu’il y ait une accumulation sans vraiment de raison. Toutefois, il est vrai aussi que cela faisait un certain temps, au moins plus de dix ans, qu’il n’y avait pas eu dans le monde de grande manifestation vénitienne regroupant toute l’école : la dernière, à ma connaissance, c’était Le Siècle de Titien en 1993. L’exposition Lotto a été ensuite monographique [organisée à Paris au Grand Palais en 1998-1999, à laquelle participa Jean Habert, NDLR]. On a eu des expositions monographiques depuis, mais la dernière grande exposition de peinture vénitienne du XVIème siècle date des années 1990. Quinze ans après, on peut effectivement s’expliquer l’intérêt tout d’un coup pour le XVIème siècle vénitien, car il n’avait pas été montré aux yeux du public depuis longtemps : après quinze ans, une nouvelle génération commence à s’intéresser à l’art, toute une jeunesse qui n’a pas connu ces grandes manifestations vénitiennes du XXème siècle (puisque nous sommes au XXIème) et l’on peut donc penser que ce public est content de voir cette peinture, d’en prendre connaissance.

Je pense donc que c’est le hasard si tout cela tombe en 2006, mais ce n’est pas le hasard, vu le laps de temps qui s’est passé depuis la dernière grande manifestation vénitienne, qu’on veuille montrer à un public renouvelé cette belle peinture vénitienne du XVIème siècle, laquelle a toujours beaucoup de succès. Une peinture très séduisante, moins cérébrale que, par exemple, le XVIème siècle de l’Italie centrale, très belle aussi mais demandant peut-être un plus grand effort et pas immédiatement esthétique, surtout pour le maniérisme de la seconde moitié du siècle.

Les expositions présentées au Louvre et Splendeur de Venise ont accordé une certaine place au dessin. Aurait-on pendant trop longtemps négligé cet aspect de la création chez ces artistes surtout vantés comme peintres ?

Oui c’est un peu vrai, ce qui explique, je pense, le mouvement autour du dessin vénitien en ce moment. Même moi, pour Tintoret, l’idée de montrer les dessins m’est venue après : la première idée était simplement de rassembler ses esquisses et les autres du concours de 1582 dont le Tintoret du Louvre fait partie pour une exposition dossier, donc en quelque sorte de montrer le contexte en rassemblant les autres œuvres peintes qui existent encore de nos jours. Mais en faisant ce travail (assez lent au cours des années et qui ne s’est enrichi que récemment), je me suis aperçu qu’on rapprochait un certain nombre de dessins du projet de remplacement du Paradis du palais des Doges, objet du concours de 1582. Je me suis alors dit : « puisque je rassemble des esquisses, ce serait intéressant quand même d’avoir les dessins », et je dois avouer que je n’ai eu aucune difficulté du côté des musées pour le prêt de ces dessins pourtant insignes. Il y a ainsi quatre chefs-d’œuvre de Véronèse, une douzaine de dessins de Tintoret qui n’ont pas tous forcément des rapport directs avec les esquisses présentées mais qui ont resservi pour ces esquisses, d’où l’intérêt de montrer aussi cet aspect de la création de Tintoret. Cela donnait une tonalité à l’exposition qui, je crois, intéresse le public, où l’on ne voit pas seulement le contexte historique des peintures mais également le processus créatif des peintres à travers leurs dessins. Et évidemment il n’y a qu’une telle exposition qui puisse montrer les rapports entre les dessins, donc les dessins préparatoires, et les esquisses peintes pour montrer comment s’élabore un tableau, un grand décor vénitien en l’occurence, dont on voit là les deux premières étapes. La dernière étant le grand tableau définitif, lequel bien sûr se trouve sur place au palais des Doges et ne peut être déplacé, il faut donc aller le voir sur place : l’exposition est itinérante et va normalement à la fin de l’année à Venise, où l’on pourra voir ces esquisses in situ en même temps que le grand tableau définitif. Mais pas les dessins puisqu’ils sont trop peu nombreux pour pouvoir être divisés entre les étapes de l’exposition et donc ne sont montrés qu’à Paris, où l’on a la toute première étape du processus créatif de ce grand Paradis du palais des Doges, mais qui permet de voir les visions très différentes des grands maîtres et leur manière assez différente de travailler aussi. C’est l’intérêt de l’étude dessinée que j’ai découvert à cette occasion et que j’ai voulu transmettre au visiteur.

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En même temps, le Louvre, qui conserve une très belle collection de dessins vénitiens du XVIème siècle, a eu l’idée de faire une présentation dans les salles de dessins (dites Mollien) où le département des arts graphiques présente par roulement ses collections. Une très belle sélection...L’idée de faire les deux expositions en même temps a motivé la présentation de ces dessins dont certains n’ont jamais été présentés depuis le XIXème siècle, donnant également au département des arts graphiques l’idée de faire en parallèle, mais uniquement pour le dessin vénitien, une sorte de recensement des meilleurs dessins des collections régionales : sept expositions vont être organisées dans les régions, la première à Montpellier, pilotées par Catherine Loisel au département des arts graphiques en collaboration avec les conservateurs des musées concernés et rejoignant un peu la démarche de l’INHA pour la peinture, en parallèle. Et il est vrai que toute cette activité autour du dessin vénitien, plus la sélection qui est montrée à Splendeur de Venise, une sorte de sélection des meilleures feuilles des collections publiques dans les régions, crée un intérêt renouvelé certain autour du dessin vénitien du XVIème siècle : il fait découvrir au public la beauté de ces dessins, leurs particularités, leurs singularités par rapport là encore aux dessins florentins ou romains.

Quand on parle des peintres vénitiens, on pense souvent à des coloristes. Et de fait généralement, dans l’étape d’élaboration de la peinture, il y avait souvent des « recettes » assez personnelles voire expérimentales. Cela pose-t-il des problèmes de conservation vis-à-vis des œuvres que vous avez actuellement dans les collections ?

Non, le colorisme vénitien ne pose pas plus de problèmes de conservation qu’une autre école de peinture, sauf peut-être, mais cela existe néanmoins dans d’autres écoles et à d’autres époques, que c’est une peinture en pâte, assez épaisse. Quand vous voyez Tintoret par exemple, on suit très bien les coups de pinceau, assez épais, assez empâtés. Cela se sent aussi, dans une moindre mesure mais quand même, chez Véronèse ; ainsi que chez Titien : peut-être moins dans la première moitié de sa carrière, la mieux représentée au Louvre, davantage dans ses peintures de vieillesse, moins évoquées. Mais d’une manière générale, on ne peut pas dire que cette technique particulière des artistes vénitiens du XVIème siècle pose des problèmes de conservation différents des autres écoles.

N’est-il pas paradoxal que la tradition vénitienne à elle seule ait engendrée une telle influence sur une grande partie de la peinture occidentale jusqu’au XIXème siècle ? Comment peut-on expliquer ce phénomène ?

À mon avis, c’est à cause de la couleur. Il y a toujours eu ce débat entre le dessin et la couleur, mais la couleur est irrésistible : la couleur, c’est le signe même de la vie. Et le naturalisme vénitien a une évidence que n’a peut-être pas la peinture plus cérébrale, comme je disais tout à l’heure, de l’Italie centrale : cette peinture a un effet immédiat sur l’observateur ; esthétique d’elle-même, elle ne demande pas réflexion, à cause de son naturalisme et de son amour de la couleur. Par conséquent je pense que toute la peinture occidentale a toujours balancé entre ces deux pôles du dessin et de la couleur, ou même, dans les siècles qui ont suivi le XVIème siècle, a cherché à faire la fusion des deux choses. C’est donc dans cette acception-là que la peinture vénitienne a eu un tel retentissement, une telle influence : tous les jeunes peintres qui allaient se former en Italie, même s’ils séjournaient plus longuement sans doute à Rome, capitale culturelle et politique (à tous points de vue le centre le plus important en Italie), voyageaient à un moment ou à un autre, et parfois séjournaient, à Venise : il n’y en avait pas un qui n’allait pas à Venise, enfin presque pas. Ce qui montre bien que la peinture vénitienne était considérée comme une part importante de la formation. Il y avait la peinture florentine et romaine d’une part, mais aussi obligatoirement la peinture vénitienne pour le côté virtuose, le côté naturaliste, le côté proche de la vie, le côté esthétique, même très esthétique, très présent de la peinture vénitienne. La peinture vénitienne a toujours été très collectée en France, comme le démontre le colloque qui accompagne l’exposition Splendeur de Venise, avec un collectionnisme vénitien traditionnel.

Et cette tradition de la peinture vénitienne comme idéal esthétique a perduré jusqu’à une époque récente ?

(JPEG)Oui, et je dirais aussi que la peinture vénitienne n’a jamais cessé de plaire, même sur les peintres modernes ou à l’origine de l’art moderne. Tous les impressionnistes, par exemple, se sont intéressés à la peinture vénitienne : on comprend pourquoi, car elle correspondait vraiment à ce qu’ils recherchaient, à leur démarche. Avant eux, les peintres romantiques évidemment, pour les mêmes raisons : Delacroix, par exemple, a beaucoup copié Véronèse, mais pas seulement Véronèse, et il aimait la peinture vénitienne ; tous les romantiques ont séjourné à Venise à un moment ou à un autre de leur carrière. Cela s’est par la suite propagé, après les impressionnistes, aux néo-impressionnistes et à Cézanne, qui a beaucoup regardé la peinture vénitienne. Encore de nos jours, les peintres anciens préférés des artistes modernes sont souvent des Vénitiens et notamment Tintoret, à cause de son étrangeté, son côté fantastique, ce mélange de naturalisme et d’irréalité des volumes, des attitudes, de la perspective : je suis ainsi sûr qu’un peintre comme Garouste, même si cela reste à vérifier, doit beaucoup aimer Tintoret, ça me paraît évident.

Et les grands écrivains de notre époque se sont beaucoup intéressés à Tintoret : le peintre ancien que préférait Sartre ; son tableau préféré était justement l’autoportrait de Tintoret au Louvre, sur lequel il a écrit des lignes célèbres, ce qu’on a vu à l’exposition Sartre à la BNF où le tableau était exposé. Quelqu’un comme Malraux aimait beaucoup la peinture vénitienne : il a largement écrit sur la culture vénitienne, et lui aussi son peintre préféré était Tintoret. Alors qu’il n’aimait pas Véronèse : s’il est vrai que, superficiellement, toute la peinture vénitienne du XVIème siècle a un air de famille, chaque peintre est extrêmement différent, et rien n’est plus différent que Tintoret et Véronèse. C’est d’ailleurs pour ça qu’ils étaient rivaux : contemporains mais rivaux à Venise. Et le goût de notre époque pencherait plutôt pour Tintoret, même s’il y a aussi énormément d’amateurs de Véronèse, bien entendu. Chaque fois qu’on montre des Véronèse, ça a toujours beaucoup de succès. Donc tout est relatif, mais je pars d’un point de vue plus intellectuel, peut-être.

Avez-vous, à titre personnel, des œuvres ou des artistes vénitiens que vous préférez ou qui vous touchent plus que d’autres ?

Moi, c’est vrai que j’aime beaucoup Titien, auquel je me suis énormément intéressé. Je trouve que c’est un créateur formidable, le peintre vénitien qui s’est le plus renouvelé constamment au cours de sa carrière ; tout orgueilleux qu’il fût, dit-on, et grippe-sou, dit-on aussi, mais je crois que c’est vrai de tous les Vénitiens : il s’agit d’une société commerçante, donc l’argent compte beaucoup, et tous les moyens sont bons pour en gagner. Mais Titien est quelqu’un d’éminemment émouvant : c’est d’abord un génie incomparable, un des très grands de la Renaissance italienne, à l’égal quand même de Raphaël et de Michel-Ange. Très émouvant parce que dès ses premiers tableaux, on se trouve face à des chefs-d’œuvre : il n’y a pas de croûte chez Titien. Et deuxièmement, il montre dans sa peinture qu’il s’est toujours beaucoup intéressé à ce qui se faisait autour de lui ; il ne devait pas avoir un caractère facile car je crois qu’il avait des ennemis, des peintres rivaux qu’il détestait. Titien a aussi été plus ou moins peintre officiel de la République à la suite de Bellini, et il a fait du népotisme : il a écarté certains comme Pordenone, en a favorisé d’autres comme Véronèse. Peut-être qu’il ne s’est pas trompé non plus, car Véronèse reste un plus grand peintre que Pordenone, il n’avait donc pas tort d’une certaine manière. Mais enfin, il aurait pu être un peu plus complaisant pour d’autres artistes : il a peut-être eu aussi peur de Pordenone par exemple, considéré comme l’introducteur du modernisme à Venise, probablement y avait-il une certaine jalousie dans son inquiétude envers Pordenone. Il n’empêche qu’il regardait toute cette peinture que faisaient les autres, avec des échos dans ses propres œuvres, et ça ne le gêne même pas de copier des peintres parfois secondaires qui l’intéressent pour telle ou telle raison, comme la copie qu’il a faite du célèbre Portrait de Charles Quint en pied de Seisenegger [tableau de Titien aujourd’hui au Prado, et de Seisenegger au Kunsthistorisches Museum de Vienne, NDLR]. Il ne considérait pas qu’il s’abaissait en copiant un peintre étranger moins grand que lui. Il est vrai qu’il n’avait aucune raison d’être jaloux de ce peintre, sachant qu’il était mieux considéré, donc cela ne l’embarassait pas : il y a toujours deux facettes à un caractère. Mais Titien a toujours montré un grand intérêt envers tout ce qui se faisait autour de lui en dehors de Venise : bien qu’il soit toujours resté dans cette ville (il a très peu voyagé), il est quand même allé à Rome, en Allemagne ; pas en Espagne parce qu’il était trop attaché à Venise pour entreprendre un aussi grand voyage, mais il a cepedant fait preuve d’ouverture.

(JPEG)Et en plus, cet intérêt pour ce qui se faisait autour de lui a fait grandement évoluer sa peinture : on divise sa carrière en périodes différentes, très discernables. Un peu comme Picasso au XXème siècle, montrant qu’il était capable d’évoluer, de changer, qu’il ne se laissait pas tomber dans une ornière c’est-à-dire à faire toujours la même peinture, et qu’il savait se renouveler : et ça, pour moi, c’est vraiment le signe du génie. Beaucoup plus que des peintres davantage linéaires : Véronèse, par exemple, est beaucoup plus linéaire ; bien qu’on discerne une évolution chez lui, elle est beaucoup moins abrupte et apparente que chez Titien. On constate un peu la même chose chez Tintoret : il y a une évolution chez Tintoret plus que chez Véronèse, mais enfin plus linéaire que Titien, même si c’est un très grand peintre. Titien, lui, s’est complètement renouvelé : il a eu des moments de doute, qui se sentent dans sa peinture, des moments plus faibles et puis ensuite où il se reprend, va de l’avant, et fait autre chose. Regardez comment il a très souvent repris une composition qu’il avait faite plus tôt dans sa carrière, mais qu’il transforme complètement selon un schéma très différent. Entre Le Couronnement d’épines du Louvre et Le Couronnement d’épines de Munich, par exemple, un tableau qui a en plus beaucoup marqué les autre peintres contemporains comme Bassano, initiant en quelque sorte le début de cet impressionnisme magique de la vieillesse de Titien.

Jacopo Bassano est un très grand maître aussi, qui a su constamment se renouveler. Les différences entre le début et la fin de sa carrière sont même assez frappantes, il y a une énorme différence. Mais pourquoi ? Parce qu’il a su s’intéresser à Titien vieux et à s’en inspirer pour renouveler sa propre peinture...C’est pourquoi j’aime bien Titien. Alors que Bassano est un peintre que j’aime bien aussi, et s’est de même beaucoup renouvelé, mais avec des ruptures presque trop grandes, difficiles à expliquer : par la vieillesse, par le fait qu’il avait un atelier pléthorique, par le fait aussi de son succès commercial gigantesque, énorme dans toute l’Europe qui a peut-être un peu perverti son art en le convertissant en un art très systématique, notamment la pastorale biblique, les scènes de genre, etc : une production un peu trop réglée et pittoresque que tout le monde voulait dans toute l’Europe, ce qui a donné un certain caractère à sa peinture et sa carrière. Tandis que Titien est resté jusqu’au bout un peintre indépendant, même si à la fin de sa carrière il ne peignait que pour les grands, les plus grands, les rois, les empereurs, etc, dans sa vieillesse ne peignant presque plus qu’exclusivement pour Philippe II d’Espagne [héritier de Charles Quint, disposant du pouvoir et de l’empire de son père, NDLR]. Avec ce dialogue formidable, extraordinaire quand on y pense, entre lui et ce grand roi, dont les possessions équivalaient presque à la moitié de la planète, faisant de Titien un personnage extraordinaire à tous points de vue. Et jusqu’au bout, jusqu’à son dernier tableau, la Pietà de l’Accademia, tout est chef-d’œuvre chez Titien, même quand il ne cherche pas à en faire forcément un : même un petit tableautin, si j’ose dire, comme Tarquin et Lucrèce du Musée de l’Académie de Vienne est un tableau extraordinaire d’invention, de violence, d’éclatement des formes aussi, une sorte d’adéquation entre le style et le sujet, le thème du tableau qui est un viol : la violence du thème induit une violence du style. Ce sont des choses comme ça qui sont passionnantes chez Titien.

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C’est-à-dire qu’il est très moderne, parce qu’on sent sa personnalité dans ses tableaux, et même dans les portraits. Il s’agit d’un formidable portraitiste évidemment, tellement formidable qu’on peut dire que c’est surtout Titien qui a influencé le portrait européen jusqu’au XVIIIème siècle, plus que les Florentins ou les Romains. Mais en plus, il faisait sentir le rapport qu’il avait avec le modèle, le rapport plus ou moins distant, plus familier, plus amical et puis ensuite plus officiel, etc. Dans tout : même dans ses scènes religieuses, on sent sa personnalité ; même dans ses autoportraits aussi (c’est fait pour ça !), on sent son état d’esprit. Titien est vraiment un peintre extraordinaire, le plus important de l’école vénitienne, une mine inépuisable.

Propos recueillis le mardi 7 mars 2006

Tous mes remerciements à Jean Habert pour sa gentillesse, sa disponibilité et sa passion communicative, ainsi qu’à Anthony Boile pour ses précieuses recommandations concernant la retranscription de cet entretien

par Benjamin Couilleaux
Article mis en ligne le 24 mai 2006

Légende des images, de haut en bas, logo inclus :
- première image : Titien, Autoportrait, vers 1562, huile sur toile, 86x65 cm, Madrid, Museo del Prado
- deuxième image : Jean Habert (photographie de l’auteur)
- troisième image : Jacopo Bassano, La Fuite en Égypte, vers 1544-1545, huile sur toile, 123,2x196,2 cm, Pasadena (Californie), The Norton Simon Museum
- quatrième image : Giuseppe Castiglione, Le Salon carré, au Louvre, en 1865, huile sur toile, 69x103 cm
- cinquième image : Véronèse, Le Repas chez Levi, 1573, huile sur toile, 555x1280 cm, Venise, Gallerie dell’Accademia
- sixième image : Tintoret, Le Combat de l’Archange saint Michel et Satan, vers 1590, huile sur toile, 318x220 cm, Dresde, Gemäldegalerie
- septième image : Jacopo Bassano, La Déposition, vers 1580-1582, huile sur toile, 154x225 cm, Paris, Musée du Louvre
- huitième image : Titien, Le Concert champêtre (détail), huile sur toile, Paris, Musée du Louvre (photographie de l’auteur)
- neuvième image : Véronèse, Persée délivrant Andromède, huile sur toile, 260x211 cm, Rennes, Musée des Beaux-Arts
- dixième image : Giorgione, Trois philosophes, vers 1508-1509, huile sur toile, 123,5x144,5 cm, Vienne, Kunsthistorisches Museum
- onzième image : Titien, Paysage avec un dragon et une femme nue couchée, dessin, 25,6x40,5 cm, Bayonne, Musée Bonnat
- douzième image : Charles Lapicque, Hommage à Tintoret, 1955, huile sur toile, 148x115 cm, Paris, Musée national d’Art moderne-Centre Georges Pompidou
- treizième image : Titien, Le couronnement d’épines, vers 1570-1575, huile sur toile, 280x182 cm, Munich, Alte Pinakothek
- quatorzième image : Titien, L’Homme aux gants, vers 1523-1524, huile sur toile, 100x89 cm, Paris, Musée du Louvre

Bibliographie sommaire de Jean Habert (par ordre chronologique) :
- Abraham Bosse les gravures du Musée des Beaux-Arts de Tours, Tours, Musée des Beaux-Arts, 1982, 67 p.
- Peinture italienne XVe-XIXe siècles Musée des Beaux-Arts Bordeaux, Paris, Réunion des musées nationaux, 1987, 283 p.
- Le Portrait d’Alphonse d’Avalos par Titien, Paris, Réunion des musées nationaux, 1990, 20 p.
- Les Noces de Cana de Véronèse une œuvre et sa restauration, catalogue d’exposition, Paris, Réunion des musées nationaux, 1992, 343 p.
- Véronèse une dame vénitienne dite la belle Nani, Paris, Réunion des musées nationaux, 1996, 64 p.
- Le Repas chez Simon, Véronèse histoire et restauration d’un chef-d’œuvre, Paris, A. de Gourcuff, 1997, 172 p.
- Bassano et ses fils dans les musées français, catalogue d’exposition, Paris, Réunion des musées nationaux, 1998, 119 p.
- « The so-called Pardo Venus », Apollo, volume CLVII, juin 2003, n°496, p. 46-54
- Tiziano e la pittura del Cinquecento a Venezia capolavori del Louvre, catalogue d’exposition, Conegliano, Linea d’ombra, 2004, 71 p.
- « La peinture vénitienne de 1540 à 1560 dans les collections du Louvre », in Da Bellini a Veronese Temi di Arte Veneta, ouvrage collectif, dir. Gennaro TOSCANO et Francesco VALCANOVER, Studi di arte veneta 6, Istituto veneto di scienze, lettere ed arti, Venise, 2004, p. 559-587
- Le Paradis de Tintoret. Un concours pour le palais des Doges, catalogue d’exposition, Paris, Musée du Louvre/5 continents, 2006, 183 p.

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