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Cavale

Pièce majeure et centrale de la trilogie, ce deuxième opus impressionne autant par sa concision figurative que par le charisme obsessionnel de son personnage principal, résurgence vivante d’un passé qui a encore "du mal à passer"...


Thriller politique trempé dans l’acier, collant aux basques d’un personnage de terroriste anachronique et solitaire, Cavale se présente comme la "parenthèse" sombre de la trilogie, la plus violente également. L’univers de bas-fond nocturne qu’il décrit, composé de sous-sols d’immeubles, de planques austères et de bars glauques, s’éloigne radicalement de l’environnement bourgeois-bohème dans lequel évoluent les personnages d’Un couple épatant. La vision de Cavale évoque tout aussi bien la sécheresse hiératique des polars melvilliens que l’intensité du film noir américain, dont il reproduit de nombreux motifs visuels.

Cavale est un film qui épouse la subjectivité d’un individu traqué, perpétuellement aux abois, qui jette ses dernières forces dans un combat perdu d’avance. Le trajet et la personnalité de Bruno (Lucas Belvaux himself) trouvent ainsi des résonances jusque dans les principes esthétiques profonds du film. Bruno est en premier lieu un personnage qui fait corps avec l’obscurité, qui s’y dissimule, qui tend à l’invisibilité. De façon très symbolique, afin de porter secours à Agnès au moment où le dealer la frappe, Bruno doit littéralement "sortir de l’ombre", rentrer dans une logique de visibilité, quittant le trottoir obscur d’où il observait sans être vu (position de spectateur) pour prendre part à l’action (position d’acteur), revolver dressé sous la lumière crue d’un réverbère.

A l’instar de son personnage principal mutique dressant l’oreille au moindre bruit, Cavale est également un film extrêmement silencieux, où aucune parole superflue n’est prononcée et où le moindre son devient d’une importance capitale, signifiant un danger imminent. La maîtrise sonore est en effet essentielle pour Bruno, qui remonte son arme en aveugle et guette ses ennemis au son. Il se sauve et réussit à tuer ses poursuivants car il réagit au moindre bruit (scène de carnage dans le garage) et se distingue en général des autres par son oreille affûtée (Jacquillat n’entend pas son adversaire arriver, Freddy imagine des bruits).

(JPEG)Cavale utilise d’ailleurs toutes les ficelles du suspense sonore : la paranoïa de Freddy, courant chez lui la peur au ventre, augmente au moindre son de voiture, au bruit d’un passant. D’expressionniste, le son devient presque subjectif, car c’est bien dans la tête de Freddy, persuadé d’être poursuivi, que ces sons prennent un caractère menaçant. Aux déferlements de dialogues qui émaillent Un couple épatant, Cavale préfère donc la mise en place d’une économie formelle basée sur le geste, plutôt que sur la parole. Ce parti-pris se retrouve indirectement dans l’éradication de toute transition explicative entre les séquences.

Ainsi, le passage des journées est rendu par des fondus au noir d’une longueur inhabituelle, qui reprennent souvent les codes figuratifs de la scène les précédant. Au moment où Jeanne (Catherine Frot) brûle les souvenirs de sa période révolutionnaire, le fondu intervient sur les cendres emportées au fond de la baignoire et souligne la démarche mnésique opérée par le personnage (reléguer le passé dans les profondeurs de l’oubli).

Car contrairement à Bruno, dont l’orthodoxie révolutionnaire s’est aiguisée en cellule, Jeanne a choisi la voie de l’intégration sociale (métier d’enseignante, un mari, un enfant, etc.). Lorsque Bruno revient la chercher avant la confrontation avec Jacquillat, demandeur d’une aide qu’elle a pourtant refusée de lui donner, elle reste stoïque derrière sa porte close, dissimulant son émoi en lisant Le Monde (journal de centre-gauche !). Le bruit de la voiture de Bruno passant et repassant dans sa rue, amplifié subjectivement, nous montre à quel point ce choix lui coûte. Après avoir finalement secouru Bruno, suite à la fusillade, Jeanne rentre chez elle et contemple son enfant endormi, à côté d’un globe terrestre phosphorescent. Une image apaisée, digne des fameux "plans de jardin" de David Lynch : en tournant le dos aux combats de sa jeunesse, Jeanne trahit ses idéaux, mais ce faisant elle a l’impression de choisir le camp de la vie, celle qu’incarne son fils auquel, littéralement, "le monde appartient".

Quant à Bruno, il est, un peu comme Alain (François Morel) dans Un couple épatant, un personnage qui se méfie constamment. Bien que sa paranoïa soit beaucoup plus justifiée que celle d’Alain (on cherche effectivement à le tuer), elle aboutit également à une vision déformée de la réalité : par exemple, lorsqu’il voit Pascal (Gilbert Melki) arriver au bar de Freddy, il pense que ce dernier vient de le donner à la police, alors que Pascal vient seulement se ravitailler en morphine. C’est pourquoi Bruno assassine Freddy, illustrant tragiquement le principe même de la trilogie : de façon générale, c’est le malentendu qui règne sur les relations humaines, qui détermine les comportements et précipite les évènements.

(JPEG)A l’instar de Pascal, Bruno est également un personnage sur-actif, constamment sur la brèche, avalant des amphétamines pour compenser le manque de sommeil. Loin d’avoir émoussé sa vaillance révolutionnaire, la détention l’a au contraire renforcée, la figeant dans une orthodoxie et une dialectique de la violence qui ne s’accordent plus avec le monde actuel (c’est le sens d’un échange verbal houleux avec Jeanne). Bruno constitue donc une figure de révolutionnaire anachronique (il ignore le fonctionnement des téléphones portables), une résurgence du passé à l’austérité exacerbée (voir ce plan où il mange une conserve dans le silence et l’obscurité de son refuge, une arme à feu posée devant lui). Il est par ailleurs le seul personnage central masculin à ne pas tenter de séduire Cécile, ce qui souligne l’éloignement radical, par rapport à toute "pulsion de vie", dans lequel le cantonne le combat qu’il a épousé.

A mesure que le film avance (et que ses réserves d’amphétamines s’épuisent), Bruno, écrasé de peur et de fatigue, perd de sa maîtrise froide et exprime ses affects de manière de plus en plus incontrôlée : c’est cette longue plainte sonore alors qu’il fuit couvert de sang le lieu de la fusillade, ce cri muet à la bouche déformée (qui évoque le fameux Cri de Munch) et ces salves tirées dans le vide au départ de Jeanne. Ces éléments ne viennent pas contrebalancer l’extrême sécheresse de l’ensemble, celle d’un film âpre et tendu comme un arc.

Précisons que Cavale est également le seul des films de la trilogie à s’éloigner des limites géographiques de Grenoble. La fin du film, sorte d’étrange coda située en dehors des limites chronologiques communes aux deux autres parties, s’éloigne de l’univers des bas-fonds obscurs de la ville pour explorer l’espace lumineux des glaciers alpins. Piégé par une crevasse, Bruno y "disparaît dans la nature", comme le dit si justement Pascal à Agnès dans la dernière séquence d’Après la vie. C’est sur une image blanche et immuable que le film se clôt, l’élément qui la perturbait ayant été enseveli. C’est le symbole magnifique de l’ordre social établi qui a "digéré" sa propre contestation, cette génération de gauchistes militants armés effacée des mémoires et des consciences.

par Antoine Gaudin
Article mis en ligne le 25 octobre 2006

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