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Manga : la perception du genre

Shônen, Shôjo, Seinen du Japon à la France

Au cours d’une discussion sur le manga avec quelques lecteurs assidus, mais peu introduits aux arcanes des genres, ressortit l’idée, galvaudée mais si vraie, que les manga étaient en France distribués sous une étiquette unique, alors qu’ils sont d’une diversité au moins égale à celles de nos BD ou de nos romans. Malgré les efforts importants des éditeurs dans ce domaine, la séparation entre les genres, et la gestion de l’information des publics sur les contenus possibles de certains manga, restent encore des chantiers importants.


D’une nécessité de cataloguer, à une catégorisation qui révèle une grande différence entre édition de manga au Japon, et édition de manga en France.

Les éditeurs suivent à présent des politiques d’information autour des genres des manga, dont on retiendra principalement les trois piliers : Shônen, Shôjo et Seinen. Brièvement, on peut dire que les Shônen concernent les jeunes garçons, les Shôjo les jeunes filles et les Seinen les adultes [1]. Bien sûr, les distinctions entre ces genres sont aussi floues qu’entre ces âges de la vie, où la mâturité personnelle joue un grand rôle, et d’une manière générale on constate qu’il s’agit surtout d’une étiquette pour orienter le public vers les manga qui sont susceptibles de lui plaire. Chacun puise ensuite à loisir dans ces réservoirs, et généralement à plusieurs d’entre eux.

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D’origine essentiellement commerciale, cette distinction trouve son fondement dans les magazines de pré-publication (les mangashi) des diverses sociétés d’édition japonaises. Afin d’y voir plus clair, je vous renvois vers les articles très clairs du Virus Manga n°3, ou du site Mangaverse. Mon propos n’est pas d’expliciter ces genres, mais d’essayer de comprendre la logique qui les régit en France.

En effet, autant au Japon le terme d’Otaku désigne les acharnés du manga (ou de toute autre chose d’ailleurs) rendus autistes par leur passion, autant en France, il tend par un abus de langage à désigner tous les fans de manga qui vivent pleinement leur passion. D’une quasi-pathologie, stigmatisée comme négative, le terme a donc glissé vers la désignation de gens passionnés, mais non névrosés. On peut donc questionner la catégorisation par genre des différents manga, et se demander si, en France, elle ne tend pas à développer sa propre personnalité, cousine mais distincte de la japonaise, sous un même terme ?

Les manga se distribuent en France très largement en format relié, et non pas sous forme de magazines de prépublication. Le Shônen de Pika, ou le Magnolia de Tonkam demeurent encore marginaux au regard de la très large diffusion des mangas. Aussi, la médiation entre le public et les manga est-elle d’une nature fondamentalement différente entre le Japon et la France. Au Japon, le format Mangashi implique une catégorisation orientée vers une consommation directe et efficace : à un magazine son public. Celui-ci contient plusieurs chapitres de différentes séries, que le lecteur va découvrir à la chaîne. Ce n’est que lors de la publication en volume relié que la série se présente dans son intégralité. Arrivé à ce niveau de la chaîne éditoriale, la division shônen/shôjo/seinen n’a plus grand intérêt dans la mesure où le public a déjà largement découvert la série au travers du magazine. Le but n’est donc pas tant de séduire autour de telle ou telle série, mais d’un ensemble de séries. Celles-ci doivent présenter assez de points communs pour toucher un même lecteur cible, mais également assez de diversité pour ne pas lasser le lecteur. Ainsi, on peut rencontrer le cas de séries déplacées par l’éditeur entre deux de ses magazines, comme le récent Death Note, qui quitte le magazine shônen pour intégrer le seinen, ou alors la publication des Captain Tsubasa Road to 2002 dans un magasine seinen alors que cette série est l’héritière de Captain Tsubasa, série qui présente tous les atours et caractéristiques a priori du shônen (esprit du nekketsu en particulier, cf le Virus Manga n°3). Les éditeurs peuvent ainsi mettre en oeuvre des stratégies : Death Note va attirer vers un nouveau mangashi son public du précédent support de pré-publication.

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Il s’avère qu’au Japon, la catégorisation d’une oeuvre dépend uniquement de son support de prépublication. En France, faute de cette prépublication massive, la réputation et la catégorisation d’un manga se fait au stade de sa parution en format relié, qui, au Japon, n’intervient comme on l’a dit que dans un second temps. Dès lors, l’attrait du manga repose principalement sur la série elle-même, et non pas sur un ensemble de séries publiées dans un recueil par petites doses. Autant l’usage du magazine de prépublication facilite l’orientation du lecteur, autant face à la série, le repérage est moins évident. Les couvertures correspondent moins à des collections qu’à une présentation éditoriale propre au manga lui-même, les formats (poches ou plus grands) ne sont pas reliés à des catégorisations de genre, mais à des choix éditoriaux pour la série. Aussi, il devient beaucoup plus difficile de s’y retrouver. Kana, par exemple, a pris l’option de scinder son catalogue en pluiseurs collections : Big Kana, Dark Kana ou encore Made in Japan pour ses manga d’auteurs. Cette division s’est assortie d’une importante communication sur le site de l’éditeur, ainsi que dans la présentation éditoriale. Glénat, lors de son basculement (à certains égards dommageable) vers les jacquettes japonaises, a pris soin de mentionner à quel genre se rapportait tel ou tel manga sur sa tranche.

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Ces efforts ne peuvent aller sans une formation du public à la signification de ces différents termes. A ce titre, la récente opération des fnac (hiver 2004) pour valoriser les seinen manga (et par la même occasion chercher à attirer le public amateur de BD "adultes" vers le manga) peut être mentionnée comme un pas important. Le choix de faire un dossier consacré aux différents genres de la part du Virus Manga (magazine de référence en matière de manga à l’heure actuelle en France) n’est pas anodin non plus.

Cependant, cette prise de conscience de la diversité au sein du manga, qui est le corrolaire d’un effort des éditeurs pour mieux valoriser leur catalogue, aboutit à créer en France une situation où les genres ne recouvrent pas la même signification qu’au Japon. Là-bas, c’est le support premier qui détermine le genre de référence de l’oeuvre, en dehors des considérations de contenus (même si ceux-ci se trouvent de facto harmonisés par les lignes éditoriales des différents managshi) Ici, en France, c’est le contenu de l’oeuvre qui va pousser l’éditeur à l’associer à telle ou telle branche de son catalogue. On imaginerait mal un éditeur proposer Captain Tsubasa Road to 2002 comme un manga destiné à un public d’adultes et de vieux adolescents, par exemple. La logique des collections éditoriales voudrait que ce manga, où les sentiments d’amitiés et de dépassement de soi jouent un rôle central, soit rattaché au genre shônen. Ainsi, il s’effectuerait un glissement de la signification des genres entre le Japon et la France, ceux-ci n’étant non plus renseignés par la volonté de promouvoir une série auprès de tel ou tel public, mais plutôt de renseigner le public sur ce qu’il va trouver dans l’oeuvre.

Au Japon, c’est donc le public cible qui est déterminant dans le rattachement d’un manga à son genre. En France, c’est le contenu du manga qui conduit à le rattacher à un genre, afin d’informer le public. A une logique commerciale succède donc une logique catégorielle, différente dans l’esprit.

A l’arrivée, les différences de classifications devraient s’avérer infinitésimales.

En effet, cette opposition entre un classement fonction du public cible, et un classement fonction du contenu s’avère par trop radicale pour refléter la réalité et la complexité de l’édition du manga. Cibler le public d’un mangashi implique également de cerner les contenus, ainsi que le mode de présentation qui doit être le leur. Aussi, en dehors des exceptions, ou classements incongrus, on constate que globalement il y a assez peu de surprises dans le rattachement des oeuvres à tel ou tel genre. Aussi, la catégorisation par le contenu, même si elle est secondaire du point de vue japonais, n’est pas fausse. Le Virus Manga n°3 l’illustre bien, en consacrant à la fois un article du dossier à la réalité éditoriale, et un autre aux thèmes et contenus qu’on retrouve dans chaque genre.

Cette grande cohérence éditoriale peut s’expliquer en grande partie par la vocation très largement commerciale du manga, qui recherche la satisfaction du lecteur (et du plus grand nombre de lecteurs) avant tout. Elle est donc remplie de codes et de thèmes récurrents, qui sont utilisés non pas tant pour rattacher un manga à un genre, mais bien pour séduire le public cible du genre pour lequel ce manga est composé.

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Cette logique peut décontenancer le lecteur habitué aux logiques éditoriales occidentales, tant en roman qu’en BD, où toute oeuvre se nimbe d’une prétention artistique. Cette différence de présentation va conduire l’auteur occidental à dire "je vais faire une BD qui interroge la fantasy" ou "je vais faire un roman qui revisite le roman d’aventures" quand l’auteur de manga désirera avant tout séduire le public cible du magazine qui l’édite. Car il n’ignore pas que la durée de vie de sa série est liée au succès immédiat qu’elle va rencontrer. L’interface de l’éditeur est bien plus mince au Japon, du fait de la prédominance d’un support de première publication plus malléable et plus soumis aux réactions des lecteurs.

À l’arrivée, on peut donc s’interroger sur la pertinence de soulever cette distinction entre France et Japon, puisque ses effets pour le lecteurs (identification de telle ou telle oeuvre par son genre) s’avèrent marginaux. Toutefois, il est révélateur de la différence qui existe entre les marchés français et japonais du manga, ainsi que de l’appréhension d’une oeuvre public, aussi ce détour s’avère utile à mon sens.

Du point de vue du lecteur occidental, que penser de ce glissement ?

Il faut à mon sens l’envisager comme une nécessité. Quel est le sens pour un Français, sinon pour le passioné acharné qui vit avec un oeil orienté en permanence sur le Japon, de renseigner le genre de tel ou tel manga d’après son support de pré-publication au Japon ? Cela relève d’un snobisme, qui fait reposer la détention d’un savoir (qui est, en l’occurence de rattacher un manga à son genre) sur une culture marginale, hors de portée pour la majeure partie du public. Dès lors, il y a tout lieu de se satisfaire d’une évolution qui consiste à classer les manga dans les genres selon leurs contenus, puisque celle-ci est à la portée de tout lecteur qui réfléchit quelque peu sur la matière, les codes et le sens de l’oeuvre qu’il a en main. Bref, c’est la substitution d’une démarche de classification par la pré-supposé, à une démarche de classification par la raison et l’intellect.

Aussi, on peut à ce titre déplorer que certains sites ou supports, pourtant fort courrus, insistent sur le fait que le classement dans un genre doive se rapporter au support de pré-publication. On ne peut y voir qu’un orientalisme vain, qui relève du snobisme de l’exotique, et non d’une réflexion sur une situation culturelle qui induit un nécessaire glissement entre le Japon et la France.

En manga comme ailleurs, il arrive qu’il soit malaisé de catégoriser une oeuvre, ou un auteur. Adachi Mitsuru est régulièrement mis en exergue dès lors qu’il s’agit d’illustrer l’impossibilité de le classer (que ce soit dans le Virus Manga, où un encart précise que son succès touche tous les sexes et les âges, ou sur Iscariote, où ses oeuvres sont présentées à part des genres traditionnels). D’autres mangaka, en particulier Tezuka, sont connus pour avoir évolué entre les genres, produisant à tour de rôle pour tel ou tel lectorat.

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Face à cette naturelle perméabilité, il est donc profondément logique qu’on puisse trouver dans certaines séries des éléments qui empruntent à un genre qui n’est pas le sien. A titre d’exemple, la partie de Kenshin le vagabond consacrée au récit du passé du héros, dans un monde en proie à la guerre civile, se nimbe d’une tonalité beaucoup moins légère que le reste du manga. On pourrait donc dire qu’il s’agit d’une incise seinen dans un shônen. La figure de Jotarô, dans Vagabond de Inoue, présente un jeune homme qui apprend à conquérir la vie, et ses "exploits" contre le chien de Yagyû qui lui donnent l’occasion de se transcender, peuvent apparaître comme un épisode de shônen, voire de caricature de shônen (ou peuvent s’envisager de manière encore plus complexe dès lors que l’on sait qu’il s’agit de l’adaptation d’un passage du roman de Yoshikawa Eiji). L’exercice de dissection et de catégorisation d’éléments dans la matière d’un manga ne fait aucun sens du point de vue japonais, où on l’a vu, la catégorisation du manga selon son genre est avant tout éditoriale et commerciale. Aussi il s’agit ici de l’analyse d’un manga du point de vue critique occidental. Et on peut douter de sa pertinence sur des oeuvres qui furent conçues dans des optiques différentes, sans ces réflexions autour des détournements/conformité au genre.

Soit on peut considérer qu’elles sont ridicules, puisque étrangères à l’esprit et aux préoccupations qui ont précédé la conception et la réalisation du manga. Soit on peut considérer que, indépendemment des visées de l’auteur, les manga sont devenus des oeuvres d’art occidentales à part entière, et que donc ils peuvent s’analyser dans une perspective et en fonction de codes qui nous également familiers.

Mon point de vue va à la seconde proposition, puisque l’oeuvre d’art ne réside pas tant dans la production elle-même que dans le lien qui s’établit entre elle et son public. Dès lors qu’un aussi large public occidental se passionne pour les manga, on peut considérer que, bien que produits au Japon, ils sont à part entière des oeuvres d’art occidentales et peuvent aussi s’analyser selon les pré-supposés qui nous sont familiers.


Bibliographie :

 Le Virus Manga : site du magazine, le numéro 3 est spécialement consacré aux genres.
 Mangaverse, article sur les mangashi : article qui fait fort bien le point sur la situation au Japon, incontournable pour se faire une idée.
 Mangajima, le lexique

par Pierre Raphaël
Article mis en ligne le 22 mai 2004

[1] très exactement, le seinen manga concerne tout le public à partir du lycée

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