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Fansub et scanlation

Externalité positive ou négative du monde du manga ?

La révolution Internet permet bien des choses. En particulier dans le domaine de la propagation de certaines cultures et contre-cultures. Jusque là limité aux hypothétiques contacts de troisième main avec le Japon, aux magazines de jeux vidéos et aux boutiques d’imports, les fans ont vu s’ouvrir à eux tout un monde de tuyaux, puis peu à peu, un monde de ressources sur leurs séries favorites. Et de l’info, des images inédites et autres petites choses, on allait très vite passer aux séries elles-mêmes. D’abord les scripts pour les courageux importateurs, puis le débit augmentant, les produits eux-mêmes. Quelques pistes pour réfléchir autour de ce phénomène de fans, pour les fans, qui dépasse à présent largement la sphère des fans...


Qu’est-ce que le fansub ?

C’est tout d’abord une activité par les fans, pour les fans, et à but non lucratif. Le fansub (pour les anime) et la scanlation (pour les manga) sont des activités qui consistent à traduire en français des oeuvres japonaises qui ne sont pas encore éditées en France. Il existe un réseau de fansubbing et de scantrad très développé aux Etats-Unis, et son relais en France. Bon nombre de traductions qui nous parviennent sont traduites par le biais de l’anglais, mais d’autres le sont directement du japonais. Il en va de même dans les teams américaines, qui pour certaines récupèrent des manga édités en France pour en proposer une version anglaise. Il ne s’agit pas pour ces groupes d’en retirer autre chose que de la notoriété sur l’Internet, et le plaisir de faire partager par d’autres amateurs du genre une culture qu’ils apprécient. Il s’agit donc d’une activité à but non lucratif, et le pacte tacite entre les teams [1] et leur public est que la distribution des oeuvres doit cesser dès qu’elles sont licenciées. Le leecheur [2] doit également acheter l’œuvre qu’il a ainsi pu regarder ou lire gratuitement à sa sortie.

Cependant, malgré ces précautions et ces bonnes intentions, le fansub et la scanlation restent des activités illégales quand bien même les séries ne sont pas sous licence en France ou aux Etats-Unis. Il y a une spoliation de l’auteur dont l’oeuvre est lue sans que rien ne lui soit reversé en contrepartie, et celle-ci est diffusée par les teams sans aucune autorisation des ayant droits. Cependant, en droit français, faire cesser le fansub ou la scanlation impliquerait qu’une personne ayant intérêt à le faire porte plainte contre la team concernée. Or l’activité étant concentrée sur des séries qui ne sont pas licenciées, il faudrait que les plaintes viennent du Japon. Ce point contribue à placer le fansub aux franges de la légalité. Il ne faut cependant pas perdre de vue que l’activité est, en termes objectifs, du mauvais côté de la loi. Ensuite, en droit, le principe quietas non movere implique que la justice n’intervient pas si personne ne constate un trouble ou ne fait valoir un préjudice. Et comme pour un certain nombre de raisons, dont certaines seront ci-après évoquées, personne n’y ayant intérêt n’a jugé bon de s’attaquer systématiquement au fansubbing et à la scanlation, l’activité s’est développée et a gagné une place importante dans le paysage du manga et de la japanime.

Des effets de cette pratique...

Toutefois, il ne faut pas se leurer. L’impact de l’activité n’est pas anodin sur le marché. Le principe qui veut que le visionnage ou la lecture de la série distribuée par ce canal soit suivie d’un achat le jour où elle est licenciée dans le pays concerné reste majoritairement théorique. On peut imaginer que cela concerne les quelques séries qui ont totalement séduit le public, au point de vouloir les posséder dans une belle édition dvd, ou des volume reliés soignés. Il faut aussi envisager ceux qui sont devenus accrocs, et qui se jettent sur tout ce qui passe, et pour qui le fansub n’est effectivement qu’un avant-goût. Mais à l’opposé de cette chaîne, on va rencontrer des comportements qui se reposent uniquement sur la consommation par les réseaux du fansub et de la scanlation, et qui vont se traduire par la recherche de teams qui poursuivent les traductions une fois la série mise sous licence. Certaines teams se sont d’ailleurs spécialisées dans le rippage de dvd et la poursuite de la distribution de séries licenciées, même si elles sont beaucoup plus dures à trouver sur la toile, puisqu’elles cherchent logiquement à échapper aux éditeurs qui auraient, à ce moment là, directement de bonnes raisons de se plaindre.

On peut donc estimer que le fansub a des conséquences économiques négatives sur les éditeurs : certaines personnes voient des séries entières, et ne les rachètent pas ensuite. D’autres se contentent de se procurer les épisodes qu’ils n’ont pas trouvés en fansub... quand bien sûr ils n’ont pas recours aux réseaux franchement illégaux, ou au fansub anglais pour se procurer en anglais des séries licenciées en France par exemple.

Cependant, il faut nuancer ce manque à gagner pour les éditeurs et auteurs, dans la mesure où s’il était agit de payer directement, il est plus que probable que bon nombre de ces consommateurs n’auraient pas acheté ces produits spontanément, et ne s’y attachent que parce qu’ils sont gratuitement disponibles. Ce constat n’excuse pas l’immoralité de leur attitude, mais sert à tempérer les conséquences économiques directes de la pratique. Car ce qui intéresse les éditeurs, tant français que japonais, ce sont naturellement avant tout les conséquences économiques de cette pratique. Et le fait qu’elle prospère ainsi établit bien qu’elle est loin de nuire au marché.

Une externalité positive pour le marché du manga

Le fansub et la scanlation constituent une publicité attractive : Il serait vain de vouloir limiter leurs conséquences à une affaire de gros sous, ou de vouloir évaluer celles-ci de manière strictement comptable. En effet, le fansub et la scanlation sont d’efficaces canaux de publicité pour les séries : via l’Internet, ils permettent une large diffusion de celles-ci à un public qui peut les essayer gratuitement. Si la mise sous licence intervient ensuite avant le terme de sa publication en fansub, la réputation de la série est déjà assurée via ce canal, et le public va se repporter sur les versions légales pour continuer à la suivre. Du moins pour ceux qui ont apprécié la série jusque là.

D’autre part, si le calcul peut fonctionner série par série, il fonctionne surtout au niveau global : si le lecteur de scanlations n’achète pas forcément les séries qu’il a lues sur le net dans leur intégralité, il consomme de plus en plus de manga. De même qu’un amateur d’anime qui consomme du fansub est de plus en plus porté à en regarder. Ces pratiques créent donc un effet d’appel vers le marché, et élargissent celui-ci. Certaines personnes ne se seraient jamais intéressées à la japanime si elles n’avaient eu accès à un grand nombre de séries gratuitement.

On peut ainsi metionner le fait que le président de Viz comics aux Etats-Unis se félicite de l’existence de la scanlation, et loue la pratique au point de dire que s’il était éditeur de disques, il trouverait l’échange de mp3 positif [3]. Dans le cadre de la réalisation de ce dossier sur la Japanimation et le manga, Artelio a posé la question de leur opinion à propos de ces pratiques à plusieurs éditeurs et journalistes. Plusieurs ont émis certaines réserves, mais aucun n’a condamné la pratique en tant que telle. Tous estiment in fine qu’elle était plutôt sympathique et positive. [4]

Alors, il est naturellement difficile de tirer des conclusions de ces faits. Si les comportements sont avérés, l’illégalité du phénomène fansub fait qu’il est délicat de l’évaluer précisément. Les teams seraient sans doute les mieux à même pour donner ces renseignements, toutefois, ont-elles une bonne visibilité globale ? Aucune enquête de consommation n’a été établie chez les leecheurs. On peut tracer certains comportements, évaluer leur impact global probable, mais il est intéressant de constater que selon les positions personnelles des gens, l’appréciation du bon sens à propos de l’impact positif ou négatif du fansub et de la scanlation est variable.

Un fait ressort, à peu près acquis, qui est que le fansub et le scantrad n’ont pas les mêmes conséquences directes. Avec le haut débit, il est désormais possible de se procurer des épisodes d’anime d’une qualité presque équivalente à celle d’un dvd, et un bon écran de PC est amplement suffisant pour jouir du spectacle confortablement. En revanche, rien ne remplace l’objet livre à propos du scantrad. Et sans entrer dans des considérations de fétichisme pour bédéphiles, la lecture sur écran reste encore le meilleur rempart pour les éditeurs de manga.

Cependant, le fait que le marché de l’anime et du manga se portent mieux que jamais laissent penser que ces pratiques n’ont d’effets négatifs que superficiels. Ainsi, les ventes de certains dvd lors du dernier Japan-Expo ont achevé de rassurer les éditeurs. Il faut donc considérer d’une part qu’Internet ne s’est pas encore tant démocratisé que ça, que les Chan IRC ou les technologies du P2P [5] ne sont pas si familières à tout le monde (pourtant les amateurs de manga et anime sont statistiquement mieux équipés, et mieux informés des possibilités informatiques que le reste de la population si on s’en réfère à certaines estimations des éditeurs), ou alors que le produit dvd/livre continue de séduire. Il ne faut pas négliger le fait que les fans sont désireux de voir de plus en plus de japanime et de manga édités en France, et que donc ils n’hésitent pas à consommer, conscients que leur consommation d’aujourd’hui prépare l’arrivée des produits qu’ils désirent demain.

D’autre part, les teams sont également des dénicheuses potentielles de séries qui marchent. Et représentent pour les éditeurs (dont il ne faut pas s’imaginer que, béotiens, ils ignorent ce qui se passe !) un champ de test du potentiel de certains titres. Naturellement, il est bien difficile d’évaluer en quoi les teams peuvent conditionner les achats de licences. Ceux-ci résultent de négociations complexes dans lesquelles l’impact que peut connaître une série en fansub/scantrad est limité. Cependant, l’importance d’acquérir une série TV avant qu’une team ne la termine peut s’avérer stratégique pour un éditeur, ou le succès d’une série grâce à ses scans peut décider de son achat.

S’il faut déconnecter le marché de l’opinion cybernétique (opinion publique telle qu’elle se diffuse sur les forums, chat et autres), il n’en demeure pas moins que sur ceux-ci, le travail des teams est abondemment commenté. Et parfois pour servir de référence, ou de moyen de critiquer le travail des éditeurs, dont les conditions de travail, et de mise en oeuvre de l’adaptation sont radicalement différentes de celles de fans qui oeuvrent pour des fans. Il n’en demeure pas moins qu’un adaptateur de chez Akata n’hésitera pas à dire publiquement sur un forum qu’il regarde les traductions que la team Iscariote a pu faire par le passé pour les comparer avec celles de ses traducteurs.

Quelles conséquences la scanlation a-t-elle sur le marché du manga en France ?

Il ne faut d’ailleurs pas s’imaginer que la frontière entre le monde de l’édition et du fansub/scantrad soit si ténue que cela. Le site Cyna], farouche ennemi des fansubbers, dénonçait la politique d’AB, qui sur certains travaux de sous-titrage a justement fait appel à des fansubbers de certaines teams, lesquelles proposaient des licences AB en téléchargement peu de temps avant. La pratique n’est pas, par ailleurs, vraiment originale de la part des éditeurs. Il est classique pour un groupe d’intégrer en son sein une personne ayant un savoir-faire qui peut autant lui nuir que lui être utile. Elle est même plutôt multimillénaire et remonte aux armées antiques. On ajoutera que par exemple, la team Iscariote avoue pudiquement compter "plusieurs" professionnels dans ses rangs, certains travaillent pour des éditeurs de manga, d’autres font des articles pour des magazines, quand ils ne font pas les deux [6].

Bref, le manga et les anime sont une culture hier underground, qui se révèle de plus en plus au grand jour. Et ceux qui ont oeuvré à son développement, par exemple par le fansub ou le scantrad, prennent naturellement position sur ce marché dynamique, où ils monayent leur savoir-faire. Les voir comme des pirates concurrents des éditeurs, en tous les cas en France, serait avoir une mauvaise lecture du milieu du manga (le problème de l’animation étant sensiblement différent, et nettement moins lisible). Ainsi, autre exemple qu’Iscariote, le site mangajima s’est fait connaître en reprenant la traduction de I’ll après l’abandon de la licence par Glénat. Puis ils ont été associés par Tonkam aux traductions des volumes suivants, lorsque le titre a été repris. Et aujourd’hui, ils ont monté un magazine distribué en kiosque qui parle de manga et de japanime.

Une autre influence n’est pas négligeable : les traductions des scanlateurs sont le fait de fans qui adaptent le manga pour des fans. Elles sont donc parfois loin de constituer une véritable adaptation, comme celle pratiquée par les maisons d’édition, mais s’adressent à un public qui fait l’effort de s’initier à un certain nombre de codes de langages et de coutumes japonais. Si cela est parfaitement normal dans le cadre d’une traduction de la part de fans pour des fans, on peut regretter qu’ensuite, "élevés au fansub" une partie du lectorat aille reprocher aux éditeurs de réaliser des adaptations et de ne pas conserver les exotismes d’une version quasi-littérale. Sans que l’on puisse l’imputer directement à cette tendance, il n’en demeure pas moins qu’aujourd’hui, certaines publications sont très peu adaptées et ont donc un côté rebutant pour le profane.

Il ne s’agit donc pas ici ni de prendre parti pour le fansub, ni de le dénoncer comme une nuisance. Encore moins de porter sur l’activité un jugement moral. Il s’agit plutôt de prendre conscience que, bon gré, mal gré, cette activité est désormais entrée dans le champ du monde du manga et de la japanime en France, en parallèle à l’édition. Et de donner des pistes pour se forger une opinion sur son impact. Cet article ne prétend pas, par ailleurs, être exhaustif.

par Pierre Raphaël
Article mis en ligne le 24 février 2005

[1] nom par lequel se désigne le groupe qui prend en charge un ou plusieurs projets

[2] Nom par lequel on désigne le public qui vient télécharger le produit.

[3] Propos rapportés par Nicolas Penedo, dans l’interview qu’il accordée à Artelio, que vous pouvez consulter ici-même

[4] Dans le détail, les personnes qui se sont exprimées sont Cédric Littardi, Dominique Véret, Pierre Valls, Stéphane Ferrand et Nicolas Penedo d’AMP, et Morm, du Manga Spirit. Ces entretiens sont accessibles depuis le sommaire du dossier

[5] P2P : peer to peer, technologies qui permettent l’échange de données d’un ordinateur à un autre. Kazaa, e-mule ou encore Bit-torrent sont parmi les plus connues.

[6] je ne cite pas de noms ici, mais avec un peu de curiosité, il est très facile de trouver des indices sur bon nombre de forums, quand la chose n’est pas revendiquée par la personne.

Quelques ressources

- Daily Manga, site qui référence toutes les sorties de scanlations.
- Iscariote, site de référence en matière de scanlation françaises. Dont l’interview d’une des membres de la team peut se lire dans sur nos pages.
- Manga Découverte, une très belle page de scanlations.
- Eien, qui propose à la fois de la scanlation et du fansub.
- TKM, une importante team de fansubbing.

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