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La représentation de l’espace dans Le Seigneur des Anneaux

Espace et durée sont indissociables. Qu’on se rappelle la scène des champs entre Andrei et Daniel dans Andrei Roublev de Andrei Tarkovski. Tous deux discutent au bord du chemin. L’arrière-plan est constitué d’un champ légèrement en dénivelé, qui s’abouche au ciel dans un lointain dépourvu d’arbres. La caméra est fixe, l’échelle de valeur varie peu. Tandis que la discussion des deux hommes tourne autour de la responsabilité de l’artiste (Roublev, peintre d’icônes russes du XVème siècle, rappelons-le, ne veut pas peindre la scène du Jugement Dernier dont on lui a fait commande), un cavalier apparaît au loin. Durant toute la discussion, il se rapprochera dans un martèlement de sabot à l’intensité sonore croissante, pour finalement passer fugacement au premier plan du cadre, et en sortir sur la droite. Cet élément, sans importance thématique ou narrative (il n’y a pas d’interaction avec les personnages), témoigne d’une intelligence profonde de la représentation de l’espace.


On pourrait aussi citer Orson Welles, qui préfère l’étagement de la profondeur de champ et les indications sonores au traditionnel montage successif, ou Jacques Tati, qui dans Playtime n’oriente plus le regard du spectateur en saturant l’espace d’actions simultanées, non hiérarchisées par le mixage sonore.

Mais certainement est-ce un peu trop demander à Peter Jackson. Lui qui, en bon show-man, croit trop en la puissance cinétique du monumentalisme - un coup d’hélicoptère sur un beau paysage et le tour est joué ! -, ne joue pratiquement jamais sur la profondeur de champ et la spatialisation sonore (le réalisme des ambiances - par exemple : la réverbération sur les voix dans la Moria - n’est pas le jeu sur les intensités et l’éloignement). Ce faisant, il passe à côté d’un élément fondamental du livre de Tolkien : l’importance thématique de la nature, traitée comme un personnage à part entière (la topographie entraîne plus de descriptions détaillée que les êtres - où est-il dit que les Elfes ont les oreilles pointues ? Est-on sûr que le Balrog a des ailes ? Les portraits sont sommaires, etc.).

Jackson ne comprend pas que la systématisation du mouvement « carton-pâtise » le paysage, le contracte au lieu de le déployer dans son immensité. Il est intéressant de voir que dès que l’action est sensée se corser, il cherche à gonfler artificiellement la tension par ce qu’il imagine être une spectacularisation du décor. Ainsi dans La Communauté, il n’y a pas un seul plan d’hélicoptère avant la poursuite d’Arwen par les Nazgûls. Les Hobbits bénéficient d’un traitement contemplatif avec des plans fixes, et larges surtout, comme la sortie du champ de maïs, le départ de Bree, un travelling vertical sur les branches dénudées surplombant le feu de camp de Sam et Frodon, pur petit moment de suspension rêveuse - le plan similaire de la version courte est fixe, et c’est ce qui fait toute la différence - et surtout, le seul plan à notre connaissance de ce type ; un lent zoom arrière qui découvre progressivement l’immensité sauvage, pas particulièrement spectaculaire d’ailleurs, où Aragorn et les Hobbits finissent par devenir de petites silhouettes - le cas se reproduit sur le Caradhras mais le paysage est ici directement en phase avec un enjeu dramatique.

(JPEG)Ce traitement lent se poursuit de manière particulièrement réussie avec le périple de Sam et Frodon vers Mordor, dans la première moitié des Deux Tours version longue (le lien Emyn Muil / Marais des Morts / Mordor étant judicieusement préparé et contenu par le plan final de La Communauté), tandis que la partie de Merry et Pipin dans Fangorn sent trop la maquette et l’incrustation pour tenir ses promesses.

Dans Emyn Muil la nature se rappelle à l’attention du spectateur comme obstacle rétif et indifférent à l’avancement de l’action - les Hobbits tournent en rond -, ce qui n’était pas le cas du Caradhras, puisque Jackson ayant attribué la tempête à Saruman et non à l’esprit de la montagne comme le faisait Tolkien, l’obstacle naturel ressortissait de l’action et ne lui était pas extérieur - Saruman voulant entraîner la Communauté vers la Moria pour se débarasser de son rival Gandalf, soit un prolongement à distance de la lutte bien / mal.

Le Marais des Morts est un des rares paysages qui est spatialisé, entendre présenté comme étendue à traverser. Cela est rendu possible grâce à un plan montrant ce qui se présente devant les personnages, d’où la nécessité de la fixité et d’une certaine subjectivité - l’hélicoptère et plus généralement le mouvement équivalent à une focalisation omnisciente. En l’occurrence, dans ce plan à hauteur de semi-homme, on voit au loin les montagnes du Mordor ; il y a donc un après géographique qui rend tangible l’idée du franchissement et de la distance. Contrairement, le travelling où Aragorn et Legolas contemplent le Rohan ne débouche sur aucun horizon géographique, la poursuite des Uruks étant un déplacement aléatoire relevant de la pure performance (c’est à celui qui ira le plus vite), où le paysage est relégué à un rôle décoratif.

Il faut noter aussi le travelling final dans les bois d’Ithilien, qui crée un sentiment de profondeur spatiale avec la coexistence dans le plan de deux actions simultanées (la tergiversation de Gollum à l’avant-plan, et la marche hésitante des Hobbits entre-aperçue de manière intermittente à l’arrière-plan).

Le plan ultime des Deux Tours donne à voir, tout comme le dernier plan de La Communauté, quoique de manière un peu plus tape-à-l’œil, l’espace prochain à traverser : montagnes / plaine de Gorgoroth / Montagne du Destin. On notera donc qu’il y a dans cette manière de projeter l’imaginaire par la représentation des espaces futurs une cohérence certaine de la part de Jackson.

Pour ce qui est de la durée, les versions longues restaurent un plus grand sens de l’espace en dilatant les phases du voyage, par la multiplication des étapes non importantes pour l’avancement de l’action (dans La Communauté : la nuit où Sam et Frodon voient les Elfes se rendre aux Havres Gris, la nuit dans le marais de l’Eau-aux-Cousins, la première nuit en Lorien dans les flet avant d’atteindre Caras Galadhon, la nuit au bord de l’Anduin où Boromir et Aragorn se disputent. Dans Les deux Tours : la nuit où Gandalf discute avec Aragorn sur le chemin d’Edoras, la pause alimentaire dans l’exode vers le Gouffre de Helm ; etc.), mais aussi par des transitions bienvenues (le retour du Caradhras, le départ d’Osgiliath, etc.).

Jackson semble associer la figure stylistique de l’hélicoptère à l’héroïsme, à la majesté, à la puissance (la Communauté en marche, Aragorn arrivant au Gouffre de Helm, les Uruk Hai rentrant en Isengard), et ne trouve rien de mieux que de la multiplier jusqu’au dégoût lorsqu’il veut signifier un certain laps de temps dans les déplacements, ou une grande distance (l’innommable descente de l’Anduin). Notons enfin que les contemplatifs plans d’hélicoptère sur les Monts Brumeux au tout début des Deux Tours, sont une notable exception.

En éradiquant les agitations inutiles, en privilégiant les plans fixes non-utilitaires de la nature (ce qu’il faisait brièvement dans le premier prologue), Jackson aurait déjà nettement rehaussé l’impact cinétique des scènes de bataille. Mais de ce point de vue, il a préféré jouer la carte de l’uniformisation stylistique plutôt que celle du contraste et nous montre par là les limites de sa façon de penser la mise en scène, qui n’est rien d’autre qu’une déclinaison paresseuse du dogme esthétique hollywoodien.


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par Alaric P.
Article mis en ligne le 21 avril 2005

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