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Alexandre, d’Oliver Stone

Le conquérant tente d’échapper à son mythe

Alexandre le Grand, ou encore le Conquérant. Telles sont les élogieux qualificatifs accolés à cette fière figure de l’Antiquité. À peine homme, n’avait-il pas déjà conquis le monde ? Ou peu s’en faut. Alexandre est un personnage historique, qui nous est bien connu, car il eut soin de s’entourer d’hagiographes, et que la Grèce avait aussi la passion de l’Histoire. Mais cette historicité de la figure d’Alexandre est stratifiée, plurielle, et de son histoire à la légende, cheminant par les mythes qui lui sont attachés, on peut rassembler une riche "matière d’Alexandre"...


(JPEG)Oliver Stone ne s’y trompe pas. Il lui appartient de faire la part de ce matériau pour y introduire sa vision personnelle du personnage. Son Alexandre n’est pas plus une reconstitution historique documentaire qu’une représentation légendaire dorée, comme auraient pu y inviter d’une part l’historicité des conquêtes d’Alexandre, et d’autre part la riche matière légendaire qui s’y attache. Non, il s’agit pour lui de construire sa figure d’Alexandre. Une personnalité qui doit se situer au coeur d’un fouilli d’évènements, de données et de faits bruts, mais aussi d’annecdotes légendaires, du rêve d’une conquête universelle et de la divinisation de cet homme, qui n’en était pas tout à fait un.

En refusant d’épouser le mythe alexandrin, et en refusant tout autant de le répudier, Oliver Stone propose un film qui n’est ni véritablement un peplum, ni pour autant une oeuvre historique documentaire. Il envisage la trajectoire d’un homme, pris entre ses rêves, sa soif de grandeur, et les réalités d’un monde antique à la fois âpre et somptueux. Cependant, plusieurs choix, en particulier au niveau de la distribution des rôles, conduisent le film à une représentation chaotique de la figure d’Alexandre, qui peine à se rattacher à une ligne directrice claire, et qui conduit le film à ressembler à une nébuleuse de représentations d’Alexandre, dont on se demande laquelle doit l’emporter sur les autres.

Vers l’Asie, une trajectoire choisie par les dieux

Il n’y a pas d’ambiguité quant à la dimenssion que l’Alexandre historique voulut donner de lui-même. Il était enfant des dieux [1], dans la longue tradition des héros [2], et c’est sur leurs traces qu’il s’est élancé en Asie, avec toutefois, bien évidemment, plus de compagnons, de matériel et de pragmatisme que n’en octroyaient les légendes à ses aventureux prédécesseurs. (JPEG)Par ailleurs, Philippe de Macédoine, puis Alexandre, entreprennent cette campagne en s’inscrivant dans la longue tradition de rivalité entre l’Asie et la Grèce, qui prend ses sources dans les temps mythologiques, comme le relate Hérodote, puis qui se poursuit avec les guerres mèdiques, et qui donc, s’achève à la période hellénistique avec la pénétration d’Alexandre jusqu’à Babylone, puis en Inde. Cette rivalité semble, à tout le moins, éclatée pour nos esprits cartésiens, puisqu’elle prend sa source dans les légendes de la mythologie, puis donne pour raison aux conquête d’un homme des guerres survenues biens des années avant, aux plus belles heures d’Athènes. On cherche donc des raisons géopolitiques à cette offensive, depuis l’assassinat de Philippe de Macédoine (raison guère crédible, puisque Philippe était déjà tourné vers l’Asie), jusqu’à la nécessité de trouver de nouveaux champs de bataille à la moderne armée macédonienne, rôdée par la conquête de la Grèce. (JPEG)Ces préoccupations importent peu à Oliver Stone, ou du moins à son film. D’emblée, Alexandre est destiné à envahir l’Asie, comme le manifeste d’une part le choix d’une narration de ses conquêtes extra-diégétique [3], et d’autre part le fait de ne pas intégrer le début de la campagne dans le cours du film, passant de la mort de Philippe à la bataille de Gaugamèles.

Un détail surprend. Oliver Stone, dans un souci de réalisme, a donné à Philippe de Macédoine, incarné par Val Kilmer, une stature sans rapport avec celle que l’histoire avait laissé de ce roi sans commune mesure avec son fils. Pourtant, il était bien celui qui, d’une tribu de bergers, considérés comme des barbares, avait fait une armée capable de faire tomber les fières Athènes, Sparte et surtout la puissante Thèbes. Il s’agit donc d’un chef de guerre comme rarement la Grèce en vit, et dont l’écrasante aura avait l’éclat pour cantonner son fils dans la posture timide des rejetons aveuglés par l’astre paternel. Cette introduction subtile, qui pose les fondements d’une exploration de la psychologie du conquérant, est fort bien marquée par le long développement que consacre Oliver Stone aux relations ambiguës entre Philippe et Alexandre, un jour complice, et le lendemain rivaux se défiants l’un de l’autre. Mais où la logique de la suite devait donner un Alexandre prennant le pas, ce sont finalement les circonstances et le hasard qui font de lui le nouveau roi. Un souverain inachevé, sur qui pèse le soupçon du complot, contesté par les généraux de son père insatisfaits de son évolution, et finalement simplement fallot et sans envergure. On peut d’ailleurs se demander jusqu’à quel point le jeu sans consistance, et la mine de chien battu dont fait montre Colin Farell tout au long de l’oeuvre, ne sont pas les raisons de ce conquérant à l’Oedipe mal résolu.

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L’homme inachevé

Cette préoccupation constante de l’Oedipe d’Alexandre imprègne le film. Le conquérant est montré très attaché à sa mère, qui exerce une importante séduction sur lui. De même, il peine à trouver femme, et finit par se réfugier dans les mâles bras d’Héphaïstion, ou par s’enticher de la féline Roxane. Si on remarque que la princesse babylonienne provoque sur lui un effet certain lors de son entrée dans la ville, ce n’est pourtant pas elle qu’il prend comme épouse, bien qu’elle soit du sang de Darius, mais une femme qui n’est que la fille d’un petit chef des montagnes. Il est inhibé par la grandeur maternelle, et craint les femmes majestueuses.

(JPEG)Dans le même temps, Alexandre, même déjà vainqueur du Granique, d’Issos et de Gaugamèles, consacré fils d’Amon à Sihwa, semble ne pas avoir résolu son complexe d’infériorité vis-à-vis de la figure envahissante de Philippe de Macédoine. Il n’a de cesse de rabrouer ses généraux lorsqu’ils évoquent la manière dont Philippe conduisait l’action, il n’accorde aucun bénéfice du doute aux anciens compagnons de son père, et enfin, le meurtre de Cléitos semble à inscrire dans cette veine qui pousse Alexandre à sur-réagir aux actes de ceux qui furent liés à son père. Dans cette perspective, le choix d’Oliver Stone d’introduire la mort de Philippe postérieurement aux glorieuses conquêtes du fils prend tout son sens. Alors qu’il a soumis la Perse, Alexandre pose un conquérant qui doute toujours, incapable de balayer de son esprit l’image obsédante d’un père envahissant, et encore trop timide pour appeler à ses côtés sa mère, que tout à la fois il désire et craint.

Ancré entre les représentations d’une mère mystique et dérangée, et d’un père tout de gloire et de conquête, qui n’est pas sans évoquer la figure de l’ogre Cronos, l’Alexandre d’Oliver Stone est cyclothimique, comme il sied aux héros de la mythologie, et sembler subir son destin plus qu’il ne le forge. Le film dérange à bien des égards, car les représentations classiques d’Alexandre le grand sont celles de l’homme de Gordion qui, face au noeud impossible à démêler, sort le glaive et tranche le lien. Ici, la figure d’Alexandre est celle d’un homme balloté par son destin, qui cherche tant bien que mal son chemin vers l’Orient, vers l’amour, vers un sens à son existence, qu’il appelle de ses voeux, mais qu’il ne semble pouvoir trouver nulle part.

(JPEG)Car l’Alexandre ici présenté est soumis à de puissantes forces. Et pas uniquement celles de son inconscient adolescent qui ne parvient pas à franchir les barrières de l’affectivité adulte. Le destin joue son rôle dans la destinée du Conquérant, pour ne pas dire que le destin est le seul conquérant. Une seule fois Alexandre semble capable d’audace pour aller séduire la victoire : à Gaugalmèles, quand il s’infiltre entre les lignes ennemies pour défier Darius en personne, et remporter une bataille que tout devait pousser à se transformer en défaite. Tout le reste du temps, il suit un chemin qui semble tracé par d’autres pour lui. Arrivé sur le trône par hasard, ou presque, la fresque le voit immédiatement projeté au coeur de l’Asie où il remporte une victoire brillante. Puis il se perd dans un long périple à travers l’Asie, subissant toujours sa soif d’aller plus loin. Son retour lui est d’ailleurs imposé par une défaite militaire qu’Oliver Stone lui invente, puisque c’est le désir de ses soldats de s’en retourner qui fut à l’origine du demi-tour du conquérant, dans la réalité.

Cependant, les manifestations du destin également visibles. Elles sont un aigle qui plane au-dessus du champ de bataille, et qui guide Alexandre vers la victoire. L’oiseau de Zeus finit par disparaître, et perdu dans les montagnes, le conquérant s’en désole. La présence du roi des dieux intervient d’ailleurs une autre fois, par la foudre qui tombe sur un soldat dans la jungle indienne, comme le signe divin que l’avancée de l’armée ne doit pas se poursuivre. Et blessure et défaite qui suivent ne font que concrétiser le sort réservé à qui néglige les avertissements des dieux. Toute cette partie du film, comprise entre la bataille de Gaugamèles, et le repli hors de l’Inde, est l’histoire de la lente chute du dieu parmi les hommes qu’est Alexandre. Son ascension n’intéresse pas Oliver Stone : il passe sous silence la riche période qui s’étend du Granique à Sihwa, qui voit Alexandre triompher plusieurs fois des Satrapes, puis se faire reconnaître fils d’Amon. C’est aussi durant cette période qu’il commence à fonder les Alexandries. Celle d’Egypte représente d’ailleurs les heures glorieuses dont l’éclat s’estompe : le jeune Ptolémée, aux sombres heures de la conquête de l’Orient, en dira qu’il voudra y retourner une fois tout cela fini. Cela renforce le contraste entre l’Alexandre de lumière, dans un mouvement ascendant, et l’homme englué dans un rêve dont il ne peut s’échapper, car il teste les limites de son destin.

Et le mythe achevé

(JPEG)Ce destin est manifesté par les signes de Zeus, ou encore annoncé dans son jeune temps, à Pella, alors qu’il reçoit les enseignements d’Aristote, et prend exemple sur Achille. Ou encore mis en avant lorsqu’il observe les mythes dans une caverne, en compagnie de son père, au cours de l’un des plans du film les plus réussis sur le plan de l’intensité sémantique et symbolique. Mais cet Alexandre interroge ce destin et ses limites. Il met en scène le conquérant dans la phase délicate de son règne, alors qu’il lui faut stabiliser son empire et en jeter les fondements pour l’avenir. C’est alors qu’Alexandre apparait dans toute l’indolence et l’indécision que laissaient entrevoir l’inachèvement de son caractère. Il se met à dos une bonne partie de son conseil, puis son armée, poursuivant vers l’Orient de vaines chimères qui provoquent la perte de ce qui lui est cher. Il s’inscrit en faux par rapport à ce que la logique voudrait de lui, à savoir distribuer le butin à l’armée et s’en retourner en Macédoine, ou alors s’établir à Babylone pour règner, en épousant de nobles princesses. Alexandre préfère poursuivre un rêve, vers l’Orient, pour retrouver le fleuve Océan qui entoure le monde, et souhaiter la constitution d’un empire qui ferait fusionner les Grecs et les Perses. On peut le dire visionnaire, rêveur, vélléitaire, illuminé, ou simplement jouet de ses pulsions et de ses passions ; il n’en apparaît pas moins comme un enfant, qui se raccorche aux enseignements de son maître Aristote, et à son complexe au regard d’un père imposant psychologiquement et physiquement, pour éviter d’asseoir sa figure dans une construction politique appelée par le début de ses conquêtes, sciemment ellipsé par Oliver Stone. Comme un symbole, c’est d’ailleurs lorsqu’Alexandre se résigne enfin au rôle de souverain qu’il décède, laissant une oeuvre inachevée qui va faire s’entredéchirer ses généraux.

(JPEG)Oliver Stone propose un Alexandre baroque, qui déroute par un caractère indécis, parfois indolent, souvent irrésolu. Il montre un adolescent dont les rêves sont incapables de donner un cadre aux succès militaires. On peut d’ailleurs s’interroger sur la viabilité de cet Alexandre au regard de l’empire qu’il est sensé construire en parallèle, ou par rapport à la triomphale période des campagnes d’Asie mineure. Intéressé par le tourment d’un homme inachevé, dans sa mâturation personnelle, dans sa dimension politique, et dans la réalisation de son ambition orientale, Oliver Stone brosse donc un Alexandre de l’échec, pour le moins étrange par rapport à ce que l’on pouvait attendre pour cette figure. D’une ambition sans borne, le projet se solde par un film qui alterne quelques fulgurances, et beaucoup de confusion. Tout comme Alexandre peine à échapper à son destin, sans parvenir à donner consistance à son rêve, le film s’englue dans les représentations classiques du Conquérant, qu’il détourne parfois, sans parvenir à s’en échapper pour brosser une vision cohérente et autre de cette figure comme il semblait y aspirer.

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par Pierre Raphaël
Article mis en ligne le 24 février 2005

[1] il se fait reconnaître fils d’Amon en l’oasis de Sihwa en Egypte

[2] l’Hellespont franchit, il visite la tombe d’Achille et rend honneur au héros dont il entend s’inspirer

[3] laquelle débute aux dernière heures de l’un de ses généraux, Ptolémée


- Réalisateur : Oliver Stone
- Acteurs principaux : Colin Farrell, Jared Leto, Anthony Hopkins, Angelina Jolie, Val Kilmer.
- Durée : 2h50
- Voir le site officiel

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