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De Cape et de Crocs, triptyque ?

Caprices et mutations

En compagnie de leurs belles, de leur Maure devenu un peu pâlot et de leur domestique souffre-douleur, le doux lapin Eusèbe, messieurs de Maupertuis et de Villalobos, tentent l’alunissage avec succès. Il s’agit pour eux de faire la cueillette aux deniers, de retrouver le jeune premier et son valet, puis de profiter du voyage. Mais le sang bout aux tempes de l’immonde capitan Mendoza, et le fétide grigou, Spilorcio père, grince des dents, et la soldatesque odieuse crie sa soif de butin. Mendoza ferait-il alliance avec le Prince Jean, lui même acoquiné au roué Marquis des Trois Cratères, que c’en serait fini de la concorde des Sélénites ! Ni une ni deux, nos compadres repartent s’enquérir du Maître d’armes. Mais gare ! Sur la Lune les pirates s’expatrient, les intrigantes intriguent, et les cornemuses se font dessouder...


(GIF) Que dire de Luna Incognita si ce n’est que les couleurs de Masbou sont une nouvelle fois éclatantes, qu’Ayroles nous a encore mitonné quelques surprises, quelques bons gags, et une profusion de références en tous sens, mais aussi que ce nouveau tome ne nous arrache pas des beuglements d’enthousiasme comme ce fut le cas - ne nous en cachons pas - pour les trois premiers ?! Le cœur et la patte y sont, c’est indéniable, mais une autre force est à l’œuvre qui fait inéluctablement glisser la série d’un contrat de lecture à l’autre.

Avec la perspective d’un conflit lunaire, on se tient bel et bien sur la corniche d’où les brumes se dissipent, révélant enfin le possible dessein poursuivi par les auteurs, enserré entre la dilution rétrospective des deux précédents tomes et la promesse d’un nouvel équilibre.

Du contrat de lecture et de l’impureté

Initialement, De cape et de crocs mêle fable (l’animalité pittoresque inspirée de La Fontaine) et théâtre (Molière et la Commedia dell’Arte) dans un contexte de cape et d’épée (panache dumassien). Or, tous les lecteurs se seront aperçu de l’importance grandissante de l’élément fantastique dans la série. Il est passionnant de voir comment Alain Ayroles entretient un complexe mouvement dialectique au fur et à mesure que sa fiction se laisse contaminer par la pure fantaisie, et bascule du régime « théâtre » au régime « aventure ». Au théâtre correspond le dispositif formel de l’imbroglio (unité de lieu), à l’aventure celui du déploiement de l’espace (linéarité).

Ainsi, le pétulant tome 1, entièrement régi par l’intertextualité théâtrale des Fourberies de Scapin, fait logiquement primer la situation sur le scénario. L’argument éculé (chercher un trésor) s’affiche d’emblée comme un prétexte à l’entrecroisement autour d’un motif (la carte), rendu possible par la concentration de tous les protagonistes en un même lieu (Venise).

Cependant, le voyage brise cette grisante unité, et en faisant prendre la mer à ses personnages Ayroles crée d’emblée une impureté dans son contrat de lecture, écartelé entre deux régimes de narration antagonistes. Le génie du scénariste va consister dès lors à exploiter au maximum l’espace de liberté suscité par le cliché, afin de reléguer temporairement les lignes de fuite au second plan.

Lorsque la chébèque de Kader poursuit la caraque vénitienne dans la dernière planche du tome 1, le motif initial prime toujours, puisque les héros veulent aider le barbaresque à récupérer la carte dérobée, mais ne désirent pas continuer plus loin l’aventure. De même, le tome 2 recule le basculement vers la linéarité en inscrivant la première moitié du récit dans l’espace clos et réticulaire de Malte, lors d’une brillante poursuite autour du même catalyseur (multiplication des points de vues, fluidité des actions simultanées), puis en scénographiant le galion des pirates comme une nouvelle unité de lieu où rassembler la majorité des personnages. Tout comme Christophe Blain dans Isaac le pirate, mais avec une visée différente, Alain Ayroles associe ici le voyage en haute mer à la figure de l’enfermement (volontaire, dans la cambuse transformée en auberge, puis subit, dans la cale). La perte de repères temporels ou géographiques qui en découle tend à faire oublier les enjeux du voyage, et à amoindrir la projection fantasmatique vers son horizon (les îles Tangerines). La réalité immédiate, c’est à dire la cohabitation avec les pirates, sert ici de support privilégié à un art consommé de la digression, entre pur délire comique et expression des intériorités.

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Le traitement graphique notablement différent (des ciels aquarelle) que Jean-Luc Masbou imprime à la scène où les pirates décident de jeter leurs prisonniers aux requins, tend à souligner un glissement brusque vers le régime « aventure ». L’action continue désormais sans les héros, laissés sur le bas-côté. Ayroles n’a pas d’autre choix que d’en passer par un brusque virage vers le fantastique, resté jusqu’ici une idée un peu abstraite (les hideux démons et la Pierre de Lune) ; les personnages sont sauvés par les vestiges de l’Atlantide, puis par l’apparition du Hollandais Volant. Mais le scénariste désamorce aussitôt l’embardée par une explication rationnelle du vaisseau-fantôme, et retourne à ses principes premiers en faisant de la mer elle-même une scène sur laquelle les navires-protagonistes circuleraient comme des comédiens (jeu sur les distances et les allées-venues, parodie d’entrée en scène dans la planche inaugurale du tome 3).

Dans ce même tome 3, la magistrale séquence de la tempête sonne le glas du régime « théâtre » en disjoignant les lignes narratives, faisant de la découverte et de l’exploration la nouvelle charpente de la série, qui s’abandonne ici avec fraîcheur à son horizon d’attente (suscité par la carte de l’archipel dans les pages de garde).

Ayroles fait alors peut-être l’erreur de croire que l’inversion des termes théâtre-aventure peut fonctionner pareillement dans la conduite de son histoire. Si l’on a vu que le jeu dialectique modelant l’aventure à l’aune du dispositif théâtral faisait toute la singularité de la série, l’inverse nous apparaît être une impossibilité pratique. En effet, l’élément fantastique a ses effets propres qui coupe la série de sa cohérence fond-forme (explosion progressive du cadre référentiel, perte de la cohésion fictionnelle entre imaginaire littéraire et contexte historique, artificialisation du langage).

Ainsi, l’imbroglio final du tome 4, aussi réussi soit-il en terme de rythme et de découpage, paraît fabriqué, d’une part parce qu’il ne s’articule pas autour d’un motif principal comme la carte auparavant, d’autre part parce que l’effet spéculaire (les protagonistes sont sur une véritable scène de théâtre) est quelque peu superfétatoire, et enfin parce que le cours mystérieux du récit n’appelle pas particulièrement cette « prouesse » scénographique.

On regrette - concessions narratologiques mises à part - qu’Ayroles n’assume pas complètement l’Aventure, lui qui semble préférer dans le tome 4 délaisser le premier degré de l’enchantement, pour jouer sur ses propres codes à travers des effets de style qui ne servent pas directement l’histoire. On en veut pour exemple le long récit digressif de Sabado, la redondance avec les perroquets, les obstacles tournés en dérision sur le chemin du cratère, le décentrement des enjeux (le sauvetage d’Hermine primant sur la chasse au trésor), la farce finale sur scène, etc. Ce choix de la déflation et du décalage, intéressant en soi, n’en désamorce pas moins l’envol possible d’un nouveau contrat de lecture, et maintient la série dans un flottement problématique, que le tome 5 ne fait que reproduire dans son statisme (les héros sont en quelque sorte « pris en otage » par l’amour du Prince Jean pour le théâtre terrien) et ses moments de bonace explicative, entre le départ des Sélénites et l’arrivée de Mendoza, notamment.

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Fantasy nous voilà !

Le tome 6 semble vouloir trancher avec cet entre-deux moyennement convaincant, en posant les bases d’un nouveau contrat de lecture qui aurait fait le deuil du dispositif théâtral des débuts. En effet, les auteurs semblent avoir décidé (était-ce leur intention dès le départ ?) qu’il fallait mêler aux mécanismes de l’aventure un dispositif à même d’en exalter les éléments constitutifs. Si l’on considère avec une attention renouvelée leur passif rôlistique, leur amour de Tolkien, la présence de leur série dans la collection Terres de légende, on ne s’étonnera finalement pas de constater que la fantasy traditionnelle les a rattrapés.

A ce genre correspond généralement le dispositif formel de l’affrontement eschatologique (massification des enjeux), ce à quoi répond ici l’évacuation désinvolte de la question du trésor, associée à la seule personnalité de Kader, au profit du nouvel enjeu d’un équilibrage des forces (recherche du Maître d’armes) en vue d’un conflit à l’échelle planétaire entre camps clairement définis. Jugeons-en plutôt : le Prince Jean opposé à son frère le Roy dans le rôle des chefs, Mendoza au duo Lope-Armand dans le rôle des capitaines de guerre, Mademoiselle au duo Hermine-Séléné dans le rôle des intrigantes, et l’énigmatique Maître d’armes au Marquis des Trois Cratères dans le rôle des stratèges. Chaque camp s’oppose en strict négatif, redéfinissant subtilement le rôle de chacun des personnages, pris désormais dans l’engrenage d’une totalité qui le dépasse. Les motivations personnelles ne semblent plus avoir qu’une place secondaire (d’où le retrait relatif de Kader).

Ainsi, on pourrait voir De cape et de crocs dans son entier comme le basculement programmé ( ?) d’une structure en cascade à la toile géopolitique d’une fantasy baroque (en ce qu’elle mélange audacieusement des éléments hétérogènes, armature classique et décorum purement fantasque). La série, dont on sait désormais qu’elle fera en tout neuf tomes, ne doit-elle pas dès lors être abordée comme un triptyque, où chaque ensemble de trois tomes formerait un volet à la tonalité bien spécifique (les tomes 3 et 6 étant hybrides du fait de leur rôle de jonction) ? Reste à découvrir le contenu du dernier volet sur lequel nous spéculons présentement, pour savoir si la mutation est une réussite.

Pour l’heure, ce qui est montré de la Lune est drôle, plaisant, mais rien n’est réellement très estomaquant. On attend plus original de la part d’Ayroles qu’une juxtaposition de périodes historiques (le coup des instruments vivants, ça c’est vraiment nouveau !). Et si l’espace imaginaire du royaume de la Lune permet enfin à la série de s’abandonner à la pure jouissance d’une invention en roue libre, ainsi qu’au lyrisme des grands paysages, certains anachronismes douteux dans la déco pop des Sélénites (les tableaux warholiens, les Apéricubes...) nous avertissent néanmoins sur les périls d’un fatras possible.

Nous espérons ardemment que le dernier volet du triptyque, pensé de longue date, saura éclairer en beauté l’évolution globale du récit, car la dispersion menace toujours nous semble-t-il, tirant inexorablement une oeuvre au commencement extraordinaire vers le commun de ces séries, qui sans rien perdre de leur savoir-faire dans le divertissement, deviennent des formes plates, dépossédées du miracle de leur secrète exception.

par Alaric P.
Article mis en ligne le 20 septembre 2004

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