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Donjon, époque Potron-minet

Cape, épées et masque

L’époque Potron-Minet, dessinée par Christophe Blain, retrace la genèse du bâtiment qui s’appellera plus tard le Donjon. Nous suivons le parcours initiatique d’Hyacinthe de Cavallère, personnage complexe rappelant autant les romans d’Alexandre Dumas que certains comics de super-héros, dans un univers tiraillé entre progrès et superstition.


Terra Amata est à un tournant de son Histoire, et les événements qui vont décider de la direction dans laquelle va tendre cette Histoire se déroulent dans la principale ville de la planète : Antipolis. La cause en est le combat que mènent dans cette ville les scientifiques et leur érudition, contre les superstitieux et leur nombre. Perdu au milieu de cette bataille larvée, Hyacinthe de Cavallère tente de s’habituer à sa nouvelle vie. Il représente le pivot de cette histoire, un personnage venu d’un endroit reculé et dépassé : le château de Cavallère. Pourtant, il a soif de connaissances. A travers l’apprentissage d’Hyacinthe, Sfar et Trondheim mêlent en une même série l’aventure façon Dumas, une réflexion sur les côtés les plus sombres de l’âme humaine et s’interrogent sur l’importance et les conséquences du masque pour un justicier.

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Hyacinthe et Alexandre Dumas

A mesure que se déroule l’histoire d’Hyacinthe de Cavallère, de plus en plus de détails rappellent Les Trois Mousquetaires, roman-phare d’Alexandre Dumas. Le postulat de départ, d’abord : Hyacinthe de Cavallère est un fils de petit noble, habitant dans "une tour grise visible à trois heures de marche où les courants d’air empêchent les rats d’indisposer les cafards". Hyacinthe vient donc d’un monde rural, et cherche fortune dans la "capitale". Les trois premiers tomes de l’époque Potron-Minet sont des volumes d’apprentissage. Hyacinthe, quand il arrive à Antipolis, est encore un enfant, par sa naïveté et une maladresse propre à l’adolescence. De même, il est mû par un idéalisme qui l’incite à sortir son épée pour la plus petite injustice. Défendre les faibles et les opprimés le pousse parfois à une certaine témérité, mais en contrepartie, contribuera à former son caractère. Le parallèle entre Hyacinthe et d’Artagnan, jeune Gascon au cœur noble, bravache et plein d’espoir, qui se rend à Paris pour devenir Mousquetaire du Roi, est évident. D’Artagnan nouera une amitié solide avec les autres Mousquetaires grâce à son côté aventureux, en les provoquant tous les trois en duel. (JPEG)Mais finalement, plus que le courage du jeune homme, c’est sa droiture et son sens de l’honneur qui fera impression sur ses compagnons. Hyacinthe, lui, par sa générosité et son sens de la justice, se liera durablement avec les lutins persécutés par l’homme de main de son oncle. Ces deux personnages vont toutefois vite déchanter. D’Artagnan se rend rapidement compte que Paris recèle bien plus de zones d’ombre que de lumière, et Hyacinthe s’aperçoit qu’Antipolis n’est pas la ville dont il rêvait. Tous deux, au contact de ces embûches, vont acquérir de l’expérience, et finalement entrer dans le monde adulte.

C’est là qu’Hyacinthe va se démarquer notablement de d’Artagnan et se rapprocher d’Athos. En effet, alors que le jeune Gascon résout les problèmes qui le frappent de manière spectaculaire, au grand jour, et avec l’aide de ses amis, Hyacinthe choisit la voie des ombres, l’anonymat et une certaine solitude pour rendre la justice. En cela, il est plus proche du caractère d’Athos, personnage ambigu et mystérieux, toujours plus ou moins en retrait du groupe, et qui s’amouracha de Milady de Winter alors qu’il était jeune. De même, Hyacinthe tombe amoureux de la belle Alexandra, voleuse et meurtrière émérite.

La comparaison avec Les Trois Mousquetaires ne s’arrête pas là. Le comte Florotte, l’oncle d’Hyacinthe, présente énormément de points communs avec le Cardinal de Richelieu. Tous deux sont des hommes très intelligents et ambigus, ambitieux aussi, et qui n’hésitent pas à employer des moyens radicaux pour arriver à leurs fins. Personnages aimant les intrigues et la subtilité, ils tirent les ficelles dans l’ombre, et s’assurent que personne ne puisse remonter à la source des forfaits qu’ils commettent. Le bras droit de Florotte, Jean-Michel, possède certains traits de caractère de Milady : roublard, rusé, rancunier, il n’a pourtant pas la distinction de la jeune femme créée par Dumas. Cette distinction, c’est Alexandra qui l’incarne : gracieuse, élancée, envoûtante, elle voue un amour profond à la Chemise de la Nuit, comme Milady aima sans réserve Athos. Elise (une camarade d’Hyacinthe), par son côté simple et direct, et l’amour qu’elle porte au côté glorieux et spectaculaire d’Hyacinthe - ou plutôt à son alias, la Chemise de la Nuit -, rappelle Constance Bonnacieux bien sûr, la jeune femme de chambre de la reine. Et Horous, compagnon d’Hyacinthe et apprenti nécromancien, représente une fantastique parodie d’Aramis, entre vie vouée à l’étude (religieuse pour Aramis, de nécromancie pour Horous) et amours (galantes pour l’un, libertines et quelque peu forcées par le destin pour l’autre).

Ce parallèle entre le roman de Dumas et l’époque Potron-Minet de Donjon souligne le caractère initiatique du récit de Sfar et Trondheim, et amène un souffle à la série. Le rythme trépidant, sans temps mort de l’histoire d’Hyacinthe de Cavallère vient lui aussi directement des romans d’aventure du XIXè siècle, souvent découpés en feuilletons pour être prépubliés dans la presse. Ainsi, Potron-Minet, grâce à ce rythme rapide et cette intrigue faisant la part belle aux coups d’éclats, aux combats à l’épée et aux poursuites sur les toits d’Antipolis, est-il un divertissement très efficace, et très bien dosé. Car à aucun moment les deux scénaristes oublient le développement du personnage d’Hyacinthe et de son interaction avec le monde qui l’entoure. Cette analogie avec Dumas doit donc se prendre comme un clin d’œil plutôt discret à une œuvre marquante, qui rattache Potron-Minet à un genre clairement identifiable et facilement assimilable par le lecteur, mais qui s’en démarque sur le fond. C’est une mise en contexte.

Hyacinthe, Antipolis et le Donjon

Le "château" de Cavallère, petit manoir perdu au fond des bois, n’est plus qu’un vestige d’une époque inadaptée aux changements apparus sur Terra Amata. Hyacinthe l’écrit lui-même dans la première page de La chemise de la nuit :

Je me souviens de mon enfance. C’était le temps des chansons joyeuses dans l’enceinte bénie du château de nos aïeux. Les vassaux de mon grand-père protégeaient la région des influences extérieures. Mon père, le sénéchal menait la guerre aux orques de l’Est et aux gobelins de l’Ouest pour agrandir notre territoire mais les forces en présence étaient équilibrées. A la fin des combats, chacun gardait à peu près ses frontières. (...) C’était le temps des grands royaumes et ce temps-là est révolu. Le monde immuable de mon enfance n’est plus.

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L’incarnation de ces changements, c’est bien sûr la ville d’Antipolis. Elle représente l’antithèse du monde d’où vient Hyacinthe, une ville en perpétuelle mutation, grouillante de vie, de visages et de races diverses, une ville qui n’est pas à un paradoxe près. Ainsi la majorité des conseillers de cette cité placée sous le signe des arts et de la science choisissent la superstition, en voulant brûler une Arbolesse [1].

Hyacinthe de Cavallère se retrouve donc tiraillé entre deux visions du monde antagonistes, représentées par le Donjon et Antipolis, et incarnées par deux personnages de sa famille : son père et son oncle Florotte. Le père d’Hyacinthe représente le château de Cavallère tel qu’on le voit dans les premières pages de La chemise de la nuit : vieux, fatigué, archaïque. C’est un vestige d’un passé révolu, qui n’a pas hésité à bannir de ses terres un homme qui ne correspondait pas à ce passé : Florotte. Celui-ci porte en lui toutes les caractéristiques d’Antipolis : érudit amoureux des sciences et des arts (sa bibliothèque est très bien fournie), c’est aussi un homme dur et sans scrupules, adepte du trafic d’influences, des pots de vins et des assassinats pour arriver à ses fins. Son infirmité renvoie directement à la nature d’Antipolis, gangrenée de l’intérieur par les luttes de pouvoir et la superstition, et portant en elle sa propre destruction. Pourtant, comme la ville qu’il incarne, il possède une formidable force de caractère, une grande vitalité. Hyacinthe est partagé entre ces deux mentors, qui vont chacun l’influencer de diverses manières. De son père reclus dans son petit château rabougri, il gardera un grand sens de l’honneur et un goût du panache qui va régir en partie sa vie. De Florotte et de sa suite (notamment Alexandra, mais aussi, même s’il ne veut pas vraiment se l’avouer, son grand ennemi Jean-Michel), il apprendra surtout à appréhender les intrigues, à naviguer dans l’ombre, et à asseoir son pouvoir par des moyens détournés. Son ambivalence prend corps avec la Chemise de la nuit, son alias justicier. Son domaine, c’est la nuit, les intrigues, les milieux interlopes, alors qu’Hyacinthe de Cavallère se montre au grand jour, et paraît, du moins au début, toujours aussi probe, naïf et ennuyeux.

Hyacinthe, et surtout la Chemise de la Nuit, ont une étrange influence sur le Donjon. A mesure que la personnalité d’Hyacinthe se transforme, le château de son père est agrandi par des lutins, qui remercient ainsi la Chemise de la Nuit qui les a sauvés. Le Donjon représente le Portrait de Dorian Gray d’Hyacinthe, le reflet de ce qu’il est vraiment. C’est son côté le plus sombre, son influence d’Antipolis qui provoque les changements dans la bâtisse, et à mesure que cette partie de lui prend de l’assurance, des tours se forment, des douves se creusent et des monstres commencent à peupler les différentes salles. Ce château est un personnage à part entière, comme l’est Antipolis. Il évolue, mute, mais pas tout seul. D’un petit château rabougri et coupé totalement du monde extérieur qui abrite un homme malade qui n’est plus que l’ombre de lui-même, il devient un édifice fort, puissant et grouillant de vie grâce à l’apport d’individus étrangers. On peut voir cet apport d’Hyacinthe comme une fécondation, représentée par les milliers de petits lutins entrant dans le château et l’agrandissant rapidement. La croissance du Donjon échappe d’ailleurs assez vite à Hyacinthe, il n’a aucune emprise sur lui, et se retrouve un peu dépassé par les événements.

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Hyacinthe et le masque

L’équilibre décrit plus haut entre le côté sombre d’Hyacinthe et sa vie de tous les jours va assez vite se fracturer, à mesure que le personnage de la Chemise de la Nuit prend de plus en plus d’importance dans sa vie. Le rôle de justicier masqué correspond au départ à un fantasme romantique d’Hyacinthe, mais le pouvoir du masque, ce qu’il permet est si grand et si tentateur qu’il finit par transformer ce fantasme en une réalité plus trouble. Hyacinthe de Cavallère n’est qu’un petit étudiant fils-à-papa sans grande envergure. La Chemise de la Nuit, elle, impressionne les femmes qu’Hyacinthe désire, lui amène une assurance et une liberté toutes neuves, ainsi qu’une certaine impunité. C’est le pouvoir pervers de l’anonymat : la Chemise de la Nuit commence par flirter avec l’illégalité, et finit par sauter complètement le pas. Comme Mr Hyde face au Dr Jeckyll, la moitié sombre d’Hyacinthe régit de plus en plus sa vie. Mais malgré cela, certaines valeurs transmises par son père restent ancrées en lui, telles l’honneur, le panache, un certain goût des convenances aussi, bien qu’il lui arrive de les fouler au pied dans son costume de justicier (comme dans la bataille contre les magiciens dans Mon Fils le Tueur). En cela il reste en décalage par rapport à la ville d’Antipolis.

Par ce choix de faire d’Hyacinthe un homme gouverné par son alias, Trondheim et Sfar prennent à contre-pied le mythe du héros costumé tel qu’il peut être montré dans la plupart des comics de Marvel et DC, jusque dans les années 80. La réflexion sur le masque pouvait se résumer dans ces publications à une phrase prononcée par le père de Peter Parker (alias Spiderman) : With great powers come great responsibilities. Hyacinthe n’a pas de super-pouvoir, bien entendu, mais il représente le héros masqué classique à la Zorro, de par le contexte de cape et d’épées de l’époque Potron-Minet. (JPEG) Il possède par la présence même de son masque un pouvoir, celui de rendre sa justice sans en subir les conséquences. La tentation est grande de faillir à ses responsabilités, et Hyacinthe est confronté ainsi au dilemme de tous les héros costumés : celui de garder toujours l’équilibre, fragile par essence, entre l’envie de satisfaire ses désirs et de régler ses problèmes personnels et une volonté de justice. Par le fait qu’elle profite de sa situation de sauveur pour flirter avec Eloise, dans le tome 2, la Chemise de la Nuit montre que la voie qu’elle va suivre est celle de ses désirs, et c’est là qu’elle diffère grandement de Zorro pour se rapprocher du personnage de Rorschach dans Watchmen, d’Alan Moore et Dave Gibbons, ou de celui de Bruce Wayne dans Dark Knight de Frank Miller. Ces deux personnages n’existent pas en tant que personne (surtout Rorschach) ; ils n’ont une identité qu’en tant que personnage masqué. On pourrait croire que Bruce Wayne, avec tout son argent, résisterait plus facilement à la tentation du masque, mais il n’en est rien. Miller nous montre un homme vampirisé par son alias, complètement isolé des autres, à la limite de l’autisme. Rorschach, lui, a franchi le pas et ne représente plus personne sans son masque. Il n’est qu’un homme dont personne ne connaît le nom, dont personne ne se préoccupe, juste une ombre de plus qui traverse la bande dessinée de Moore en portant sa pancarte alarmiste. En tant qu’homme, il est mort. En tant que "masque", il vit toujours, d’où son refus catégorique de prendre sa retraite et d’abandonner son alias. Il est devenu son alias. Si le personnage d’Hyacinthe n’en est pas là, c’est parce que Potron-Minet se focalise sur le processus même qui transformera Hyacinthe lentement et sournoisement.

Potron-Minet, sous des dehors de série purement divertissante, présente énormément de subtilité dans la manière qu’ont Sfar et Trondheim de mener leur intrigue. Gardant des allures de bande dessinée de cape et d’épées plutôt classique (si l’on excepte le dessin dynamique et animalier très particulier de Christophe Blain), cette série, de par son personnage principal ambivalent et ses influences nombreuses, se révèle être beaucoup plus fine et aboutie que ce qu’une lecture superficielle pourrait laisser paraître.

par Olivier Tropin
Article mis en ligne le 9 décembre 2004

[1] Créature à mi chemin entre l’arbre et l’homme, excessivement lente et incapable de se déplacer

Bibliographie chronologique de l’époque Potron-Minet, incluant les Monsters se rapportant à cette époque :

- -99 : La Chemise de la nuit
- -98 : Un Justicier dans l’Ennui
- -97 : Une Jeunesse qui s’enfuit
- -97 : Donjon Monsters 5 : La Nuit du Tombeur (J.E Vermot-Desroches)
- -90 : Donjon Monsters 7 : Mon Fils le Tueur (Blutch)
- -85 : Donjon Monsters 8 : Crève-coeur (Carlos Nine)
- -84 : Après la Pluie
- -04 : Donjon Monsters 1 : Jean-Jean la Terreur (Mazan)

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