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"Mon nom est John Ford..."

"... et je fais des westerns". C’est par ces mots d’une grande humilité que le grand cinéaste américain se présenta à ses confrères du syndicat des réalisateurs en pleine confrontation mccarthyste. Spécialiste du western mais pas seulement, John Ford est auteur d’une œuvre bouleversante, indissociable d’une certaine idée du cinéma classique américain qui conjugue autant la mise en valeur de croyances personnelles que celle des fondations de la nation. Démarrée au temps du muet, sa carrière doit sa longévité et sa constante qualité à un sens exacerbé de la communauté sensible à la fois dans ses films et dans ses méthodes de travail. La rétrospective organisée aujourd’hui à Paris permet d’en évaluer l’ampleur.


Les histoires de famille ont toujours fasciné John Ford, à tel point que celui-ci a su se recréer une "famille de cinéma", composée des mêmes techniciens, scénaristes et surtout acteurs (John Wayne, Ward Bond, John Carradine), renforçant ainsi son pouvoir de décision face aux studios. La construction de Wayne en tant que mythe aux yeux du public a permis à Ford d’oser des expériences formelles et thématiques sans faire fuir le public. C’est le cas de La prisonnière du désert, sublime western crépusculaire qui voit la transformation de l’acteur en anti-héros raciste et violent. Ford ne fait qu’emprunter au genre qu’il a partiellement contribué à forger une iconographie et une efficacité spectaculaire destinées à élaborer son propre univers.

Ford éprouve une forte répulsion envers la figure héroïque traditionnelle, car celle-ci implique une conception puérile et irréaliste des notions de mort et de courage - visible en particulier dans son traitement minimaliste des armes à feu. Ses personnages sont des hommes ordinaires, conduits à la guerre et à la violence par les circonstances et la nécessité de protéger la communauté qui les abrite. La prisonnière du désert conte le retour à la vie civile d’un vétéran des guerres indiennes : le personnage de John Wayne, désormais brutal et individualiste, ne parvient pas à réintégrer la norme sociale et est condamné à errer en solitaire sur les rives du Styx, errance qui n’est différée qu’en vertu de sa quête (sa nièce a été enlevée par les Indiens).

Ce qui intéresse Ford en premier lieu, ce sont les sacrifices auxquels la communauté doit se plier afin d’imposer l’harmonie et le bien commun. Par conséquent, ses films sont composés comme des séries de mouvements autour de la notion de groupe, mouvements de désintégration ou, à l’inverse, de construction. Qu’elle était verte ma vallée et Les raisins de la colère sont clairement représentatifs du premier mouvement : l’évolution du processus de modernisation de la société, l’entrée dans une phase de haute industrialisation, la prégnance progressive de la technologie - thème fordien essentiel - conduisent les membres à l’individualisme (succès, hiérarchie, concurrence) et à l’abandon d’une logique solidaire. Les familles sont ainsi déchirées.

Cette description de la communauté prend toujours son origine dans celle du travail, et de sa fonction fédératrice (les membres de la famille Joad, dans Les raisins de la colère, voyagent et travaillent ensemble). Le travail solidaire permet de faire face à la modernisation sauvage, jusqu’à ce que les Joad soient séparés et forcés de cherche chacun de son côté. Cette évolution est d’ailleurs parallèle à celle de leur statut social, les faisant passer de la possession (la ferme) à la fonction de simple employé. La famille est ainsi obligée de dépasser son conservatisme et de s’ouvrir aux nouveaux combats induits par la logique capitaliste. Dans Qu’elle était verte ma vallée, le père refuse de prendre part à la grève et se retrouve par la suite isolé au sein du village. La désintégration de l’esprit communautaire se ressent dans la description du mouvement des mineurs revenant du boulot tous les soirs : au début massif, il n’est constitué, à la fin, que d’un seul petit garçon.

Cet esprit de groupe incite néanmoins Ford à se concentrer sur un personnage en particulier, destiné à prendre sur lui les espoirs de la communauté. Tom Joad, joué par Henry Fonda, devient, par le truchement de son discours final, une sorte de Messie, le symbole de la Justice malmenée. De la même manière, le petit garçon de Qu’elle était verte ma vallée, inséré à plusieurs reprises dans des compositions évoquant la Passion ou une Pietà, apparaît comme l’unique survivant d’une humanité acculée à la souffrance perpétuelle. Le déchirement entre la singularité et la solidarité fonde la grande question du cinéma de Ford : que choisir, entre le cynisme du survivant et la famine de l’engagé ? Une scène dérangeante des Raisins de la colère traduit cette tragique hésitation : lorsque la famille Joad débarque dans une sorte de camping vétuste pour les pauvres, la mère, au moment de préparer à manger, se voit entourée de gamins crevant de faim. A cet instant, elle ne sait que faire : doit-elle partager entre les gamins et sa famille, comme le voudrait cet esprit de solidarité qu’elle défend, ou bien garder jalousement la nourriture si durement gagnée ?

Curieusement, le mouvement de désintégration de la famille, dans les films de John Ford, est parallèle au mouvement d’unification de l’Amérique. A ce titre, la question douloureuse de la guerre civile revient souvent, événement traumatique matriciel de son œuvre, semblable à la découverte des camps pour le cinéma européen. La guerre de Sécession détermine les dangers qui menacent la cohésion de la communauté, provoquant sa solidarité ou, à l’inverse, une panique apte à ruiner les efforts de chacun en vue du bien commun - cf. Le massacre de Fort Apache ou L’homme qui tua Liberty Valance. L’intervention, dans ses westerns, de personnages typés (psychotiques, chasseurs de prime, flics corrompus), appelle à la confrontation entre un monde dépassé et celui qui doit advenir : civilisation/Ouest sauvage, justice/loi du plus fort, etc.

La guerre civile a construit une Amérique fictive, de la même manière que le couple immigration/intégration a aidé à forger le mythe du melting-pot. Selon Ford, les difficultés à maintenir la cohésion de la nation est le véritable enjeu de la construction de l’Amérique, et non la lutte contre un ennemi autre (car les Indiens sont eux-mêmes américains, forcés à l’intégration). Ce respect du voisin qui était un bien commun nécessaire (les deux soldats cessant de se battre pour la même fille dans La charge héroïque) est désormais une obligation : la démocratie n’est plus une volonté vague d’adhérer aux mêmes principes, mais un système politique organisé qui ne peut tolérer d’opposition. Ford aime l’ordre social, mais déteste les flics. Il accorde une large confiance aux petites gens et à leur capacité à faire respecter la loi par elles-mêmes, comme le prouve la communauté mormone dans Le convoi des braves.

L’autre catégorie de films réalisés par Ford, plus optimiste, décrit donc un mouvement de construction du groupe. La charge héroïque, par exemple, conte la constitution d’une famille. Les deux garçons, et plus généralement les soldats, sont perçus comme les fils spirituels du vieux John Wayne. Le moyen utilisé par ce dernier pour unifier un groupe empêtré par une guerre civile à petit échelle (le combat pour la même fille) est de diriger les belligérants vers un même ennemi extérieur, ici les Indiens. De même, La chevauchée fantastique, un des premiers grands succès de John Ford, fait de la communauté (un joueur, une prostituée, une bourgeoise, un bandit, etc.) installée dans la diligence le microcosme d’une Amérique conquérante, dont les peurs sont amenées à disparaître face au danger que représentent les attaques indiennes. Si l’harmonie totale et sincère est impossible, le comportement de chacun dans une situation de danger leur permet de "laver leurs pêchés".

La figure autoritaire, paternelle dont John Wayne est l’emblème induit un itinéraire de reproduction du même par ses "fils" spirituels, procédé mimétique dont l’enjeu n’est pas sans risque. Ainsi, le jeune Martin, qui accompagne le violent Ethan dans La prisonnière du désert et qui dans les veines duquel coule du sang indien, fait sien l’acharnement raciste de son mentor. Comme lui, il est prêt à sacrifier sa vie (des années d’errance, la perte potentielle de son amour d’enfance) pour retrouver sa demie-sœur, à tuer des Indiens, à agir comme le vétéran - Ethan décide même d’en faire son unique héritier -, ce qui le conduit à un égal mépris pour l’autorité officielle et les normes sociales (l’interruption du mariage). Ethan apparaît en réalité comme son seul modèle, un père de substitut, après la mort de toute sa famille.

Pour Ford, chaque communauté doit se prévaloir d’un tel système de reproduction afin de renforcer les liens sociaux qui président à sa constitution. Dans la petite communauté formée pendant dix ans par le couple Ethan/Martin, ce système est fondé sur la violence. Dans les autres communautés, seul le travail permet la recréation des mêmes gestes, faisant du groupe une sort de chaîne de travail. La prisonnière du désert, en un sens, vient "après l’Histoire" : celle de la communauté, qui s’est construite sans eux et dont l’activité reprend une fois la quête arrivée à son terme. L’action du film est placée "au milieu", lorsque tout ce qui a été construit jusqu’ici est remis en jeu. Le système de reproduction (la chaîne de travail) est interrompu car un élément fait défaut : la petite fille. Si le travail manuel est ce qui fait marcher la communauté fordienne, le travail de deuil permet également d’établir la tradition, la culture dans tous les sens du terme, à la fois en donnant à la terre un avenir et en donnant aux morts une permanence (le champ au début de La prisonnière du désert est d’emblée assimilé à un cimetière).

La prisonnière du désert débute là où la plupart des films de Ford finissaient : John Wayne était sergent de cavalerie dans Le massacre de Fort Apache et dans Rio Grande, entre autres. Il avait une situation, des responsabilités (hommes, matériel, stratégie). De retour à la vie civile, il n’a plus rien, n’a rien construit (famille, terre ou institution). La guerre suspend toutes les activités laborieuses. Alors que les élites politiques se tournent vers une économie de guerre, l’expansion et l’installation continuent, laissant des hommes tels Ethan sur le bord de la route. La disparition de la petite fille constitue sa vraie chance : tant qu’elle demeurait introuvable, Ethan conservait une raison de vivre. Son seul élément étant l’état de guerre.

Ce film, peut-être le plus grand et le plus beau de son auteur, est à la fois la somme des interrogations de ce dernier et une œuvre-charnière : sorti en 1959, il annonce les remises en cause politiques des années 1960 et 1970. La nostalgie et la mélancolie se font plus fortes qu’avant. On envie ceux qui découvriront cette sublime profession de foi.

par Guilhem Cottet
Article mis en ligne le 22 mars 2005

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