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accueil > dossiers > La "nouvelle chanson française", ou l’ère des petits maîtres ?

Dominique A, ou le parcours du combattant

Exemplaire parcours que celui de Dominique A. Maniant sans complexe le noble matériau de la chanson français, il a su lui faire allégeance mais aussi la brutaliser pour mieux la tordre à son imaginaire. Une œuvre capitale et influente s’écrit ainsi depuis bientôt quinze ans, traçant la voie à bien d’autres.


"Soit, ça fait des chansons, des trucs à raconter / Ca n’est pas très utile, non, mais c’est bien envoyé / De ce pétrin moyen à peine retravaillé / Ma vieille tête ferait-elle un commerce éhonté ?" chantait Dominique A avec une rare franchise en 1999. Autoportrait sincère de l’artiste en épicier du spleen, ces quelques mots résument autant une carrière exemplaire, d’une richesse rare dans la musique française contemporaine, qu’une posture complaisante et calculée. Animal intelligent et teigneux, Dominique A a su imposer une griffe, un univers, décrié par certains, qui y voient l’acte fondateur d’un nouveau conformisme mais qui a fédéré progressivement un vaste et fidèle public. A comme Ané pour l’état civil, pour Ambition aussi mais non pour Arrivisme, sa trajectoire singulière le prouve.

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L’aventure débuta par un malentendu, qui le distingua d’abord du lot commun avant de longtemps l’embarrasser. Cette originalité qui devint fardeau, c’est son prétendu minimalisme, ce mélange de nombrilisme exacerbé et de nanisme musical. Imaginées dans sa chambre de post-adolescent à l’aide d’un synthétiseur de fortune, ses premières chansons semblent si fragiles que tout cela paraît trop beau pour être vrai. Car enfin, comment ne pas s’interroger sur l’enfant qui vient de naître et sur lequel quelques bonnes fées se penchent avec bienveillance ? Adoubé par les pontes de l’underground (Arnaud Viviant et Bernard Lenoir en tête), Dominique A a tout du fils prodige et gâté par l’existence. Mais pourquoi lui ? Pourquoi ses petites plaintes cotonneuses rencontrent-elles un écho inespéré ?

Pour tenter d’y répondre, il est nécessaire de se replacer dans le contexte de l’époque. Au début des années 90, la chanson française vient de traverser une des pires périodes de son histoire, aucun jeune artiste original ne s’est imposé depuis des lustres. La jeunesse lettrée et déprimée du pays s’est réfugiée depuis longtemps dans les bras consolants de la pop anglo-saxonne, le trône de France est donc vacant. Une ritournelle répondant au nom de "Courage des oiseaux" va alors faire chavirer les beaux esprits et provoquer une révolution de palais. Devenu le mot de passe d’un club select, ce morceau aux paroles désolées et à la rythmique robotique et entêtante, fait de Dominique A le héros malgré lui d’une nouvelle manière d’envisager la chanson à texte. Pas une rupture radicale certes mais l’amorce d’un souffle nouveau.

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Doué d’un sens tactique peu banal, le Nantais comprend que le temps lui est compté pour passer les caps, qui feront de lui un artiste reconnu, à même de mener sa barque librement. Après le faux-plat du deuxième album (le mal aimé Si je connais Harry) qui peine à confirmer la promesse de La Fossette, Dominique A comprend qu’il est grand temps de changer de braquet. Il part alors enregistrer son troisième disque à Bruxelles avec plus de moyens. C’est un nouveau coup de poker d’une carrière qui en comptera bien d’autres. La Mémoire neuve sort au printemps 1995 et marque une nouvelle étape, celle qui mène vers la conquête d’un public plus large. En se recentrant sur un certain classicisme, l’écriture de Dominique A gagne de l’ampleur et prend de l’assurance. Elle est même désormais capable de lui apporter une sorte de tube, "Le twenty two bar", interprété avec Françoiz Breut, sa compagne de l’époque avec laquelle il forme le couple en vue de la jeune chanson française. Mais voilà, alors que tout pourrait aller pour le mieux dans le meilleur des mondes, quelque chose commence à se fissurer. Le premier album de Miossec, à la langue bien plus âpre et rugueuse, lui fait de l’ombre et, dans l’inévitable petit jeu des comparaisons, Dominique A fait désormais figure de gentil garçon doux-amer et pince-sans-rire. Une série de titres magnifiques auraient pourtant dû alerter les commentateurs hâtifs : du long morceau "La Mémoire neuve", un de ses plus beaux textes, au cruel et jubilatoire "Il ne faut pas souhaiter la mort des gens", en passant par l’émouvant "Le Métier de faussaire", tout un univers en gestation se déploie, une adolescence mélancolique et heureuse se termine. Le ciel lumineux est déjà menaçant, les orages ne demandent qu’à éclater.

La carapace ne tardera pas à craquer. Alors que "la-grande-famille-de-la-chanson-française" lui tend la main en le nominant aux Victoires de la Musique, il ne peut masquer son mépris pour cette mafia au petit pied. Il se rendra bien à la cérémonie, non pas pour se faire introniser docilement mais bien au contraire, pour y détourner le texte de sa chanson-phare et ainsi, le regard haineux, railler un milieu dont il se sent totalement étranger. Grand moment de télévision assurément.

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A l’échelle d’une carrière qui semblait voguer tranquillement vers les rivages d’une petite rente de situation, ce coup de force que sa seule conscience lui dictait, apparaît aujourd’hui comme un tournant décisif. L’heure n’est plus au consensus mou et à la joliesse teintée d’un léger voile sombre. Dominique A sait qu’il vaut bien mieux que cela. Mais le chantier est immense, par quel angle commencer ? Sisyphe n’est pas au bout de ses peines et il faudra de longues années pour accoucher d’un album absolument déconcertant, d’une sourde violence et d’une rage rentrée peu ordinaires. Bâti entre New York et la Bretagne, l’album Remué constitue en ce printemps 1999 une invraisemblable météorite dans le paysage français. Dense et habité, traversé par une électricité malade, construisant des variations climatiques chargées plutôt qu’une enfilade de mélodies, ce quatrième disque vomit son malaise par tous les pores. Les textes sont aiguisés comme des lames meurtrières, symboles d’un dégoût de soi rarement exprimé aussi frontalement. Une heure d’introspection brutale et sauvage qui secoue la chanson par tous les bouts en la minant de l’intérieur, en la déstructurant pour mieux tenter de la réarticuler. L’usage du sample, de la boucle répétitive et obsessionnelle constitue ainsi une nouvelle arme dans l’arsenal de Dominique A, qui y voit le meilleur moyen de casser le classicisme de son instrumentation. "Exit", morceau construit à partir d’un bout de musique traditionnelle chinoise, en est peut-être l’exemple le plus impressionnant. Mais cet album foisonnant est peuplé de bien d’autres cadavres musicaux et textuels.

Bien plus que le symptôme artistique de sa rupture avec Françoiz Breut, ce disque dit tout : l’absence des pères, la solitude contemporaine, l’amour perdu, la tristesse sans fin. Au risque bien sûr de la saturation et de la complaisance. Comme l’avouera Dominique A quelques années plus tard, ce disque manque totalement de recul, c’est vrai mais c’est aussi bien comme cela. Les concerts qui suivent sont empreints d’une grande tension et d’une noirceur déroutante pour les fans de sa première période. Car personne n’est dupe, un retour en arrière n’est plus possible et c’est bien une nouvelle carrière qui démarre alors.

Ce deuxième pan de sa discographie sera donc placé sous le signe de l’ambition, pour un chanteur désormais en phase avec sa nature profonde et ses goûts musicaux. Après le douloureux Remué, Dominique A aspire à vite enchaîner et à creuser ce nouveau sillon. Encore étourdi par cette liberté fraîchement acquise, il veut voir jusqu’où ce chemin de traverse le mènera. Et quoi de mieux qu’un producteur de la trempe de John Parish pour confronter ses idées ? Ce sera donc l’alter ego idéal pour un cinquième album forcément moins pessimiste et austère. Auguri voit le jour à la rentrée 2001 et son alternance de titres enlevés (les coups de fouets de "Antonia" ou "En secret"), languides (les ensoleillés "Burano", "Les Terres brunes" ou "Ses Yeux brûlent"), ironiques (le très drôle "Les Chanteurs sont mes amis") et martiaux (les extraordinairement puissants "Pour la peau" ou "Le Commerce de l’eau") lui confère une qualité encore une fois largement supérieure au tout venant de la chanson française. Sans oublier deux reprises, la belle adaptation de "Je t’ai toujours aimée" et sa surprenante relecture de la scie "Les Enfants du Pirée". Certains parlent de luminosité retrouvée et d’aboutissement. Peu importe en vérité, il confirme simplement la nouvelle épaisseur du Nantais, son exigence et sa volonté de ne pas céder à la facilité. Une longue tournée accompagne la sortie de ce disque et voit pour la première fois Dominique A tenter l’expérience de concerts en solo, qui marqueront fortement les esprits. Dix ans après ses débuts, il y affirme une présence et une personnalité sans commune mesure en France, en tout cas parmi les chanteurs de sa génération.

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Mais après le coffret Le Détour, qui compile ses classiques et exhume quelques raretés, le meilleur est encore à venir pour un artiste qui repousse sans cesse ses propres limites. Impressionné par le travail collectif qui a abouti à L’Imprudence de Bashung, il engage les producteurs qui en ont conçu l’architecture et certains des musiciens concernés pour entreprendre une expérience que peu de chanteurs de son rang oseraient : Tout sera comme avant. En confiant des squelettes de morceaux à cette fine équipe, Dominique A tente le diable et le résultat est on ne peut plus spectaculaire. Les chansons d’une ampleur inédite dans son répertoire se succèdent, une incroyable profondeur de champ se fait jour. En se laissant déposséder de sa matière première, l’individualiste forcené qu’il était s’ouvre un nouvel espace des possibles. Orchestrations luxueuses mais jamais gratuites ni tape à l’œil ("Tout sera comme avant", "Le Départ des ombres"), cavalcades effrénées ("Pendant que les Enfants jouent", "Où sont les Lions"), coups de tension ("Bowling") et beautés mélancoliques ("Dans les Hommes", "Dobranoc", "Les Clés", "Les Eoliennes") composent un sixième album qui illumine sans peine l’année 2004 et enterre définitivement son image de chanteur minimaliste. Encore une fois champion de France, Dominique A largue la concurrence à l’heure d’une nouvelle effervescence hexagonale. Lui qui partit en solitaire dans la nuit glaciale des années 90, il se retrouve aujourd’hui entouré d’une myriade de jeunes artistes, qui lui reconnaissent bien volontiers une importance considérable. Paradoxe de l’histoire, ses ventes sont loin d’égaler celles des figures de proue de la "nouvelle chanson française" mais son influence est incontestable.

Alors que lui-même a toujours revendiqué l’héritage de quelques figures tutélaires, Bashung et Gainsbourg bien sûr mais aussi Brel, Ferré (il a repris "Mon Camarade") ou Christophe ("Chiqué, chiqué" n’est pas la plus vilaine de ses reprises), quelle place aujourd’hui pour Dominique A ? Celle de la statue du commandeur ? Celle du grand frère ou encore du parrain ? Un élément de réponse se trouve sur le dernier album de Vincent Delerm. L’emblématique symbole de la nouvelle scène l’invite en effet à participer à un trio, complété par Keren Ann, autre égérie de cette mouvance surmédiatisée. Et à l’écoute de cette bluette minaudée, une question surgit : tout ça pour ça ? Des années d’activisme, d’expérimentations, de prises de risque, pour finir sur le disque d’un petit faiseur ? Non, évidemment, la déception doit être surmontée et après tout, Dominique A a bien le droit de disposer de son talent comme il l’entend. Quand l’écume se sera dissipée, il apparaîtra bien alors comme un défricheur solitaire qui essaya beaucoup et tenta d’emmener la chanson française dans de nouveaux territoires. Loin d’avoir sécrété un nouveau conservatisme, il nous semble au contraire que son individualité enracinée et sa féroce ambition ont servi à écrire l’une des plus stimulantes œuvres de la chanson française contemporaine.

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par Samuel V.
Article mis en ligne le 26 juin 2005

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