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Les Cantos d’Hypérion et Les Voyages d’Endymion

.... une rencontre onirique entre la Poésie et la Science-fiction...

"Mon esprit inquiet ne supporterait jamais
De couver si longtemps une volupté,
S’il n’épiait, quoique craintivement
Une espérance derrière l’ombre d’un rêve."

John Keats, extrait du poème "Endymion" (dédié à Thomas Chatterton)


Les deux cycles Les Cantos d’Hypérion et Les Voyages d’Endymion forment une œuvre majeure de la science-fiction. Ils sont constitués de quatre étapes/livres : Hypérion, La Chute d’Hypérion, Endymion et L’Eveil d’Endymion. L’édition de Pocket S-F propose huit ouvrages, séparant encore les étapes en deux ( Hypérion I, Hypérion II, etc.). [1]

(JPEG) Dans leur chevauchée à travers une ligne temporelle à sens multiples, les deux séries mélangent l’anticipation, la science-fiction pure et l’esprit mystique d’anciennes poésies. Dan Simmons n’hésite pas : ses mondes dédaléens mélangent fantastique et ambiances médiévales du XVème siècle ; l’auteur manifeste sa conscience écologique, il se laisse aller à des virées hallucinantes dans le cyberpunk, il n’oublie pas le monde actuel, et enfin il accorde une place tout à fait originale à la poésie qui relie finalement tous les éléments. C’est le poète anglais du XIXème siècle, John Keats, qui sert de fil conducteur, tant par sa vie que par sa poésie, aux deux cycles. Ses poèmes "Hypérion", "La Chute d’Hypérion" et "Endymion" ainsi que "Lamia" servent de base à l’univers créé par Dan Simmons. L’œuvre de Keats est tournée en une prophétie informant, directement depuis le passé, de la réalisation de toute une série d’événements à partir d’un certain moment dans le futur.

Mais nous verrons aussi que la richesse de cette œuvre nous fait découvrir de nombreuses spiritualités au détour desquelles se croisent d’autres poètes et d’autres auteurs.

Les Cantos d’Hypérion

"L’imagination peut-être comparée au rêve d’Adam A son réveil, c’était devenu la réalité." [2]

Sept pèlerins sont envoyés sur la planète Hypérion pour découvrir les mystères qu’elle recèle et, pour certains, affronter le monstre métallique appelé "Gritche". Leurs vies dépendent à la fois du bon vouloir de cette planète, remplie de phénomènes aussi attirants que dangereux, et d’un poème écrit des dizaines de siècles auparavant par un Anglais oublié. Le nom du poème, de circonstance, c’est "Hypérion" et l’auteur John Keats. Pendant leur voyage sur la planète, les sept pèlerins se racontent tour à tour leurs histoires passées, leurs vies et ce qui les relie à "Hypérion". Tout au long de l’œuvre ces récits, parfois sans rapports au premier abord, vont être lentement éclaircis pour former une seule et même histoire...

(JPEG) Afin de clarifier la menace que représente la planète et ses nombreux artefacts, tout particulièrement les étranges "Tombeaux du temps", John Keats est recréé de toute pièce par des entités I.A. du "Technocentre" (intelligences artificielles qui ont pris leur indépendance des hommes après avoir émergé d’Internet et s’expriment en "koan" zen [3]). Le poète est recréé sous forme de "cybride", un mélange de cyborg et d’humain. Et, par l’intermédiaire des rêves qu’il fait, les IA espèrent bien découvrir le fin mot d’"Hypérion". On découvre, petit à petit, que le cycle d’Hypérion tout entier n’est que le long rêve de ce personnage. Les expéditions des pèlerins sur Hypérion ou d’autres planètes, dans l’espace, dans le Technocentre, tout est rapporté et se passe à travers les yeux endormis d’une seule et même personne. Pour le Keats réincarné, la difficulté est d’accepter que son passé et ses écrits soient la réalité qu’il voit défiler en songe. Les extraits des poèmes apparaissent donc dans l’œuvre comme une façon de soutenir les péripéties, de les magnifier, de les rendre comme plus transparentes pour le lecteur.

L’Hégémonie humaine, en expansion dans l’univers, est reliée par une mégasphère d’informations et de communication. Celle-ci unifie l’infosphère - sorte de version optimale du web - de toutes les planètes du "Retz", espace colonisé par l’Hégémonie. Chaque habitant du Retz peut avoir accès à l’infosphère locale grâce à son "persoc", appareil semblable à une montre qui transmet toutes les informations désirées au pire en quelques secondes. La particularité du cybride John Keats est de pouvoir s’interfacer tout seul dans les infosphères et dans la mégasphère, bien que ce dernier lieu soit la propriété exclusive des I.A, inaccessible à tout humain. La description de la mégasphère est d’ailleurs d’un étonnant lyrisme, les masses d’informations circulantes sont comparées à des arbres, des forêts, des feuilles, en croissance ou en fanaison.

Des I.A. renégates du Technocentre organisent un complot, cherchent à créer leur propre Dieu : l’I.U., Intelligence Ultime, et essayent de se confronter au Dieu des humains : c’est la réalisation de l’affrontement entre Titans et Dieux qu’anticipait le poème. Lorsque les humains s’aperçoivent du complot, le chaos s’installe, c’est la chute de l’Hégémonie humaine, la chute d’Hypérion...
Tous les pèlerins ont un rapport avec le poème original. Brawne Lamia par exemple est le mélange de la muse de Keats, Fanny Brawn, et du monstre d’un de ses poèmes, Lamia. L’aura d’un autre poète protège la fille du pèlerin Sol Weintraub, celle de William Butler Yeats. La fille de ce pèlerin est atteinte d’une maladie qui la fait rajeunir inéluctablement depuis qu’elle a pénétré dans un des mystérieux "Tombeaux du temps" : le Sphinx. Quelques vers de Prière pour ma fille de Yeats viennent embellir le texte.

"Une heure j’ai marché, prié pour ma petite fille,
Ecoutant le vent hurler sur notre tour,
Sous les arches du pont, contre les piles,
Dans les ormeaux ployés sur le torrent qui court.
En un rêve enfiévré je voyais l’avenir,
Année après année,
Qui sortait au tambour d’une marche effrénée,
Hors de la meurtrière innocence des mers..."

 [4]

On y voit aussi le caractériel poète Martin Silenus, qui semble réécrire, ou plutôt tenter de finir le poème "Hypérion" que Keats n’a jamais achevé... Silenus ressent lui aussi que la fin du poème symbolisera un dénouement, tragique ou glorieux, pour l’univers tout entier. Mais Dan Simmons préfère chercher l’issue dans un autre rêve : Endymion.

Les Voyages d’Endymion

A la fin de La Chute d’Hypérion, on pourrait croire l’humanité émancipée du Technocentre, mais c’est seulement le début d’une longue quête vers l’éveil. Après le long automne qu’avait été Hypérion, marqué par la Chute, le chaos, l’hiver, Endymion, à la façon du poème de Keats marqué d’un puissant sensualisme esthétique, est un printemps naissant et pétri d’espérances, une recherche de la vérité, de la vie et de l’amour.

"Tout objet de beauté est une joie qui demeure :
Son charme croît sans cesse, et jamais
Ne sombrera dans le néant (...)"

 [5]

Les voyages sont une réussite en matière de création de mondes (Dan Simmons rend d’ailleurs hommage à l’influence de Jack Vance [6], un très grand maître du space-opera), le gigantesque parcours qui nous fait visiter l’univers et ses confins à travers l’ancien réseau "distrans" de l’Hégémonie humaine est captivant - les distrans sont des portails permettant aux individus d’accéder aux planètes du Retz via un réseau dont le Technocentre a le secret.

(JPEG) Dans le poème du même nom, le berger Endymion est le personnage central. John Keats y fait allusion au personnage de la mythologie grecque dont la Lune tomba amoureuse, et qui obtint de Zeus de conserver sa beauté, mais dans un sommeil éternel. Simmons reprend ce personnage. Trait pour trait, il s’agit du même jeune berger mélancolique au caractère franc, en quête malgré lui d’une destinée héroïque et d’un amour immortel. Endymion accompagne Enée, la fille du cybride de John Keats qu’on appelle aussi "Celle qui enseigne", chargée de transmettre un message pendant le voyage qu’ils entreprennent par le réseau distrans.

L’Eglise catholique reconstituée sous la forme d’une "Pax", dominant l’univers d’après la Chute, fait tout pour arrêter les deux héros. Elle veut notamment protéger les "cruciformes" de l’enseignement d’Enée qui provoquerait la disparition de ces parasites en forme de croix, incrustés dans la poitrine de ceux qui les portent - c’est à dire la quasi-totalité de l’humanité -, et chargés de les ressusciter indéfiniment.

Dans le début du second cycle, le poète Martin Silenus sous-entend que l’existence de cet Endymion - Raul de son prénom - n’est pas un hasard, Enée ne l’a pas choisi pour rien : il est le personnage-clé qui doit arriver. C’est bien là où Simmons s’essaye à rendre plus vivant le poème de Keats, les personnages et événements importés des poèmes se réalisent comme pour la première fois dans le roman. La force du cycle d’Endymion - bien que certains lecteurs aient pu trouver que cela manquait de la flamme du premier cycle - réside dans la présence d’une grande spiritualité, notamment développée à travers le message de "Celle qui enseigne", qui donne un aspect très particulier à la lecture, surtout dans L’Eveil d’Endymion où la science-fiction rencontre la philosophie. La différence fondamentale de ce deuxième cycle est son optimisme qui contraste avec le monde crépusculaire du premier.

Le Zen est au centre de la réflexion de l’éveil. Les stances du Bouddha, du poète chinois Tu Fu, et tout particulièrement du moine zen japonais Ikkyu, sont liées intimement à l’enseignement d’Enée et, si ce n’était pas déjà fait, initient le lecteur à des horizons nouveaux.

"Nous arrivons seul en ce monde
Nous en partons seul
Cela aussi est illusion
Je vous enseignerai la manière
De ne pas arriver et de ne pas partir"

 [7]

Ce qui rapproche ce dernier poète du "message" d’Enée, c’est la possibilité de ne faire qu’un avec l’univers et de sortir pour un moment des limites de l’espace et du temps. C’est ce qu’Enée appelle la perception du "Vide qui lie", qui s’effectue par plusieurs étapes. Ce lien est assez net lorsque Enée parle de se débarrasser du pouvoir des écritures religieuses, de se détacher de l’emprise des mots, de pointer droit vers l’âme de l’homme... Ikkyu aussi percevait, tout comme d’autres spirituels, que les préceptes religieux sont seulement, si on s’y attache, un esclavage. L’attachement à l’ascétisme - ou également à tout autre chose - ne mène à rien. Ikkyu est peut-être le seul moine zen à avoir parlé de l’amour et des amantes qu’il eut. Ce qui amène notamment Enée à "voir en quelqu’un sa nature et son attachement à la Bouddheité" grâce à cet amour charnel, en l’occurrence symbolisé par sa relation avec Endymion.

Perspectives

"La beauté de la nature se reforme d’elle-même dans l’esprit, non pour une contemplation stérile, mais pour une nouvelle création." Ralph Waldo Emerson, La Nature, III, Beauté.

Finalement, Dan Simmons est l’héritier d’une tradition littéraire bien américaine. Les Chants d’Hypérion et Les Voyages d’Endymion recèlent un patrimoine riche et une façon de s’ouvrir sur le monde. C’est sans aucun doute dans la brèche ouverte par le transcendantalisme [8] que vient s’infiltrer Simmons, tant par sa manière de considérer le monde que de s’y confronter.

L’écologie est incarnée dans les deux cycles par un mouvement pacifiste, les Templiers - leur représentant se trouve être un des sept pèlerins envoyés sur Hypérion, le templier Het Masteen. Ceux-ci vouent une sorte de culte mystique à la nature, et se déplacent à travers l’univers avec des arbres-mondes propulsés par d’étranges animaux capables d’émettre une très forte source d’énergie : les ergs.

Ainsi, à de nombreuses reprises, les causes du respect de l’environnement, de la biodiversité ou de l’harmonie possible avec les éléments sont abordés sans conformisme. L’auteur imagine ou anticipe aussi bien les problèmes que le futur pourrait contenir à ce sujet. Tels ses ancêtres transcendantalistes, au regard tourné vers l’Orient, qui étudiaient de près la Bhagavad-Gitâ, Simmons cite du zen japonais et chinois. Sa parenté avec Ralph Waldo Emerson est assez logique, et elle s’exerce sur d’autres auteurs de sa génération qui font aussi de la nature un de leurs sujets centraux. Comme T.C. Boyle, par exemple, dans Un Ami de la terre, œuvre d’anticipation dont les enjeux ne sont pas sans rappeler ceux de l’éveil d’Endymion. L’introduction des étonnantes méditations d’Ikkyu, lui-même grand contemplateur de la beauté de la nature, n’est pas fortuite. Il s’agit bien du même désir d’apporter une révélation, à la fois délicate et éblouissante, des correspondances dont l’univers est tissé. Et ces correspondances sont condensées autour d’un même médium dans notre livre-univers, le poète John Keats. Comme le manifeste Emerson dans Nature ou comme l’ajoute, tout en subtilité, Ikkyu dans les Nuages fous, - avec la même ferveur pour l’essentiel, pour l’éveil - Keats unit la beauté et la vérité :

"Je suis assuré d’une chose, c’est de la sainteté des affections du cœur, et de la vérité de l’imagination. Ce que l’imagination saisit comme Beauté doit être Vérité - que la chose existât ou non auparavant ; car je pense de nos pulsions comme de l’Amour : elles sont toutes en their sublime (leur plus haut point), créatrices de la beauté essentielle..." [9]

Les créations de l’esprit et les idées abstraites deviennent chez ce poète garantes de l’existence des choses matérielles. Mais Keats est au monde, il le transcende, sa tendance est un appétit immodéré pour ce qu’on y voit (ses Odes [10] sur la nature le prouvent). Il voudrait faire toutes les choses siennes, et Dan Simmons lui offre ce privilège. Son romantisme unit tous les courants qui se frottent dans les deux cycles : zen, transcendantal, écologique, fantastique ou anticipateur, il est tout cela à la fois. La beauté de l’imagination de ses poèmes transporte le roman et celui-ci apporte une flagrance à leurs mystères. C’est une habile interaction réussie par Dan Simmons. Il prouve que la force de la science-fiction est souvent sa capacité à se nouer avec d’autres styles : son jeu avec la poésie dans l’ouvrage présent en est un exemple édifiant.

par Elie Octave Bousquet
Article mis en ligne le 12 mars 2006

[1] Cette édition est superbement illustrée par le peintre polonais Wojciech Siudmak, et très pratique à lire. Edition Pocket Science-Fiction.

[2] John Keats, lettre à Georges Keats.

[3] Un koan zen est à l’origine une question, contenant un piège, posée par les maîtres zen à leurs disciples pour provoquer chez eux une réflexion qui les mènera à l’éveil. Souvent un koan répond à une question précédemment posée. On peut comparer cette méthode avec ce que faisaient les philosophes grecs par leurs sophismes. Exemple dans La Chute d’Hypérion, l’I.A. Ummon répondant à Keats lorsque il lui demande : "Y a-t-il plusieurs futurs ?" "Un chien a-t-il des puces ?"

[4] Page 248 de l’édition Pocket S-F. William Butler Yeats, A Prayer for my daughter, Prière pour ma fille , Ed. Aubier, traduction de René Fréchet.

[5] John Keats, "Endymion", Poèmes et poésie, Ed. Nrf.

[6] Sur Jack Vance, un site perso français très complet et mis à jour régulièrement.

[7] Ikkyu, de cet auteur : Nuages fous ; Ed. Albin Michel, Spiritualités vivantes.

[8] Le manifeste du transcendantalisme est certainement Nature de Ralph Waldo Emerson, où les grands thèmes et les grands buts de ce courant de pensée sont présentés. Ce livre a récemment été édité chez Allia.

[9] John Keats, Poèmes choisis(Selected poems) traductions, préface et notes de Albert Laffay. Ed. Aubier, domaine anglais bilingue.

[10] John Keats, Endymion, Poèmes et poésie Ed. Nrf.

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