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2006, une année vénitienne dans les musées de France

Hasard de calendrier ? Heureuses circonstances ?... Si 2006 est culturellement marquée par Cézanne, Mozart ou Rembrandt, elle est pour les musées de France une année de célébration de l’art vénitien du XVIème siècle. L’âge d’or artistique d’une cité mythique est ainsi mis en exergue par quelques expositions, à Paris ou en province, remettant plus que jamais au goût du jour une peinture si fondamentale pour l’évolution de l’art occidental et qui n’a de cesse de nous émerveiller. De Paris à Caen, Artelio rend compte de cet étonnant panorama d’une époque où Venise éblouissait le monde des arts.


Quiconque s’est un peu attardé dans la salle des grands Vénitiens du Louvre (connue historiquement sous le nom de salle des États, et désormais de salle de la Joconde) a pu remarquer la richesse du musée concernant les œuvres de Titien, Véronèse et Tintoret, mais aussi Paris Bordone ou Lorenzo Lotto, etc. Il s’agit néanmoins d’une collection incomplète, ne serait-ce que pour deux raisons : on n’y voit ainsi aucune œuvre de Giorgione, considéré comme l’initiateur de la peinture de la "haute Renaissance" à Venise dans les années 1500, comme manque la carrière tardive de Titien ; mais surtout l’ensemble du Louvre, aussi riche soit-il, ne rend pas compte de la grande diversité des collections publiques françaises en matière d’art vénitien du XVIème siècle, qu’il s’agisse des œuvres graphiques du Louvre rarement montrées, ou des tableaux des musées de province évidemment dispersés. C’est donc pourquoi les différentes expositions organisées en 2006 constituent un grand tout cohérent, et surtout une excellente introduction visuelle à une ère artistique aussi complexe et magnifique que celle de la Venise de la Renaissance.

Toutefois, pour mieux comprendre les enjeux et les intérêts de ce qu’on pourrait appeler "l’année vénitienne" en France, il convient de s’attarder un peu sur les grands noms de la peinture à Venise au XVIème siècle, sans oublier l’histoire des œuvres d’art vénitiennes dans les collections françaises : deux données culturelles fondamentales qui éclairent même partiellement sur l’histoire de l’Art avec un grand A !

Galaxie Bellini

Venise, vers 1500, domine une partie du monde. Car son rayonnement dépasse largement la cité des Doges : malgré de sérieux déboires, elle ne cesse d’étendre son influence en Vénétie (la fameuse "terre ferme", celle où seront construites les villas palladiennes) avec entre autres la mainmise sur Padoue ; c’est de plus un véritable empire commercial, avec évidemment des liaisons maritimes, comprenant des comptoirs à Chypre ou en Crète : tout cela sous l’autorité du doge, gouverneur à vie de cette République farouchement indépendante et protégée de Dieu. République qui n’en a que le nom, puisque le doge partage son pouvoir avec une centaine de familles nobles depuis l’époque médiévale, et il faut bien parler d’oligarchie, où un nombre restreint d’aristocrates détient le pouvoir en matière de lois et de décisions politiques.

Aussi caractérisé soit-il, le microcosme vénitien ne vit pas replié sur lui-même. L’expression de carrefour n’est pas exagérée, puisqu’en tant que trait d’union commercial en Méditerranée entre Occident et Orient, avec une position unique et jalousée sur la mer, Venise attire pour des raisons commerciales, diplomatiques, ou juste pour son prestige, des Turcs, des Allemands, des Français, des Flamands, des Espagnols... Une partie de l’Europe et du Proche-Orient semble alors se donner rendez-vous pour échanger les denrées les plus diverses : une manne que le négoce, qui contribue principalement à la richesse de Venise à l’aube du XVIème siècle. Ce rayonnement est aussi valable dans le domaine intellectuel, Venise devenant un des principaux centres d’imprimerie au XVIème siècle, éditant écrits littéraires comme scientifiques.

(JPEG)Et la peinture ? Ladite période est associée pour Venise à un nom : Bellini. Il s’agit plus précisément d’une famille, le père Jacopo, et les fils Gentile et Giovanni (vers 1433/1435-1516). Ce dernier est véritablement l’artiste qui marque la transition de la fin du XVème siècle, utilisant avec brio les qualités luministes de la peinture à l’huile, à travers de fameuses madones baignant dans une douce lumière et devant des paysages équilibrés qui ne sont pas étrangers à la renommée de l’art vénitien, comme un lointain écho de l’obédience à l’art byzantin, champion de la couleur et de la lumière. Plus encore, c’est son atelier qui est fondamental puisque Giovanni Bellini forme de très nombreux élèves, plus ou moins doués, mais dont deux d’entre eux changeront littéralement le cours de l’histoire picturale de la Sérénissime.

Le premier élève de Bellini est peut-être à la fois le peintre le plus mystérieux et le plus essentiel de l’histoire de l’art occidental. Giorgione (1477-1510), emporté par la peste à l’âge de 33 ans, exploite de façon inédite la technique à l’huile de son maître, avec une acuité optique rare, et parfois même des effets de clair-obscur novateurs dans la peinture vénitienne (Léonard de Vinci vécut pendant plus de 15 ans à Milan, et séjourna par la suite pendant quelque temps à Venise...). C’est véritablement avec cet artiste, pourtant disparu si jeune, que la peinture vénitienne se distingue à jamais des autres courants stylistiques italiens, en se fondant sur la couleur plus que le dessin, modelant la lumière et les corps avec des accords de touches, un procédé qui laissera ainsi perplexes plus d’un artiste florentin, si attachés à la prééminence du dessin même en peinture, à commencer par Michel-Ange.

Les œuvres de Giorgione sont aussi subtiles que rares, les problèmes d’attribution persistant encore sur un corpus pourtant assez restreint ; mais toujours s’en distingue une atmosphère où le sujet semble se fondre, comme façonné par le lumière et l’ombre. Parmi les tableaux lui revenant certainement, on distingue un ensemble allégorique, c’est-à-dire empreint de références culturelles fort complexes dont étaient friands les riches commanditaires du peintre. Certaines de ces œuvres ont un sens si lié au monde intellectuel de l’époque qu’il nous échappe, rajoutant au "mystère" de Giorgione : ainsi, la Tempête (ou l’Orage, même le titre prête à discussion), près de cinq siècles après sa création, est un tableau dont le sujet n’est toujours pas déterminé, et fit, fait et fera couler beaucoup d’encre chez les historiens d’art ! Moins problématique, la fameuse Vénus conservée à Dresde inaugure le thème des femmes nues allongées, promis à une grande fortune à Venise comme dans le reste de l’Europe, et fait appel à des sources littéraires antiques pour représenter un nu mythologique aussi sensuel que serein, dans une campagne idyllique.

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Hélas, Giorgione meurt avant d’avoir jamais livré sa Vénus. C’est son jeune collaborateur, également ancien élève de Giovanni Bellini, qui modifie légèrement la composition initiale du maître, mais sans le renier puisqu’il va marquer une bonne partie de sa longue carrière. Ce jeune homme, en 1510, ne sait pas encore qu’il va dominer tout un siècle de peinture des Temps modernes et inscrire son nom au panthéon des grands peintres.

Un prince pour la peinture

(JPEG)Titien (vers 1488/1490-1576) - car il s’agit bien de lui, ce maître insigne formé par Bellini puis Giorgione - est un peu l’incarnation artistique de l’esprit de Venise au XVIème siècle : lettré comme commerçant, il hisse le rang social de l’artiste à un niveau jamais atteint à Venise, élaborant des compositions raffinées et habiles, pendant près d’un demi-siècle où il est réclamé par les plus puissants en France, en Espagne, mais aussi bien sûr à Venise. Si ses débuts sont marqués par le style de Giorgione, au point que le fameux Concert champêtre du Louvre est partagé par les critiques les plus prudents entre lui et son maître, Titien fait rapidement évoluer son style, peignant des portraits d’une sobriété et d’une psychologie rarement atteintes, des mythologies voluptueuses qui imposent la peinture comme le premier des arts, ou des tableaux religieux impliquant une compréhension subtile des textes et de la piété. Le peintre domine toute la production picturale vénitienne de son temps ; seul un artiste comme Lorenzo Lotto, avec des iconographies assez singulières et une certaine influence du nord des Alpes, lui résiste mais de façon bien relative.

Titien anime chaque élément que son pinceau touche : au Louvre, il suffit de regarder dans l’Allégorie conjugale, dite à tort d’Alphonse d’Avalos l’armure aux éclats luisants, le regard franchement mélancolique de la jeune femme et surtout d’admirer le très beau morceau de peinture que constitue la boule de cristal qu’elle tient, aussi consistante que vaporeuse ; ou même La Jeune fille au miroir, et le brio tant loué de Titien pour restituer le jeu des reflets, occasion aussi de démontrer la toute puissance de la peinture quant à la réalité des choses et de leurs représentations... L’artiste vieillissant ne se renfrogne pas, bien au contraire : Titien regarde la création extra-vénitienne, comme ce style puissant de Michel-Ange qui le frappe lors de son voyage à Rome et qui bouleversera une partie de sa carrière (connue sous le nom de "crise maniériste"), ou même les jeunes artistes en vue à Venise après 1550, parfois un peu arrogants, mais qu’il a souvent formés. Ce qui attire le plus les modernes, c’est le style ultime de Titien, osant ne plus mettre en avant le fini de ses œuvres en peignant de plus en plus avec ses doigts ou de grosse brosses : une manière apparemment simple et intuitive, que certains appellent "impressionnisme magique", souvent regardée et imitée mais jamais égalée tant la fin de carrière de Titien est l’exploitation la plus audacieuse de son génie des tons et des taches de couleurs.

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Un grand nombre de peintres se forment chez Titien, des Vénitiens (Paris Bordone) mais aussi des artistes venant d’ailleurs en Italie voire même des Flandres (Lambert Sustris). Toutefois, parmi les jeunes artistes issus ou non du milieu de Titien, deux artistes se détachent rapidement de l’obédience titianesque et dominent la seconde moitié du XVIème siècle à Venise : Tintoret et Véronèse.

Des fastes au déclin

Aussi brillants purent-ils être, les deux grands noms de la peinture vénitienne de la Renaissance après Titien incarnent deux styles, directions et même tempéraments différents. Toutefois, leurs talents furent assez reconnus pour qu’ils contribuent à de grandes commandes publiques, au premier rang desquelles le palais des Doges, siège du pouvoir de la Sérénissime.

(JPEG)Tintoret (1518-1594) est un pur Vénitien. Il faut comprendre par là qu’il a vécu l’essentiel de sa vie dans cette ville, si ce n’est peut-être l’indispensable voyage à Rome et quelques commandes extérieures. Néanmoins, la vision de Sartre du "Séquestré de Venise" relève bien du fantasme : Tintoret acquit une position non négligeable parmi les artistes vénitiens de son temps, et son attachement volontaire à sa cité natale s’explique par plusieurs facteurs désormais bien connus. Pourtant, ses débuts de carrière ne furent guère simples : sa formation reste hypothétique (un passage assez rapide chez Titien, d’une brieveté due à ce qu’on pourrait appeler une "incompatibilité d’humeur" ?), mais son premier coup d’éclat public est en 1548 le fameux Miracle de l’esclave où il revendique une rapidité et une liberté d’exécution qui lui amèneront défenseurs comme détracteurs mais surtout le surnom de fa presto ("vite fait", en italien). Une virtuosité qui privilégie la force du mouvement et toujours ce primat coloriste, éléments à mettre en rapport avec les deux maîtres revendiqués par Tintoret : une anecdote célèbre prétend en effet que l’artiste aurait écrit sur la porte de son atelier, en guise de devise, "la couleur de Titien, le dessin de Michel-Ange". Tintoret s’impose donc comme fidèle à la tradition picturale vénitienne et comme un grand regardeur du maniérisme qui fait une très belle percée en Vénétie dès le milieu du XVIème siècle, en imposant un style très personnel qu’il illustre dans les nombreuses peinture religieuses encore visibles à Venise : Tintoret est en effet le peintre favori des scuole, congrégations charitables de laïcs qui font appels aux services du peintre pour représenter d’emblématiques Cène, dans de petites chapelles ou églises. Dans ce registre, l’ensemble d’œuvres le plus connu de Tintoret, on pourrait même dire son morceau de bravoure, est la Scuola Grande di San Rocco, décorée en totalité par l’artiste, du rez-de-chaussée aux étages, des murs aux plafonds : ce chantier occupe le maître (et son atelier) de 1564 à 1588, et il peint les thèmes bibliques avec un usage quasi expressionniste de la perspective et du clair-obscur. Tintoret est surtout un artiste religieux : il réalise en effet peu de peintures mythologiques, mais son activité de portraitiste est fort intéressante avec un talent tout particulier pour rendre l’âme du poseur comme la matière de son environnement, dans l’esprit de Titien.

(JPEG)Véronèse (1528-1588), au contraire, est connu pour ne pas être né à Venise même, comme son surnom l’indique (Paolo Caliari est aujourd’hui connu sous l’appellation de sa ville natale, Vérone), et on a surtout retenu ses savoureuses mythologies, si caractéristiques. Car là où Tintoret va jusqu’à favoriser les scènes nocturnes, Véronèse est le maître des tons clairs, de ses portraits très frais et tactiles aux œuvres d’une ampleur monumentale parfaitement maîtrisée comme Les Noces de Cana du Louvre. Véronèse est à son époque le peintre préféré des patriciens vénitiens : rien d’étonnant donc que pour l’un d’entre eux, il réalise les fresques de la villa Barbaro à Maser, où évoluent de nobles dames et de fiers personnages mythologiques, tout en jouant de façon illusionniste dans les architectures réalisées par Palladio, avec aussi des échos du maniérisme de Giulio Romano qui influença le style de jeunesse de Véronèse. Ce lien privilégié avec la classe dominante de la Sérénissime aida quelque peu le peintre à ne pas trop souffrir des foudres de l’Inquisition en 1573, suite à un retentissant procès dû à sa scandaleuse Cène ensuite rebaptisée Repas chez Lévi : il avait pris quelques libertés avec l’iconographie de rigueur en prétextant son statut d’artiste, qui lui permettait d’y peindre un personnage saignant du nez en pleine Eucharistie ou des soldats ressemblant aux "hérétiques" allemands... Mais avant tout, le nom de Véronèse est associé aux femmes voluptueuses et coquettes de ses mythologies, Vénus en tête dans ses amours secrètes avec Mars, exprimées avec une verve attirante et un goût du luxe qu’il déploie aussi dans les architectures palatiales somptueuses (mais jamais gratuites) de ses Annonciation et autres repas christiques. On aurait pourtant tort de faire de Véronèse essentiellement un peintre au style léger : il suffit de voir ses ultimes œuvres religieuses qui, avec des moyens différents, expriment la pieuse intensité dramatique coutumière chez Tintoret.

Véronèse meurt en 1588, Tintoret en 1594 : avec eux, c’est toute une tradition picturale qui disparaît, ou plutôt décline avec quelques suiveurs en même temps que le rôle de Venise sur la scène europénne se modifie. Bien que la République maritime obtienne une victoire retentissante, aussi bien politique que religieuse, contre les Turcs à la bataille maritime de Lépante en 1571, l’empire ottoman rogne sur la présence méditerranéene des Vénitiens en prenant notamment Chypre la même année. De même, avec la découverte de l’Amérique, la plaque tournante du commerce se déplace progressivement au XVIème siècle vers l’Atlantique, ne profitant guère à Venise. Le XVIIème est loin d’être aussi glorieux que le siècle précédent, et dans le domaine des arts seules l’architecture et surtout la musique se démarquent, avec la fin de vie de Monteverdi. Il faudra attendre le XVIIIème siècle avec Ricci ou Tiepolo pour revoir Venise jouer un rôle de premier plan sur la scène artistique européenne, période là aussi suivie d’un arrêt brutal marqué par l’invasion napoléonienne, dont la République ne se remettra pas vraiment au niveau de l’influence de sa production artistique.

Il peut paraître un peu hasardeux et succinct de présenter un siècle aussi dense de création picturale en le rapportant à quelques noms. C’est pourtant un fait que les tableaux de ces grandes personnalités seront immédiatement recherchés, notamment en France avec une collection d’art vénitien commencée du vivant des maîtres.

Venise et la France : la quête des chefs-d’œuvre

Si d’importantes expositions d’art vénitien du XVIème siècle ont lieu en France, c’est bien parce que le rayonnement d’une telle création suffit pour organiser ces manifestations, mais aussi parce que les collections nationales sont assez bien fournies en la matière, grâce à une histoire du goût qui remonte à l’Ancien Régime.

Dès le XVIème siècle, des tableaux vénitiens arrivent en France, mais de façon anecdotique, surtout des portraits. Citons de Titien, le François 1er du Louvre, réalisé pour le roi mais d’après une médaille, et les portaits des Granvelle (maintenant à Kansas City et Besançon), importants dignitaires liés à Charles Quint. Louis XIII, quant à lui, se mettra à acquérir un chef-d’oeuvre de Véronèse, La Cène à Emmaüs, actuellement au Louvre. C’est en effet par la couronne que les peintures des maîtres vénitiens gagneront les terres françaises : une politique qui reçoit une véritable impulsion sous Louis XIV, favorisée par des circonstances telles que les cadeaux diplomatiques venant du pouvoir vénitien lui-même, la confisquation des biens de Fouquet et l’achat d’œuvres au fameux marchand Jabach. Bien qu’il soit difficile de parler d’un "goût du roi", ces acquisitions peuvent être rapprochées de l’évolution de la peinture en France avec, autour de 1700, la victoire pleinement assumée des "rubénistes" affiliés au primat de la couleur et la prochaine carrière de Watteau, en droite ligne avec le charme galant d’un Véronèse. Titien surtout règne dans les collections royales françaises, en tant que maître incarnant le "classicisme", au détriment par exemple de Tintoret, qu’on trouve aujourd’hui relativement peu dans les musées français.

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Au regard de l’histoire des collections vénitiennes en France, le Roi Soleil en est le principal pourvoyeur : on lui doit la quasi-totalité des Titien du Louvre, et même de l’essentiel du fonds aujourd’hui présent dans les musées publics. Pour avoir une telle campagne quantitative et qualitative, il faut attendre un peu plus d’un siècle et une révolution : Napoléon en Italie réussit le tour de force, aussi sacrilège qu’inimiginable, de prendre cette vierge farouche au bord de la lagune qu’était Venise à l’aube du XIXème siècle. Et c’est ainsi que sont rapportés à Paris Les Noces de Cana de Véronèse, rien de moins que le plus grand tableau du Louvre, des éléments de plafond du palais des Doges peints par ce même artiste, et le puissant Couronnement d’épines de Titien (qui vient plus précisément de Milan). Tableaux italiens toujours dans les collections françaises, nombre d’entre eux étant retournés au sud des Alpes sitôt la chute de l’Empire effective. Après l’euphorie napoléonienne, les acquisitions seront bien plus rares ; le fait le plus important au XIXème siècle demeure la création des musées de province, et de là l’envoi d’un patrimoine vénitien (acquis des collections autrefois royales ou du moins sur Paris) non négligeable : parmi elles, les collections de Caen et de Bordeaux sont les plus notables, et l’on ne s’étonnera pas d’avoir choisi ces deux villes pour regrouper temporairement le meilleur en France de la peinture de Venise à la Renaissance... La raréfaction des œuvres sur le marché, ainsi que les grandes acquisitions des musées américains au XIXème comme au XXème siècles, font que depuis bien longtemps les acquisitions de tableaux de la Sérénissime pour les collections nationales sont fort rares, et demeurent presque à chaque fois un événement ; on peut citer récemment, en 1994, l’entrée au Louvre d’un tableau insolite de Jacopo Bassano, Deux chiens accrochés à une souche, d’ailleurs considéré comme le premier portrait animalier de la peinture occidentale !

La France aime donc Venise et son art, et elle l’a prouvé dès l’époque désormais si lointaine où ces créateurs de l’univers des doges, courtisanes et autres praticiens déployaient sur la toile les reflets et les désirs d’un monde à jamais disparu, mais toujours aussi évocateur. Les clichés sont légion sur Venise et son monde, amplifiés par la distance spatio-temporelle qui nous sépare des tableaux conservés en France de la Venise de la Renaissance, et ce piège de l’interprétation entre l’œuvre et ce qu’on croit y voir, comme caché au creux d’un vallon verdoyant ou à l’ombre des courbes d’une dame sensuelle. Ce pouvoir d’évocation est une part conséquente de la richesse de cet art, comme l’est encore plus l’importance qu’il a pu avoir pour la suite de l’histoire de l’art en Europe et ailleurs, à travers les artistes et autres amateurs qui l’ont regardé, compris et aimé ; sans Titien, quid de Rubens, Delacroix ou même Matisse ? Qu’une seule cité, aussi importante fut-elle, ait su canaliser autant de génie dans ses expressions artistiques au point d’influer sur plusieurs siècles d’histoire de la peinture occidentale, semble tenir du miracle, miracle qui s’est pourtant produit et explique qu’on retrouve ces toiles si fondamentales de l’Angleterre au Japon en passant par les États-Unis et bien sûr la France.

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Il est donc du devoir de l’amoureux de peinture ancienne de s’attarder et valoriser un tant soit peu ceux qui n’ont guère volé leur surnom de "grands Vénitiens" ; et on ne peut que se réjouir que des actions leur rendent ponctuellement hommage encore aujourd’hui un peu partout dans les musées du monde, avec en 2006 un effort particulier du milieu muséal français pour montrer au plus grand nombre, à Paris comme en province, l’importance de ces icônes hors du temps. Comme le dit Cézanne : "La peinture, ce qui s’appelle la peinture, ne commence qu’avec les Vénitiens".

par Benjamin Couilleaux
Article mis en ligne le 20 novembre 2006

Légende des images, de haut en bas, logo exclu :
- première image : Giovanni Bellini, La Madone du pré, vers 1500, huile et tempera sur bois transférées sur toile, 67,3x86,4 cm, Londres, National Gallery
- deuxième image : Giorgione, Vénus endormie, vers 1507 ( ?), huile sur toile, 108,5x175 cm, Dresde, Gemäldegalerie
- troisième image : Titien, Allégorie conjugale dite à tort d’Alphonse d’Avalos, vers 1530, huile sur toile, 123x107 cm, Paris, Musée du Louvre
- quatrième image : Titien, Nymphe et berger, vers 1570/1575, huile sur toile, 149,6x187 cm, Vienne, Kunsthistorisches Museum
- cinquième image : Tintoret, L’Enlèvement du corps de saint Marc, 1563, huile sur toile, 315x318 cm, Venise, Académie
- sixième image : Véronèse, Lamentation sur le Christ mort, entre 1576 et 1582, huile sur toile, 147x111,5 cm, Saint-Pétersbourg, Musée de l’Ermitage
- septième image : Véronèse, Les Pèlerins d’Emmaüs (détail), vers 1559 , huile sur toile, 242x416 cm (dimensions totales) , Paris, Musée du Louvre
- septième image : Titien, La Bella, 1536 , huile sur toile, 89 x 75,5 cm, Florence, Palais Pitti

Bibliographie
- Jean HABERT, "La Peinture vénitienne du XVIe siècle dans les collections royales, de François 1er à Louis XIV", in Venise en France, La fortune de la peinture vénitienne des collections royales jusqu’au XIXe siècle, Rencontres de l’Ecole du Louvre, Actes de la journée d’étude Paris-Venise Ecole du Louvre et Istituto Veneto di Scienze, Lettere ed Arti, Ecole du Louvre 5 février 2002, publié sous la direction de Gennaro Toscano, Paris, 2004, pp. 15-38
- David ROSAND, Peindre à Venise au XVIe siècle Titien, Véronèse, Tintoret, Idées et recherches, Flammarion, Paris, 1993 [édition originale : Painting in Cinquecento Venice : Titian, Veronese, Tintoretto, Yale University Press, 1982]


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