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Autour des Demoiselles d’Avignon

Exposition au Musée Picasso à Paris du 28 septembre 2005 au 9 janvier 2006

Qu’elle fascine ou insupporte, l’œuvre de Picasso est une véritable référence pour la création du XXème siècle. Le grand public associe ainsi deux tableaux à l’artiste : Guernica et Les Demoiselles d’Avignon. C’est à ce dernier, ou plutôt sa genèse, que le musée Picasso consacre une petite exposition, suite à une donation récente venant enrichir les nombreuses études relatives à ce tableau conservées au musée.


Dire que l’art du XXème siècle commence en 1907 ne paraît pas trop déplacé. Si, à cette date, la grande aventure fauviste de Matisse et ses comparses se ralentit quelque peu, un jeune artiste (26 ans) d’origine espagnole élabore une chimère picturale dans son atelier parisien. Là, c’est-à-dire au fameux Bateau-Lavoir, repère de bohèmes sur un flanc de Montmartre, Picasso travaille des mois durant à une gigantesque composition, inspirée de sa vie libertaire : Les Demoiselles d’Avignon représente en effet un groupe de prostituées de la rue d’Avignon à Barcelone, où Picasso avait ses habitudes dans la colonie locale d’intellectuels.

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C’est ainsi que Picasso initie le cubisme, non sans heurts : l’œuvre présentée aux artistes les laisse dans une grande perplexité (parmi les premiers, Braque ose se lancer aux côtés de Picasso dans son bouleversement de la peinture et ce jusqu’en 1914, moment où le Français est mobilisé sur le front de la Grande Guerre), sans parler des attaques de la critique et du public. Si Les Demoiselles d’Avignon a pu apparaître comme un grand n’importe quoi, c’est par ignorance du processus créatif de Picasso, de son immense culture et de sa relation au dessin. L’œuvre détonne dans l’ensemble de l’histoire de la peinture occidentale depuis la Renaissance ; et pourtant, avec Les Demoiselles d’Avignon, Picasso démontre que la peinture est bien souvent cosa mentale ("chose mentale", pour reprendre le mot de Léonard) et que la cubisme a beau rejeter les codes classiques de l’art européen, il n’en reste pas moins dans une certaine tradition de la peinture comme une certaine vision du réel procédant d’une certaine vue de l’esprit.

En trois salles, l’exposition décortique la machine cérébrale qui malmène la perspective et l’anatomie : curieux phénomènes qui bouleversent l’illusion picturale afin d’amener le triomphe de l’avant-garde.

Inventer le cubisme

(JPEG)Tout commence, après l’idée, par sa matérialisation sur le papier : Picasso griffonne des carnets dès la fin de l’année 1906. Ainsi, l’un d’eux, réalisé en 1906-1907, présente l’œuvre dans sa version quasi définitive, les figures posées de manière frontale, voire provocante, à grands coups de crayons noirs qui modèlent fermement les formes. Une mise en page des figures qui d’ailleurs rappelle les tableaux hédonistes de la fin de vie de Cézanne (mort en 1906), qu’il s’agisse de Baigneurs ou de Baigneuses : un rapport probablement pas fortuit, quand on sait l’admiration éprouvée par Picasso pour le maître provencal, amenant d’ailleurs à nommer postérieurement la première phase du cubisme (1907-1909) "cubisme cézannien". En même temps que de petits croquis généraux, Picasso se lance dans des études de figures isolées : une première pensée, poursuivie jusqu’au printemps 1907, mêle aux Demoiselles L’Étudiant en médecine et le Marin, finalement abandonnés. Picasso se concentre avant tout sur ces dames, étudiées dans les postures les plus variées : une Femme nue écartant un rideau possède un fort profil géométrique qu’on taxerait même d’"à l’égyptienne", alors qu’un Nu féminin debout est certes issu d’une tradition plastique du dessin mais ses formes sont simplifiées telle une statue africaine. Quelques sculptures de Côte d’Ivoire ou de Nouvelle-Calédonie nous le rappellent, l’artiste collectionnait les objets d’art extra-européen, dit alors primitif, tout en étudiant la peinture pharaonique. Bref, pour Picasso, la mise en œuvre d’une nouvelle figuration passe par le filtre d’expressions artistiques étrangères à l’Occident.

(JPEG)Cependant affleurent les souvenirs de l’artiste, lui venant de son père professeur de dessin ou de son passage aux Beaux-Arts : un Nu assis (hiver 1906-1907) et un Petit nu assis (été 1907) reprennent la bien connue pose de l’antique Tireur d’épine, avec une force plastique peut-être en écho à l’origine statuaire du thème. Un autre aspect lié au monde culturel occidental se profile aussi dans les Demoiselles : le nu, bien sûr ! Dans le tableau, ces femmes dévoilent leur corps plus ou moins discrètement devant une nature morte, autre clin d’œil à la tradition. Finalement, l’élimination dans le tableau final de tout autre personnage que ces dames confronte mieux le spectateur voyeur à ces nudités tout en angles et courbes. Mais plus peut-être que les corps, ce sont les visages qui frappent : la multiplication des points de vue, recomposant toutes les dimensions dans l’espace sur une surface plane, atténue l’expression psychologique. Tels des masques, ces visages regardent comme on les regarde, avec des yeux très présents mais pourtant vides, issus des Études entre autres de Bustes, adoptant la pose de portraits frontaux qui tendent à considérer l’humain comme pur ensemble de formes géométriques assemblées.

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Davantage qu’un changement artistique, Picasso a inauguré un nouveau canon humain, dont le dernier basculement majeur remonte finalement à Michel-Ange. À l’aide de la force intellectuelle du dessin, l’artiste soumet à une échelle de proportions un système d’éléments humains réciproquement liés, à l’instar de l’Homme de Vitruve de Léonard de Vinci. Ce n’est que le début d’une complexe réévaluation de l’objectivité de l’art face au réel, qui amènera Picasso à frôler même l’abstraction. Déjà en 1907 le corps se soumet à l’évolution anti-illusioniste, très bien démontrée par le Nu aux bras levés du printemps de cette même année, réduisant fortement la tridimensionnalité du nez ou schématisant le sexe féminin sous la forme d’un triangle (un processus qui, rappelons-le, remonte aux peintures pariétales de la Préhistoire). Face à ces nouveaux enjeux plastiques et théoriques, la Femme nue de trois quarts dos, acquisition récente ayant motivé cette exposition, n’en est que plus remarquable : le dos s’y partage entre, d’un côté, deux courbes bien de dos, et de l’autre un indiscutable profil prolongé par un sein proche d’un obus (sic !) ; quant à la tête, tout est réduit à un enchevêtrement de portions de cercles ou d’ovales, plus proche du mécanique que de l’organique. Et dans un camaïeu de bruns, virant tantôt vers le gris tantôt vers le noir, assez original chez Picasso à l’époque dans cette série d’études.

Muséographie cubiste ?

Ce type d’acquisition méritait bien une telle exposition l’englobant dans un discours sur le processus créatif des Demoiselles d’Avignon, mais la courte période entre la date de rentrée au musée de l’étude (mai 2005) et l’organisation d’une exposition à la fin de cette même année invite à se demander si les choses ne furent pas un peu précipitées. Autour des Demoiselles d’Avignon s’insère en effet d’une façon plus globale dans la mise en valeur d’œuvres graphiques du musée à l’occasion de ses vingt ans, dans un grand réaménagement temporaire des collections sous le signe de La Passion du Dessin (nom de cette grande exposition temporaire concomitante) ; une exposition dans l’exposition si l’on préfère. Non seulement le lien est très ténu entre la présentation exceptionnelle au premier étage et cette exposition du rez-de-chaussée qui en est tributaire, mais l’on n’a guère consenti à quelques efforts de muséographie.

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Le cubisme, même près d’un siècle après sa naissance, reste mal compris et même déprécié par le grand public. Là où tout est juxtaposition d’œuvres, certes agrémentées de cartels mais sans aucune astuce spatiale ou ressource textuelle, et absence de logique du parcours (quelques groupements chronologiques parfois, mais dissous dans une relative absence de logique temporelle), on aurait préféré comprendre comment Picasso en est arrivé à une telle évolution de son art, à l’aide de quelques œuvres de la période rose (1905-1906) où l’on sent déjà poindre une remise en cause des formes traditionnelles de la peinture occidentale. Ce n’est guère avec deux textes bienvenus mais insuffisants et de rares témoignages des influences artistiques extra-européennes qu’on appréciera comme il se doit le bouleversement généré par le cubisme : c’est même mal rendre compte de la force de ce grand mouvement du vingtième siècle, original à bien des titres. Car si Picasso réaffirme une suprématie du dessin dans les études graphiques et leur concrétisation picturale, le primat de la couleur est assumé dès 1905 par le fauvisme, pour être diversement favorisé tout au long du siècle ; de même, l’artiste cubiste entend renouveler la figuration, remise en cause dès 1912 par l’œuvre de Kandinsky : si la pensée de Picasso niant l’abstraction et partant toujours du réel peut se justifier dans les œuvres lyriques ou géométriques des maîtres non figuratifs des années 1910 et 1920, il n’en ira pas de même de l’expressionnisme abstrait américain. La page tournée du vingtième siècle aurait bien facilité une réelle mise en perspective, sans grands développements, d’une œuvre-clef finalement déchirée entre scandale et tradition.

Il faut mettre en valeur les œuvres acquises ponctuellement par les collections publiques, on ne le dira jamais assez. Seulement, la précipitation comme la sècheresse ne sont pas de mise pour expliciter un art dont les tenants et les aboutissants prêtent toujours à réflexion. On aurait bien attendu 2007 pour obtenir une exposition digne de ce nom et voir de nouveau - pourquoi pas ? - Les Demoiselles d’Avignon dans la Ville Lumière qui a vu naître le chef-d’œuvre !

par Benjamin Couilleaux
Article mis en ligne le 23 décembre 2005

Légende des images, logo inclus, de haut en bas :
- première image : Pablo Picasso, Étude pour Les Demoiselles d’Avignon : Femme nue écartant un rideau, mai-juin 1907, fusain, H : 63,4 cm, L : 48 cm, Paris, Musée Picasso
- deuxième image : Pablo Picasso, Étude pour Les Demoiselles d’Avignon : Buste de marin, printemps 1907, huile sur carton, H : 58,5 cm, L : 46,5 cm, Paris, Musée Picasso
- troisième image : Pablo Picasso, Étude pour Les Demoiselles d’Avignon : Nu féminin debout, hiver 1906-1907, aquarelle, H : 63,5 cm, L : 48 cm, Paris, Musée Picasso
- quatrième image : Pablo Picasso, Nu assis (Étude pour Les Demoiselles d’Avignon), hiver 1906-1907, H : 121 cm, L : 93,5 cm, Paris, Musée Picasso
- cinquième image : Pablo Picasso, Femme nue de trois quarts dos, H : 75 cm, L : 53 cm, Paris, Musée Picasso
- sixième image : Pablo Picasso, Les Demoiselles d’Avignon, juin-juillet 1907, huile sur toile, H : 243,9 cm, L : 233,7 cm, New York, Museum of Modern Art

Informations pratiques :
- artiste : Pablo Picasso
- dates : du 28 septembre 2005 au 9 janvier 2006
- lieu : Musée Picasso-Hôtel Salé, 5 rue de Thorigny, 75003 Paris, Métro Saint-Paul (ligne 1) ou Chemin-Vert (ligne 8)
- horaires (1er octobre-31 mars) : tous les jours sauf le mardi de 9H30 à 17H30 ; fermeture le 25 décembre et le 1er janvier
- tarifs : 6,70 euros. Tarif réduit (de 18 à 25 ans inclus) et dimanche : 5,20 euros. Accès libre pour les moins de 18 ans, les enseignants en activité. Gratuite pour tous le premier dimanche de chaque mois. Le billet pour l’exposition donne aussi accès aux collections permanentes
- renseignements : Site Internet du Musée Picasso

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