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Léger monumental

Exposition présentée dans les cours publiques des Abattoirs, centre d’art moderne et contemporain de Toulouse

Ce n’est pas au musée, mais dans les cours publiques des Abattoirs que sont installées quelques pièces majeures de l’art monumental de Fernand Léger. Des œuvres en céramique très colorées qui accompagnent et transforment les murs de cette ancienne architecture industrielle, dans un accrochage qui tente de respecter les credos de l’artiste au travers de ses représentations humanistes : l’union de la peinture et de l’architecture, la place de la couleur dans l’environnement, le rôle social du peintre.


On entre dans les cours publiques des Abattoirs et on se trouve confronté au choc des œuvres monumentales et vivement colorées de Fernand Léger. Mosaïques géantes d’hommes, femmes, enfants, objets, animaux et végétaux, faits de tesselles en céramique, qui s’imposent et s’épanouissent dans l’opposition dynamique de couleurs pures (rouge, vert, bleu, jaune) et de tons en aplats, qui contrastent avec le modelé des clairs-obscurs en grisaille. Leur composition serrée remplit jusqu’aux limites du cadre et ce trop-plein entre en contraste avec l’architecture du XIXe siècle, en briques rouges et faisant preuve à la fois de monumentalité et de simplicité, du bâtiment néoclassique des anciens abattoirs transformés en centre d’art moderne et contemporain.

Les 23 œuvres présentées ici sont des sculptures post mortem. Elles ont été réalisées, à la demande de Fernand Léger, après la mort de ce dernier, par son élève Roland Brice et sous la surveillance de sa femme Nadia Khodossievitch, d’après les plans, schémas et maquettes qu’il en avait laissés. Ces œuvres testamentaires sont l’aboutissement de la pensée de Léger, son parachèvement au-delà même de la disparition de l’artiste.

Dans ces compositions animées de nombreux personnages, Léger, sûr de sa technique, a recours à une iconographie épique d’une simplicité et d’une opulence sans égales. Il déploie un luxe extraordinaire de personnages et d’objets. Les thèmes sont simples, de même que les contours et les couleurs ; les scènes sont faciles à saisir. Léger atteint souvent à une naïveté de la narration et de l’expression, sommet d’un itinéraire patiemment orienté vers la simplicité, la naïveté allant de pair avec une maturité artistique extraordinaire et une appréhension parfaite de l’art monumental. Couleurs et formes, figures et objets s’imposent massivement chez Léger. Il s’intéresse moins aux subtilités de la pensée qu’aux valeurs quasiment physiques, à la puissance et réalité des couleurs et des formes, à la présence matérielle des figures humaines. Léger n’essaie pas de sonder les profondeurs de l’âme humaine mais confère une réelle robustesse à la représentation picturale.

Il est toutefois dommage que les Abattoirs se soient contentés d’une exposition minimaliste. Certes, l’accrochage à l’extérieur et la visite libre et gratuite correspondent tout à fait à la philosophie artistique du sculpteur, dont le vœu était de faire descendre le tableau dans la rue pour rendre l’art accessible aux "classes populaires". Mais il est regrettable de ne disposer d’aucune clef de recontextualisation, d’interprétation ou de compréhension de ses œuvres. Pour qui ne connaît pas déjà la pensée de Léger, la visite reste très plaisante, certes, mais relativement vide de sens. Alors, afin de mieux appréhender cette oeuvre atypique exposée aux Abattoirs et d’en mieux saisir la portée, voici une petite chronologie exploratoire...

Premières périodes

Année 1900 : Fernand Léger a 19 ans et s’installe à Paris pour achever sa formation en architecture. Mais il comprend vite que sa vocation n’est pas l’architecture et, dès 1905, il décide de se consacrer entièrement à la peinture. Sa formation d’architecte va toutefois influer et soutendre toute son œuvre, jusqu’à acquérir une place prépondérante dans la conception de ses dernières œuvres et la structuration de sa pensée artistique. C’est l’impressionnisme qui exerce sur Léger la première influence libératrice, lui permettant déjà d’affirmer le thème de l’indépendance de la couleur et une orientation fondamentale vers une structuration plus ferme de l’image et le contraste obtenu par le voisinage de formes rondes et de formes droites. Très vite Léger décide d’aller "aux antipodes de l’impressionnisme" et revendique sa propre lecture de Cézanne : il choisit la voie de la forme plutôt que celle de la couleur. Son itinéraire artistique passe par le cubisme et non par le fauvisme.

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Dans cette perspective cubiste, sa première œuvre majeure, Nus dans la forêt, fait scandale au Salon des Indépendants de 1911. Dans une imbrication confuse de formes cylindriques puissantes et grossières apparaissent trois personnages robotisés, violacés et nus. Trois bûcherons dans un coin de forêt. Sur le plan de la couleur, Léger n’a pas encore tout à fait trouvé sa voie : le tableau est tout en nuances, sans accents colorés très marqués. Léger s’exprime dans une sorte de cubisme personnel : le "tubisme". Il reprend à son compte le schéma cubiste fondé sur l’élément rythmique, le sectionnement plus ou moins total des personnages et des objets mais l’élément figuratif (représenté ici par des formes tubulaires) s’impose. Chez Léger l’antinomie entre la figuration et l’abstraction se trouve abolie. De plus, celui-ci refuse de renoncer à la couleur. Le processus ainsi entamé aboutit dans un second temps, entre 1912 et 1914, à sa théorie des contrastes, notion primordiale qui va guider l’œuvre entière de Léger. Elle s’applique aussi bien aux formes (contraste de formes géométriques, nettement découpées, et de zones plus floues, fumées ou brouillard) qu’aux couleurs (choc des couleurs violentes, rouges et verts, jaunes et bleus, scandés par des noirs et des blancs purs). Formes et couleurs sont juxtaposées. L’utilisation systématique de ce principe va mener Léger jusqu’à une quasi-abstraction.

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Au sortir de la Première Guerre mondiale, l’élément mécanique devient chez Léger une analogie de la "réalité moderne". Il va puiser ses sujets dans la réalité urbaine et industrielle. Il fête la machine, l’usine, le travailleur, la grande ville. Le monde moderne du travail le fascine et détermine sa peinture tant sur le plan thématique qu’artistique. Les pignons, pistons, engrenages et tiges de ses tableaux ne composent certainement pas des machines mais ils évoquent la technique et la machine. Ces éléments mécaniques expriment une réalité d’ordre plastique, un rythme syncopé de formes simples qui s’opposent et se répondent, s’entrechoquent et s’entraînent. Plus de tubes, mais des cercles, des bandes et de grandes obliques franches : un pur contraste de courbes et de droites. La fin de sa "période mécanique", aux alentours de 1920, marque l’avènement de thèmes nouveaux : l’homme, la nature, l’objet familier promu au rang de motif typique et par la suite la synthèse entre ces divers éléments.

Dans les années 1920, Léger s’oriente vers la nouvelle architecture. Faire vivre le mur, telle est son obsession : "Un mur nu est une surface morte. Un mur coloré devient une surface vivante". Fernand Léger veut créer une ville sculpturale, vivante et colorée pour le bonheur des citadins et pour la joie des "classes laborieuses". Son enthousiasme à faire descendre le tableau dans la rue pour que tout le monde en profite l’amène à affirmer l’importance d’un "art mural". Il envisage une collaboration entre peintres et architectes, coopération qui le liera durablement à Le Corbusier, qui ira jusqu’à affirmer que sa peinture est sœur de l’architecture et que ses tableaux "appellent une nouvelle architecture", tant le lien est intense. Léger s’affranchit des limites et contraintes du cadre, ses figures et sujets s’affirment et gagnent le mur, la rue, l’espace urbain : les nouveaux lieux de l’art pour Fernand Léger.

L’art monumental

Les quinze dernières années de l’activité de l’artiste sont marquées par un élan vers le monumental. Toute son énergie créatrice converge vers des compositions géantes d’une rare puissance. Il considère les commandes qu’on lui passe de plus en plus fréquemment après 1945 pour des collectivités (peintures murales, vitraux, mosaïques) comme l’aboutissement de ses aspirations les plus profondes et non comme une occasion de s’exercer dans des dimensions et des techniques nouvelles. Ainsi, on aurait tort de prendre en considération ces œuvres uniquement dans leurs versions définitives, comme le font les Abattoirs, car ces travaux font référence à des compositions antérieures, en reprenant des éléments soit isolés, soit organisés dans un ordre différent. Fernand Léger a toujours eu tendance à utiliser, à plusieurs reprises et dans des combinaisons variées, un thème ou une forme picturale, de façon cyclique, car pour lui les figures sont interchangeables comme des accessoires, puisqu’elles ne constituent que des valeurs plastiques et non des "sujets". Ce principe trouve son paroxysme dans ses œuvres post mortem aujourd’hui présentées aux Abattoirs. Morceaux choisis :

La lecture : l’attrait du gros plan

Léger se soucie uniquement des impératifs artistiques, sans égard pour l’agréable et le plaisant. C’est pourquoi il a refusé de mettre des cheveux à la femme de droite : "Vraiment, avec la meilleure volonté du monde, je ne pouvais pas mettre de cheveux à la femme. Je ne pouvais pas. A l’endroit où est sa tête, j’avais besoin d’une forme ronde et nette. Je ne le fais exprès ! Je ne pouvais pas mettre de cheveux !"

Avec La lecture Léger renforce la schématisation des têtes et met en place un fond constitué de quelques rares surfaces géométriques bordées de noir. Il utilise des tons réservés, austères, et crée ainsi une image ascétique. Les objets apparaissent comme des emblèmes : des fleurs dénaturées sont tenues comme des sceptres, ce qui s’accorde parfaitement avec le sérieux cérémonieux des femmes placées en face de nous.

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Les personnages nous paraissent étranges : vus de plus près, leur caractère de masque se précise, ce qui, à distance, peut s’expliquer pour les exigences de l’espace. La distance entre le spectateur et les personnages est raccourcie, on a l’impression de voir l’objectif d’une caméra fondre sur sa proie : de fait, Léger est très attiré par le cinéma, surtout par la notion de gros plan. Le gros plan le captive parce qu’il fait ressortir le détail de l’objet et en fait un acteur autonome. Léger s’applique à agrandir et à amplifier les détails de ses compositions. C’est ainsi qu’il attribue soudain une importance surprenante à un détail du corps humain qui jusque-là n’avait guère suscité l’intérêt des peintres : les ongles. Alors qu’il passe sous silence d’autres aspects particuliers du corps, qu’il considère comme secondaires, ce détail ne disparaîtra plus jamais de son œuvre. "Je photographie très exactement avec une lumière très puissante l’ongle du doigt d’un femme moderne. Cet ongle très soigné est valorisé, comme son œil, sa bouche. C’est un objet qui a une valeur en soi... Cet ongle, je le projette grossi cent fois et je dirai à une personne : voyez, c’est un fragment de planète en évolution ! À une autre : c’est une forme abstraite. Ils seront très étonnés et enthousiasmés. Ils me croiront sur parole. Mais finalement je leur dirai : non, ce que vous venez de voir, c’est l’ongle du petit doigt de la main gauche de ma femme. Ils partiront vexés, mais ils ne poseront plus désormais la fameuse question : Qu’est-ce que cela représente ?"

Les deux femmes et l’oiseau : la libération de la couleur

Léger accorde à l’expérience visuelle une influence évidente sur son art : "En 1942, dans les rues de New-York, à Broadway exactement, j’ai été frappé par le jeu coloré des projecteurs publicitaires qui balayaient les rues. Je parlais à quelqu’un, il avait la figure bleue, puis, vingt secondes après, il devient jaune. La couleur passe, une autre arrive, et il devient rouge, puis vert. Je levais la tête et je regardais les maisons. Elles étaient striées par des bandes de couleur. Ça m’a beaucoup impressionné. Cette couleur-là, cette couleur de projecteur, elle était libre, elle était dans l’espace. J’ai voulu faire la même chose dans mes toiles."

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À cette rencontre dans la réalité, en dehors de son art, de la couleur affranchie de tout lien objectif, il va répondre par une libération de la couleur sur ses toiles. Il sépare la couleur du dessin figuratif : sur quelques rares bandes colorées, il trace le contour de visages, de mains et d’un perroquet. La couleur accède à l’autonomie absolue et refoule les objets et figures incolores, désincarnées, dans les limites de leurs contours linéaires. Son œuvre s’enrichit alors d’un nouvel effet de contraste extrêmement vigoureux.

Les trois musiciens : la naïveté de la représentation

Les musiciens de Fernand Léger sont représentés en habits du dimanche et apparaissent stéréotypés. La naïveté de leur présentation et de leur attitude évoque Henri Rousseau, avec cette différence que la naïveté de Léger n’est pas le fait d’une disposition innée mais de sa sympathie. L’artiste aime les "gens simples" depuis qu’il les a côtoyés dans les tranchés en 1914-1918. Il admire "cette foule populaire (...) dont l’instinct est juste". Il crée même un lien surprenant entre le langage populaire et le langage de l’art moderne : "Ce sont ces hommes-là qui tous les jours inventent cette poésie verbale sans cesse renouvelée : l’argot. Ces hommes sont doués d’une imagination créatrice constante. Ils transposent la réalité. Et alors que font les artistes modernes, poètes et peintres ? Mais ils font la même chose. Nos tableaux c’est notre argot. On transpose des objets, des formes, des couleurs. Alors pourquoi ne pas se rencontrer ?"

Les constructeurs : la théorie des contrastes

Alors que dans les années 1920, Léger glorifiait les splendeurs de la technique moderne à laquelle l’homme devait se subordonner, l’homme s’impose dans la série de ses Constructeurs libéré des contraintes de la technique. La figure technique et mécanique s’est transformée en être humain auquel Léger donne même une ébauche d’individualité. L’homme n’est plus soumis aux lois de la technique, il n’obéit plus qu’aux lois plus souples et moins rigoureuses de l’image. Il y a cependant un domaine pour lequel Léger reste inébranlable : l’homme reste l’objet du tableau, il ne devient pas sujet dominant. Si Léger confère une plus grand individualité à ses personnages c’est pour mieux accuser le contraste avec les rigides structures métalliques. Une fois de plus il se soucie du contraste et c’est pour privilégier le contraste qu’il individualise l’homme.

"C’est en allant à la Chevreuse que l’idée m’est venue. Il y avait près de la route trois pylônes de ligne à haute tension en construction. Perchés dessus, des hommes y travaillaient. J’ai été frappé par le contraste entre ces hommes, l’architecture métallique, les nuages du ciel. Ces hommes tout petits, comme perdus dans un ensemble rigide, dur, hostile. C’est cela que j’ai voulu rendre sans concession. J’ai évalué à leur valeur exacte le fait humain, le ciel, les nuages, le métal.

« Si les figures de mes ouvriers sont plus variées, si je m’approche davantage d’une individualisation des personnages, c’est que le contraste violent entre eux et la géométrie métallique dans laquelle ils sont situés est au maximum. (...) Les sujets modernes, sociaux ou autres, seront valables autant que cette loi des contrastes sera respectée. Notre vie moderne est faite de contrastes journaliers. »

La fleur qui marche : la sculpture polychrome

Il est un domaine latéral où le génie d’artisan de Léger a trouvé, durant les toutes dernières années de sa vie, le moyen de protéger la fraîcheur primitive de son inspiration et la rigueur de la forme qui sont la base de toute sa poétique. En 1949, Léger se mit à la céramique à Biot, petit village des Alpes-Maritimes où l’un de ses élèves, Roland Brice, met ses fours à sa disposition. Son projet est ambitieux : tirer d’une technique ancestrale la vocation sculpturale, obliger la terre cuite à épouser la ligne impérieuse de formes construites et lancer dans l’espace, pour accompagner la nature et, parfois, l’architecture, des signes plastiques glacés de tons purs.

Renonçant à s’insérer dans les batailles du monde moderne, l’évolution de Léger se poursuit donc dans un nouvel état d’esprit. Dans une lettre adressé en 1945 à son marchand Louis Carré, il rapporte ainsi un échange de réflexions avec Le Corbusier : "Déjeuné avec Corbu et on constatait que la vie sérieuse en profondeur marche à 3 km à l’heure. (...) Le danger d’une vie comme la nôtre, c’est de croire au 1200 km à l’heure de l’avion et que ce truc-là change quoi que ce soit à la création soit artistique, soit scientifique. Nous autres, nous sommes condamnés à la règle des grandes forces naturelles : un arbre met dix ans à devenir un arbre. Et un grand tableau ? Et un beau roman et une grande invention ? Du 3 km à l’heure, Monsieur, et encore !"

Apparemment simple et aisément lisible, l’œuvre fermement composée et joyeusement colorée de Fernand Léger peine pourtant à recueillir l’adhésion du plus large public qui lui préfère souvent ses contemporains Picasso ou Matisse entre autres. Il est étonnant de constater que son œuvre ne recueille aujourd’hui qu’une audience restreinte, fervente sans doute, mais relativement confidentielle alors que, lorsqu’il disparut en 1955, il était devenu l’un des grands peintres d’une époque, l’époque dite des maîtres de l’art moderne, l’époque de la grande métamorphose de la vision, du goût et de la sensibilité.

par Max P.
Article mis en ligne le 27 octobre 2006

Légende des images, de haut en bas, logo exclu :
- première image : Nus dans la forêt, 1909-1910, huile sur toile, 120x180 cm, Otterlo, Musée Kröller-Muller
- deuxième image : Éléments mécaniques, 1918-1923, huile sur toile, 211x167,5 cm, Bâle, Kunstmuseum
- troisième image : La lecture, 1924, huile sur toile, 114x146 cm, Paris, Musée National d’Art Moderne
- quatrième image : Les deux femmes à l’oiseau, 1942, huile sur toile, 116x90 cm, Stockholm, Collection Jean Osterlöf

Informations pratiques :
- artiste : Fernand Léger
- dates : 2006-2007
- lieu : Les Abattoirs, 76 allée Charles-de-Fitte 31300 Toulouse (dans les cours publiques)
- horaires : ouvert tous les jours sauf le lundi de 11H00 à 19H00, fermé les 1er janvier, 1er mai, 25 décembre
- tarifs : entrée libre
- l’enseignement : le site web de l’exposition

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