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Gerry, de Gus Van Sant

Outsiders

Libéré des schémas classiques de narration et de production, Gus Van Sant livre un véritable ovni cinématographique, à la fois essai théorique sur la notion de marginalité et démonstration formelle sur la puissance du cut. La beauté profonde de Gerry ne se repère pas à l’intérieur des plans, mais bien à leur intersection.


Dans l’œuvre de Gus Van Sant, les films vont souvent par deux. Dans la foulée de la sortie de son petit frère Elephant palmé d’Or à Cannes, Gerry était enfin distribué sur les écrans français, avec près de deux ans de retard. En un sens Gerry dépasse Elephant presque autant qu’il le préfigure, en en radicalisant les partis-pris esthétiques (la caméra comme instrument d’exploration d’un pur espace mental) et en convoquant les souvenirs des œuvres précédentes de Van Sant, en particulier Drugstore Cow-Boy (1989) et My Own Private Idaho (1992).

Le dispositif quasi-expérimental de Gerry est fondé sur un canevas minimaliste qui est à lui seul une idée géniale de cinéma, une base idéale pour toutes sortes d’expérimentations : deux personnes se perdent dans le désert, deux hommes jeunes et peu loquaces (Matt Damon et Casey Affleck) dont on ne saura rien, sinon qu’ils s’appellent tous les deux Gerry (en argot américain, ce nom sert à désigner le marginal, le loser, celui qui échoue dans tout ce qu’il entreprend). Première remarque, évidente : Gerry est un film qui impressionne durablement la rétine. La photogénie du désert a pourtant souvent été exploitée, et pas par les moins grands (Antonioni, Ford, Léone, Sarafian pour ne citer qu’eux), mais on aura ici l’impression de le voir pour la première fois.

Cependant Gerry ne se réduit pas à un accomplissement photographique. Ce véritable essai cinématographique sert en fait à illustrer deux questions qui traversent le cinéma de Gus Van Sant. La première d’ordre formel : qu’est-ce qu’un cut au cinéma, comment faire ressentir la coupe entre deux plans ? La seconde d’ordre théorique : comment représenter allégoriquement l’idée de « déviance » (au sens de marginalité, rejet de la norme, exploration des marges) ? Commençons par cette dernière, qui apparaît lorsqu’on s’attache à décrypter le symbolisme exacerbé du parcours des deux Gerry.

Ces derniers suivent au départ du film un sentier balisé, à l’instar des gens normaux, ces familles de promeneurs dont ils bocardent le sur-équipement, « leurs grosses chaussures et leurs sacs à dos ». Les deux Gerry ne portent quant à eux rien d’autre que leurs vêtements vaguement grunge. Le temps est plutôt gris, les Gerry s’éloignent du sentier, commencent à courir, sans autre but que la pure dépense de soi. S’étant écartés du droit chemin et ayant perdu le leur, ils s’aperçoivent qu’il leur est impossible de revenir en arrière. La suite, c’est l’errance des jours durant dans le désert aveuglant, les jours brûlants et les nuits glaciales, la faim et la soif (surtout), la traversée de paysages vierges, l’ascension de montagnes que personne n’a jamais gravies, de rochers desquels on n’arrive plus à descendre... C’est l’échec dans la quête de points de repère qui permettraient un retour à la civilisation (à la normalité).

C’est également la souffrance au milieu d’un univers hostile et menaçant, l’idée de la mort qui se rapproche, et les très longs plans de Van Sant traduisent admirablement cette angoisse, qui se dilue progressivement en une certaine forme de désespoir... Puis le retour, pénible et désenchanté, dans le droit chemin (la route), que connaîtra un des Gerry pris en stop par une rassurante famille en 4X4 climatisé... L’autre n’aura pas eu cette chance, charitablement achevé par son comparse alors que tout semblait perdu, dans un pur geste d’amour sacrificiel. Tout cela constitue une magnifique métaphore de la « carrière de déviant » telle que l’identifie Howard Becker dans son ouvrage de référence Outsiders (1963), et dont Van Sant avait déjà livrée une vision plus concrète, mâtinée d’esthétique burroughsienne, dans Drugstore Cow-Boy (l’observation semi-réaliste de la vie d’un groupe de junkies) et My Own Private Idaho (le parcours onirique de prostitués occasionnels).

Du côté de la forme à présent, l’idée radicale et superbe de Van Sant, c’est de créer quelque chose de fort à chaque changement de plan. Cette volonté de faire de l’objet Gerry un véritable champ d’expérience sur le cut est repérable dès les premières images du film : une route qui file en travelling avant au milieu du désert (métaphore purement cinématographique de la pellicule qui défile dans le projecteur), et dans le contrechamp (et le contre-jour) les deux Gerry en plan fixe dans leur voiture, mutiques, le regard lointain. Puis la route à nouveau... La coupe est nette, cristalline, elle s’impose comme un puissant événement visuel. Notons qu’il existe peu de façons aussi simples et aussi belles d’ouvrir un film sur des principes qui s’écartent radicalement des rails rassurants de la fiction traditionnelle, tout en concrétisant, grâce à l’irrationnelle photogénie des plans, le processus d’imprégnation instantanée du spectateur dans un espace-temps fondamentalement modifié.

On pourrait multiplier les exemples, montrer comment Vans Sant travaille tout au long du film, sur la durée des plans, leur articulation, les changements d’angle... afin de faire de chaque coupe un mini-trauma, rarement dénué de significations par ailleurs. L’illustration la plus brillante de cette démarche vient vers la fin du film, à l’aube du troisième jour, lorsque les deux Gerry à bout de forces piétinent dans la Vallée de la Mort. La caméra les suit en travelling avant assez rapproché, un plan très sombre et d’autant plus étiré qu’il ne se passe strictement rien. Ou plutôt : on assiste en fait au fond du plan à gauche au plus beau et plus terrible lever de soleil de l’histoire du cinéma. Beau, parce-qu’on comprend peu à peu que c’est lui le véritable objet du plan. Terrible, parce que les Gerry sont proches de la rupture et qu’on pressent que ses rayons leur seront probablement fatals : bref, ce qui est filmé ici, c’est l’imminence de la mort.

Et puis, après plusieurs longues minutes de ce traitement survient cet événement visuel et émotif : un changement de plan qui raccorde sur un travelling latéral, lequel montre toujours la pénible progression des Gerry (de profil donc). Un plan beaucoup plus large que son prédécesseur et surtout beaucoup plus lumineux, de sorte que le changement d’angle ne suffit pas à expliquer le contraste : le soleil est en réalité beaucoup plus haut. On a assisté en fait, à la faveur d’une coupe que tout concourt à nous faire ressentir (changement d’angle et d’échelle de plan, contraste chromatique, durée...), à une ellipse temporelle. Encore plus que les plans eux-mêmes, c’est leur articulation qui est sidérante de beauté, qui nous touche à un niveau presque physique. On savait le cinéma capable de tels miracles (c’est un de ces nombreux secrets), on est simplement reconnaissant envers Van Sant d’en avoir effectué la démonstration. Le doublet Gerry-Elephant, tourné en DV et pour la TV, le consacre définitivement comme un des plus grands. Comme si son œuvre, déjà impressionnante, avait attendu de profiter d’une certaine légèreté technique pour initier une véritable révolution esthétique et toucher au sublime.

par Antoine Gaudin
Article mis en ligne le 17 janvier 2005

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